Alain Lamassoure : « L’enseignement de l’histoire est un champ de mines pour les pays européens »

 

Dans un entretien au « Monde », l’ancien ministre et eurodéputé explique qu’une des raisons de la réémergence, en Europe, de mouvements populistes et nationalistes tient, notamment, à une mauvaise qualité de l’enseignement. Il plaide pour que soient enseignées des valeurs de paix et de réconciliation.

Propos recueillis par Stéphanie Le Bars

Publié le 22 janvier 2022

Ancien ministre aux affaires européennes, eurodéputé de 1999 à 2019, Alain Lamassoure préside l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe. Créé en novembre 2020 dans le cadre du Conseil de l’Europe, cet organisme naissant vise à améliorer la qualité de l’enseignement, afin de renforcer les valeurs européennes communes. Ce projet rejoint les récentes déclarations d’Emmanuel Macron qui, durant la présidence française du Conseil de l’Union européenne (UE), souhaite lancer « un grand travail sur l’histoire de l’Europe » pour lutter contre les « révisionnismes », et « forger une histoire et une historiographie de notre Europe » .

La tentation du révisionnisme historique à des fins politiques a fait irruption dans la campagne présidentielle française avec les propos d’Eric Zemmour sur la France de Vichy ou l’affaire Dreyfus. Comment l’expliquez-vous ?

C’est une posture clairement ultranationaliste, qui ne me surprend pas. Ce discours qui, rappelons-le, suscite un rejet massif dans l’opinion, est tenu depuis des mois. Il a été rendu possible car Eric Zemmour avait en face de lui des adversaires politiques qui ne lui apportaient pas la contradiction, faute de connaissances historiques ; quant aux historiens, ils ont mis du temps à se mobiliser car ils n’avaient pas en face d’eux l’un des leurs. Emmanuel Macron, de son côté, plaide pour une amélioration de l’enseignement de l’histoire dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, pour prévenir les révisionnismes facilités par l’ignorance.

Vous défendez l’idée que l’enseignement de l’histoire est essentiel pour prévenir l’instrumentalisation du passé. De quelle manière ?

Lorsque les discussions se sont ouvertes sur l’adhésion des pays de la zone ex-communiste à l’Union européenne, il m’a semblé qu’une des raisons de la réémergence des mouvements populistes et nationalistes tenait à une mauvaise qualité de l’enseignement de l’histoire. Il faut se souvenir que l’idée d’enseigner l’histoire aux enfants est, partout, née en même temps que l’idée de nation. Il s’agissait alors de raconter ou d’inventer un roman national à travers des faits légendaires pour consolider le sentiment d’identité nationale.

 

La difficulté consiste aujourd’hui à amener ces nations, qui bien souvent sont nées de la guerre et pour la guerre, à enseigner le passé et des raisons d’en être fiers. Les dirigeants sont donc confrontés à un dilemme : comment consolider le sentiment national, tout en s’assurant que soient transmises des valeurs de paix et de réconciliation ? L’Europe est globalement en paix depuis plus de soixante-dix ans. Cela ne peut durer que s’il y a une transmission de ces valeurs, car la paix, ce n’est pas seulement l’absence de guerre, c’est aussi la réconciliation.

Les différents récits nationaux européens sont-ils compatibles ?

Non, ils ne le sont pas, mais il faut les rendre compatibles. Il n’y aura jamais de doxa commune. Mais il faut que chaque pays veille à raconter aussi l’histoire de ses voisins et qu’il donne accès à ses archives pour que chacun puisse savoir comment un même événement, une date symbolique ont été vécus, de part et d’autre, par les vainqueurs et les vaincus.

L’expérimentation d’un manuel franco-allemand a par exemple buté sur le récit autour du 11 novembre 1918 – victoire pour les Français, début d’un engrenage mortel pour les Allemands. De même, le choix du 9 mai comme journée de l’Europe [décidée en 1985, celle-ci commémore la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considérée comme le texte fondateur de la construction européenne] ne résonne pas de la même manière dans certains pays d’Europe centrale qui ont rejoint l’UE. Pour eux, cette date évoque le 9 mai [1945], marquée par la signature à Berlin de l’acte de capitulation de l’Allemagne nazie face aux troupes alliées et, en conséquence, leur passage sous le joug communiste.

Il faut raconter l’histoire de l’Europe sur le temps long et faire comprendre aux jeunes générations qu’au cours des siècles tout le monde a été à la fois coupable et victime. Mais cela se heurte bien souvent au besoin de développer un sentiment d’appartenance et une identité nationale.

Comment amener les Etats à s’interroger sur la manière dont l’histoire est enseignée aux jeunes ?

L’enseignement de l’histoire est un champ de mines, une cause d’embarras pour tous les pays ; et aucun d’entre eux ne supporte qu’une institution extérieure le conseille, le blâme ou le classe sur la qualité de son enseignement en la matière, alors que cela est admis pour les sciences dures, avec le classement PISA [Programme international pour le suivi des acquis des élèves], par exemple.

Décider de ce qui est enseigné aux jeunes générations relève de la souveraineté nationale. Si ce sujet est délicat dans les pays de l’Ouest, il peut être de la dynamite dans la partie orientale du continent. On n’y compte pas moins de douze pays concernés par ce que les diplomates appellent pudiquement des « conflits gelés » : imaginez les conséquences sur les récits nationaux ! La Bosnie-Herzégovine offre, hélas, l’exemple d’un pays où l’école a entretenu auprès d’une nouvelle génération des ressentiments qu’il serait souhaitable de dépasser. Il faut y aller à pas comptés. L’objectif de l’Observatoire a donc été, dans un premier temps, de dresser une photographie de l’état de l’enseignement de l’histoire dans les pays du Conseil de l’Europe. Qui enseigne quoi, et dans quel but ?

Quelles en sont les conclusions ?

Le panorama général est plutôt sombre. A partir d’une première enquête qui méritera d’être approfondie d’ici à 2023, nous avons identifié trois catégories de pays : ceux où l’enseignement de l’histoire tend à devenir ou à redevenir un lieu de grand chauvinisme national, voire de propagande nationaliste. Le récit national y est inspiré par un esprit patriotique. Ces pays sont majoritaires.

Ensuite, il y a les pays de l’Europe du Nord où, de manière assez choquante, l’histoire n’est pas enseignée en tant que telle, comme une succession d’événements avec des causes, des conséquences, des drames… Elle n’est abordée que de manière parcellaire, désarticulée et transversale. Et il n’existe pas de programme national car cela pourrait être considéré comme une atteinte à la liberté de penser. On peut dire que, dans certains pays du nord de l’Europe, la cancel culture s’est imposée, dans les années 1970, lorsqu’il a été décidé de ne pas parler d’un passé dans lequel l’Europe apparaîtrait comme étant à l’origine de tous les malheurs de l’humanité. Parallèlement à ces approches, qui forment donc des jeunes générations nationalistes ou amnésiques, il y a une poignée de pays, six pour être précis, parmi lesquels la France, l’Italie et l’Allemagne, où l’on respecte des critères visant à renforcer la réconciliation entre les peuples.

Dans un tiers des pays seulement l’histoire est une matière obligatoire au niveau du bac. La moitié des pays européens n’enseigne pas la construction européenne, mais relate guerre fratricide après guerre fratricide. Certains n’enseignent que l’histoire de leur nation, voire, dans certaines régions particulières comme les Flandres ou la Catalogne, mettent l’accent sur l’histoire locale.

Dans beaucoup d’endroits, les enseignants ont la liberté totale pour choisir leur manuel ou, au contraire, ne disposent que d’un manuel unique imposé. En Hongrie, les manuels scolaires sont édités par un proche du premier ministre [Viktor Orban, droite populiste]… L’Observatoire espère que ces constats vont susciter des discussions et de l’indignation, et faire prendre conscience aux Etats que des améliorations sont nécessaires.

Que vous inspire la récente dissolution, en décembre 2021, de l’ONG Memorial en Russie, créée à l’origine pour faire la lumière sur la répression politique à travers l’histoire de l’URSS ?

La censure est toujours un aveu de faiblesse. Une analyse historique ne se combat pas par l’interdiction, mais par le libre débat. On pensait que la Russie, membre de l’Observatoire, l’avait compris : Moscou a accueilli, du 4 au 6 octobre 2021, un congrès mondial [rassemblant plus de 300 éducateurs, experts et décideurs politiques dans le domaine de l’enseignement de l’histoire] coorganisé par le réseau EuroClio [l’association européenne des enseignants d’histoire, fondée en 1992 au sein du Conseil de l’Europe] et par l’Institut d’histoire mondiale de l’Académie des sciences de Russie. D’autant que le directeur de cet institut a engagé un récit commun de la seconde guerre mondiale, la « grande guerre patriotique », avec des historiens allemands et polonais. Mais ces derniers n’ont finalement pas participé à cet événement… donnant l’occasion à la Russie d’exposer son point de vue sur la scène internationale. C’est pourtant cette approche de croisement des regards – ce que les historiens appellent la « multiperspectivité » – que je conseillerais à l’Observatoire de continuer de mettre en avant.