AUKUS ET NOUVELLE CALÉDONIE. Le Monde 29/09/2021

« Le référendum de Nouvelle-Calédonie pourrait être le grain de sable qui viendra gripper la belle machine de l’Aukus »

CHRONIQUE

 

Sylvie Kauffmann

La nouvelle alliance entre Washington, Canberra et Londres vise à contrer l’ascension de la Chine dans l’Indo-Pacifique. Cette stratégie se trouverait pourtant fragilisée si les Calédoniens votaient pour l’indépendance, le 12 décembre, observe Sylvie Kauffmann dans sa chronique.

L’Aukus, c’est un peu le prototype de la géostratégie du XXIe siècle. Cet accord de défense entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, rendu public le 15 septembre, est le sous-produit d’une méga-alliance conçue au XXe siècle autour du camp occidental. Celle-ci n’est pas totalement caduque, mais elle doit évoluer, parce que la menace face à laquelle elle a été créée a elle-même changé. Hier soviétique, elle est aujourd’hui chinoise. Lorsque les plaques tectoniques bougent, c’est forcément avec fracas. Ici, c’est la France, brutalement écartée, qui en a fait les frais.

Comme pour tous les prototypes, cependant, il arrive qu’un grain de sable vienne gripper les machines les plus innovantes. Les grandes puissances, on l’a vu, n’ont pas toujours le souci du détail. Et, dans l’affrontement sino-américain qui se joue dans le grand bain de l’Indo-Pacifique, il n’est pas absurde de se demander : est-ce que l’un des stratèges de Washington, de Londres et de Canberra a pris en compte l’issue possible d’un scrutin prévu dans moins de trois mois dans un petit archipel français de 280 000 habitants du Pacifique Sud, la Nouvelle-Calédonie ?

Ce scrutin, le 12 décembre, est le troisième et dernier référendum sur l’avenir du territoire, en application des accords de Nouméa de 1998. Il s’agit, ni plus ni moins, de décider si la Nouvelle-Calédonie restera dans le giron français ou accédera à l’indépendance. Les deux premiers référendums ont validé la première option, mais à une majorité de plus en plus étroite. L’issue du troisième scrutin est donc incertaine.

Ancienne diplomate australienne, Denise Fisher, chercheuse à l’Université nationale d’Australie, soulignait, en février, l’importance de la Nouvelle-Calédonie pour Canberra : « Ce territoire enjambe nos principales routes maritimes et fait partie de la délicate zone tampon stratégique au nord et à l’est. » Rappelant les dynamiques indépendantistes à l’œuvre dans ces archipels, elle concluait : « Cet arc de sécurité mélanésien devient pour le moins incertain. »

Logiquement, l’agressivité de la Chine, justification de la création de l’Aukus, devrait donc faire aussi redouter l’éventualité d’une Nouvelle-Calédonie indépendante qui, privée de l’arrimage politique, militaire et budgétaire à la France, serait une proie enviable. C’est d’ailleurs le message qu’a fait passer, le 22 septembre, devant le Sénat, le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu : alors que le contexte géopolitique n’avait guère pesé sur les accords de Matignon en 1988, pas plus que sur ceux de Nouméa dix ans plus tard, aujourd’hui la question du point d’équilibre entre la Chine et l’Ouest a, dit-il, « profondément traversé la société calédonienne ». « Cette questionles Calédoniens veulent-ils l’affronter au sein de la République, ou seuls ? », interroge le ministre. Il s’agit, pour lui, de l’enjeu du scrutin de décembre.

Canberra se serait-il tiré une balle dans le pied ? La rupture franco-australienne causée par l’Aukus arrive en effet au mauvais moment, car, en fragilisant Paris, elle peut nourrir le discours indépendantiste calédonien. Pourtant, estiment des experts indépendants à Sydney, « un vote pro-indépendance n’est pas dans l’intérêt de l’Australie, qui souhaite que la France reste très impliquée dans le Pacifique ».

Si la France quittait le Caillou, il incomberait alors à l’Australie de déployer efforts et ressources pour y contrer la Chine. « Or, elle a déjà beaucoup à faire dans le Pacifique », relève l’un de ces experts, en donnant l’exemple de l’affaire Digicel Pacific : le gouvernement australien envisage de débourser 1,5 milliard de dollars australiens (930 millions d’euros) pour empêcher une entreprise chinoise de mettre la main sur cette très grosse société de télécoms régionale. Car les infrastructures, ce ne sont pas seulement les ports et les centres de conférence, ce sont aussi les câbles sous-marins de données numériques – le nerf de la guerre moderne.

Autant d’arguments qui devraient plaider en faveur d’un intérêt commun de Paris et Canberra à renouer sans trop tarder – même si l’Elysée a encore du mal à décrocher le téléphone