AFRIQUE : « La France devient pour beaucoup l’exutoire tout trouvé »

L'interviewvé est né en 1988.

Les bavards locaux qui sévissent  à propos de la Trançafrique   et  qui ne liront sans doute pas ce texte, le trouveront insipide.Ceux et celles qui n'ont pas encore renoncé à réfléchir auront intérêt à l' "étudier" attentivement 

CLA

 

AFRIQUE(S) ENTRETIEN             par François Bougon

MÉDIAPART. 05 août 2023.

 

Le coup d’État au Niger, après les putschs au Mali, en Guinée et au Burkina Faso, affaiblit encore plus les positions de Paris dans la région. Et relance le débat sur les liens de la France avec ses anciennes colonies de l’Afrique de l’Ouest. Entretien avec le journaliste et écrivain sénégalais Elgas, auteur du livre « Les Bons ressentiments, essai sur le malaise post-colonial ».  

   

Le coup d’État au Niger, maillon essentiel de la présence militaire française dans l’ouest de l’Afrique, suscite de nouveau des interrogations et des débats sur le rôle de Paris dans ses anciennes colonies. Et remet sur le tapis la question lancinante et controversée de la Françafrique, cet « empire qui ne veut pas mourir », pour reprendre le titre du livre publié en octobre 2021 – dont une édition de poche sort le 18 août. Dans Le Monde, le philosophe et historien Achille Mbembe, qui avait accepté d’endosser le rôle d’ambassadeur de la politique africaine d’Emmanuel Macron (lire la série publiée sur le site Afrique XXI, partenaire de Mediapart), juge que dans le tournant historique en cours, la France « n’est plus qu’un acteur secondaire »« Non pas parce qu’elle aurait été évincée par la Russie ou par la Chine, épouvantails que savent bien agiter ses ennemis et pourfendeurs locaux dans le but de mieux la rançonner, mais parce que, dans un mouvement inédit et périlleux d’autorecentrage, dont beaucoup peinent à prendre toute la mesure, l’Afrique est entrée dans un autre cycle historique », écrit-il.

Pour tenter de saisir ce nouveau cycle historique, Mediapart a sollicité différent·es voix. Nous commençons ces entretiens avec Elgas, journaliste, écrivain et docteur en sociologie. Il est né à Saint-Louis, a grandi à Ziguinchor, au Sénégal, et vit en France. Il a publié aux éditions Riveneuve au début de l’année, Les bons ressentiments, essai sur le malaise post-colonial, un essai dans lequel, souligne sa préfacière Sophie Bessis, « sa critique du décolonialisme et de ses chantres passés et actuels ne lui fait pas oublier les turpitudes que s’autorise la France dans ses anciennes possessions ».   

Mediapart : Quelle réflexion vous inspire la situation actuelle au Niger ?

Elgas : Sur la question du Niger, j’ai toujours considéré que les problèmes africains étaient des problèmes africains et les problèmes français, des problèmes français. Il se trouve que par le biais du fatal passif colonial, qui perdure en toutes circonstances, on a tendance à un peu mélanger tous les agendas, pour en arriver à toujours attribuer à la France un rôle central et surévalué.

Il y a deux choses à observer, me semble-t-il. Tout d’abord une donnée beaucoup plus structurelle : la matrice intellectuelle très fédératrice à l’échelle du continent a toujours été l’anticolonialisme. Depuis la période des indépendances, qu’il s’agisse des chapelles universitaires, du personnel politique, des jeunesses militantes qui étaient en pleine éclosion et en plein désir de souveraineté, rejeter la présence de la France et la pensée néocoloniale a toujours eu une grande vitalité. Cela a drainé beaucoup d’énergie, et n’a pas vocation à changer. C’est un pilier intellectuel inamovible et savamment entretenu. Tout le crédit intellectuel de cette mouvance qui a produit les grandes figures de la décolonisation, qu’on les appelle afrocentristes ou panafricaines, va perdurer, car les populations, surtout les jeunes, s’y identifient. C’est pourquoi des personnalités charismatiques victimes de la colonisation comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, sont encore des boussoles pour beaucoup de générations, même celles qui ne les ont pas connues. Le rejet de l’Occident et de la France est donc structurant.

L’autre aspect est plus conjoncturel : les faillites successives des États africains. La parole de la décolonisation, une fois portée au pouvoir, a été trahie. C’est cet aspect-là qu’on n’arrive pas tout à fait à mesurer, pour situer les responsabilités locales, tant il est mêlé à nombre d’autres problèmes, en particulier locaux : les dysfonctionnements tristement habituels d’accès à l’eau, à la santé, à l’éducation, mais aussi la corruption, la mal-gouvernance. Ce sont des problèmes qui ne sont pas imputables à une quelconque présence française ou occidentale sur le terrain, qu’elle soit militaire ou autre. C’est dans ce cas de figure que la France devient pour beaucoup l’exutoire tout trouvé, la parade commode à des défaillances locales.

Mais il y a aussi un effet de contexte. Celui dans lequel nous nous trouvons est mondial, il ne s’agit pas seulement de questions africaines. Les foyers du nihilisme, du raidissement et de la montée des identités se trouvent en partie en Occident. Cela déborde sur le continent africain, sous les agissements d’un ogre géopolitique revanchard, à savoir la Russie. Sur l’économie hélas prospère des coups d’État, il faut noter qu’ils ne sont jamais disqualifiés de façon farouche par la parole intellectuelle, parce qu’on y voit des modalités comme d’autres de transition du pouvoir. Les démocraties étant considérées comme bancales, importées sous la logique de l’injonction occidentale et ne suscitant jamais une adhésion massive, quitus est inconsciemment donné à leurs détracteurs. L’Afrique est en effet toujours restée méfiante de cette forme de tutelle, de ce paternalisme, qu’il s’agisse de développement ou de démocratie, au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. On se trouve par conséquent dans un territoire très vaste où les explications simplistes consistent à accuser la France, devenue un bouc émissaire trop pratique. Tous les régimes en perte de puissance savent qu’ils ont là, à l’échelle du continent, un élément fédérateur. C’est une forme de recette facile. Dans les récits des putschistes, assez opportunément, on en vient à critiquer la France. Et puis, dernier aspect, la locomotive du rejet de la France est sa présence militaire historique. Il existe des passifs : l’Algérie d’abord, puis le Rwanda en 1994, plus récemment le Mali. Cet interventionnisme a raidi les populations locales, et fournit une légitimité inespérée à nombre d’acteurs anti-français.

Macron s’était engagé à changer la relation avec le continent africain, a-t-il failli ?

Chez Macron, comme toujours, il y a le ministère des discours et le ministère des faits. Il a eu des intentions louables, mais il a commis une série de maladresses, dans le discours, le ton, la manière de faire… Et puis surtout, il y a cette vieille idée française qui n’est pas imputable qu’à Macron, qu’on retrouve dans toute la scène politique française, c’est de considérer que la France doit avoir une « politique africaine ». Que peut-il y avoir de plus rétrograde ? Il y a une cinquantaine d’États africains, avec des perspectives historiques différentes, et nous avons un État, la France, qui prétend avoir une seule politique africaine. Déjà dans le symbole, il y a quelque chose de véritablement arriéré et qui tend à disqualifier toutes les bonnes œuvres qui peuvent être entreprises par ailleurs. De ce côté-là, il y a un problème dans la conception d’une forme d’ascendance dont l’inconscient est parfaitement colonial, et dont on a du mal à se départir.

Il ne faut pas être dupe : un État comme la France doit concilier les valeurs, entre autres des Lumières, et les intérêts économiques et politiques. Quels que soient les beaux discours, il y a une présence stratégique à maintenir et ça ne fait pas toujours bon ménage. La France est logée à la même enseigne que tous les autres pays qui traitent avec le continent, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Chine, de la Turquie ou de la Russie. D’autant que le continent devient de plus en plus attractif pour la prédation de forces qui n’ont, pour le coup, aucun scrupules. Je pense que cet aspect est important. Il s’agirait à mon sens pour la France d’abandonner cette idée qu’elle serait d’une certaine manière une forme de solution aux problèmes du continent. À partir de quoi on arrêterait de considérer qu’elle est elle-même le problème.

Agrandir l’image : Illustration 2

Une manifestation à Niamey, le 3 août 2023. © AFP

Nous sommes en présence d’un jeu de balancier, où chacun essaie d’exploiter l’autre de façon très malheureuse, parce que jusqu’à présent les récits sur l’Afrique ont toujours été concoctés de l’extérieur, ce qui est aussi un problème. Le particularisme différentialiste qui a fondé l’entreprise coloniale a été concocté à l’extérieur du continent. Et ce désir de souveraineté des africains, il ne faut pas le dépolitiser en considérant que ce sont des mouvements pavloviens de suivisme, sous influence parfaitement russe. Non, il y a une matrice intellectuelle qui a été fondatrice et solide sur le continent, à l’origine de cette défiance. Il faut aussi préciser que cette matrice par un tropisme identitaire marqué, a aussi pavé la voie à une forme d’illusion, celle d’une autarcie heureuse, d’un passéisme glorieux. Dans cette séquence, on ne peut pas accabler seulement les politiques sans accabler aussi la parole intellectuelle parfois paresseuse qui a subordonné la réussite de l’Afrique à la seule rupture avec l’Occident.

Oui, ce que vous mettez dans votre livre sur la posture décoloniale...

C’est exactement ça. C’est l’auto-centrisme français qui considère que tous les problèmes africains, d’une certaine manière, ont à voir avec la colonisation et avec la France. Et ça, pour le coup, on peut le voir du côté gauche de la politique française, où existe une forme d’empathie trop marquée qui tant à infantiliser le continent. J’appelle ça le « maternalisme » pour faire justement le parallèle avec le paternalisme. Chacun doit pouvoir faire évoluer son regard, son discours et exhumer les cadavres qu’il a dans son propre placard.

Vous plaidez pour une révolution intellectuelle aussi bien à droite qu’à gauche, comment peut-elle se faire ? 

Tout le monde doit faire sa révolution, son examen de conscience. Sur le continent, mais aussi dans les diasporas, il faut qu’on ait des discours justes, des discours qui se détachent parfois des affects trop marqués, pour essayer d’observer les choses assez froidement, factuellement, sans que l’empathie ne voile la lucidité. Très souvent, on dit qu’il faut que la France change sa politique africaine ou sa relation en Afrique, mais pour changer une relation, il faut être deux. La France peut changer tout ce qu’elle veut,  tant que les États seront des États faillis, des États avec des défectuosités de façon structurelle, des États qui n’ont pas de voix, ni légitimité, qui à l’intérieur de leur pays sont contestés, la France peut faire ce qu’elle veut, elle ne résoudra jamais les problèmes africains. Ce n’est pas sa vocation. Dans mon livre, c’est ce que j’essaie entre autres de montrer. Il me semble essentiel de revenir sur la généalogie du sentiment anti-français. Cela ne vient pas de nulle part. Il y a des fondements politiques qui sont légitimes, qui expliquent justement le rejet de la France sur le continent. Mais il faut aussi montrer les paresses d’une certaine pensée décoloniale qui abdique parfois une certaine forme de rigueur pour seulement accabler l’Occident, quel que soit le problème sur le continent, comme si on était en Afrique des acteurs passifs de l’histoire. C’est pourquoi beaucoup de jeunesses africaines biberonées a cette idée sont persuadées, dans un mélange de bonne volonté, d’euphorie, d’ignorance, que tout ce qui se passe sur leur continent et dans leurs pays est un complot ourdi depuis l’extérieur. Ils en sont convaincus.

Agrandir l’image : Illustration 3

À chaque fois qu’un président n’a pas une détestation de la France tapageuse, c’est qu’il en est un valet. Cela a été le cas pour Bazoum, c’est le cas pour Macky Sall, c’est le cas pour Alassane Ouattara et ainsi de suite. À leur décharge, cette conviction ne naît pas de rien. Ce n’est pas une vue de l’esprit, elle s’est nourrie d’une parole intellectuelle solide. Le problème est que c’est bien souvent devenu un réflexe accusatoire déresponsabilisant. C’est dans le monde intellectuel que beaucoup de jeunes militants vont braconner pour avoir de la légitimité, quitte à travestir la parole qu’ils se targuent d’incarner. Tant qu’on ne fera pas cette révolution-là, on fournira une base idéologique solide à des gens qui en font un usage qui est à tout le moins assez léger sinon problématique, ce qui annonce des lendemains qui déchantent.

La crise au Niger ne semble pas susciter en France une remise en cause de toutes ces postures que vous dénoncez...

Malheureusement. Toutes les chapelles se raidissent et se renvoient la balle. La droite est dans son schéma classique, paternaliste, souvent raciste, considérant l’Afrique comme un bloc homogène, de misère et de pauvreté qui fond sur les frontières de l’Union européenne. J’exagère à peine. Récemment, on a expliqué qu’il y aurait une ruée africaine en Europe, que cette démographie folle africaine avait vocation à se déverser sur le vieux continent, ce qui a suscité beaucoup de fantasmes, et constitué l’argument de choix servi par toutes les droites populistes en Europe pour gagner des suffrages, qu’il s’agisse de l’AfD [le parti d’extrême droite allemand – ndlr], de Georgia Meloni en Italie, d’Orban en Hongrie ou bien du Danemark. Je pense qu’on est dans quelque chose d’assez classique à droite, c’est-à-dire le repli, avec la question de la migration et l’obsession de l’islam.

Mais la gauche a aussi du mal à considérer les immigrés comme une diversité souveraine et non homogène, au sein de laquelle il y a aussi des rapports de classe, de domination, d’inégalité qui sont issus des féodalités africaines. Somme toute, elle peine à admettre que l’immigration n’est pas uniquement une immigration de misère, parce que ceux qui partent ne sont pas les plus pauvres.

Donc, il faut considérer tous ces aspects là, pouvoir avoir un discours responsable, un discours de vérité, appuyé sur des faits, sans considérer le continent africain et ses habitants comme des agneaux parfaitement angéliques ou des hordes barbares qui viennent fondre sur l’Europe. Je pense qu’on n’a pas la capacité en France de le faire aujourd’hui sereinement, et c’est bien triste.  On a une difficulté, voire une incapacité à avoir ce que j’appelle une forme d’indifférence bienveillante vis-à-vis de l’Afrique.

François Bougon

 

 

 

 

 

 

.