Ayyam Sureau : « La lente et méticuleuse réorganisation de la religion musulmane en idéologie militante a débuté en Egypte »

 

TRIBUNE  Publié le2308/2022.Le Monde

Ayyam Sureau

Philosophe

Dans un texte adressé au « Monde », la philosophe regrette que la récente tribune de l’écrivain égyptien Alaa El Aswany soit marquée par un angélisme qui consiste à absoudre son pays de toute responsabilité dans la montée de l’islamisme.

 

L’écrivain égyptien Alaa El Aswany exprime, dans une tribune au Monde parue le 20 août, son soutien à Salman Rushdie dans des termes auxquels tout défenseur de la liberté d’expression ne peut que souscrire. Sa voix est d’autant plus précieuse au sein des manifestations d’indignation qui ont suivi l’attentat contre l’auteur des Versets sataniques qu’il a été lui-même, en raison de ses écrits, insulté, menacé, attaqué, interdit de publication jusqu’à ce qu’il se trouve obligé, à son tour, de quitter l’Egypte. Ses propos, lorsqu’il expose l’origine de l’extrémisme islamiste dans le monde ou qu’il dénonce la part de responsabilité des Etats occidentaux, me paraissent cependant marqués d’un certain angélisme.

Alaa El Aswany oppose à l’époque actuelle, caractérisée par l’intolérance et la terreur, une époque révolue où la liberté intellectuelle régnait en Egypte, où le cinéma égyptien reflétait la gaieté d’une société ouverte d’esprit et où la tenue des femmes n’était pas fixée par des règles de piété. Or, l’islamisme ne s’est pas soudainement substitué en Egypte à un âge d’or de tolérance et de liberté.

L’influence des théologiens égyptiens

La lente et méticuleuse réorganisation de la religion musulmane en idéologie militante et révolutionnaire visant à réformer les âmes, la société tout entière et, pour finir, les institutions politiques, afin de les arracher à l’emprise des mécréants, débute dans cette même Egypte où il faisait si bon vivre. Si le mathématicien et poète athée Ismail Adham, dont Alaa El Aswany rappelle la fugace existence, naît en 1911, à Alexandrie, comment oublier que Hassan el-Banna, fondateur du mouvement des Frères musulmans, naît, lui, en 1906, au cœur du Delta ?

C’est pourquoi on peut s’étonner également qu’Alaa El Aswany accuse le « wahhabisme » saoudien d’être à l’origine de l’extrémisme religieux et de sa progression, financée par les Etats producteurs de pétrole depuis la crise de 1973. Il paraît négliger l’influence des théologiens égyptiens dans la construction de l’islam d’Etat en Arabie saoudite dès les années 1920.

Il sous-estime aussi les conséquences de l’accueil par l’Arabie saoudite des Frères musulmans persécutés par Nasser [président égyptien de 1956 à 1970] et leur rôle dans la création de l’idéologie saoudienne actuelle, et surtout dans la mondialisation de sa pensée et de ses pratiques. Parmi ces théoriciens égyptiens réfugiés en Arabie se trouvait Mohammed Qutb, le jeune frère de Sayyid Qutb, exécuté en 1966 et père spirituel de la plupart des organisations islamistes prônant aujourd’hui la violence criminelle.

Aveu de tristesse

De la même manière, Alaa El Aswany a raison de dénoncer la contradiction des Etats occidentaux, qui d’une main combattent le terrorisme et de l’autre caressent les dirigeants des pays qui le financent. Il me paraît difficile de ne pas ajouter un mot sur la contradiction des dictatures arabes dites « modérées » comme l’Egypte. Il apparaît tout de même assez clairement qu’elles ont instauré de manière délibérée une relation tout aussi malsaine avec l’Occident, recherchant son indispensable soutien en excipant d’une menace islamiste dont leurs propres carences ne cessent d’alimenter l’existence.

Je sais, enfin, que la sincérité de la prise de position d’Alaa El Aswany ne peut être mise en doute. Je crois, cependant, que son plaidoyer aurait été plus convaincant s’il n’avait pas tenu des propos surprenants de la part d’un écrivain soucieux de la liberté d’expression lorsque ses confrères israéliens figuraient comme invités d’honneur du Salon du livre, à Paris, en 2008. Se faisant le porte-parole de l’opinion la plus commune parmi les écrivains de langue arabe, il s’est dit choqué que la France puisse inviter « un pays coupable de crimes contre l’humanité ». Cette année-là, Amos Oz et David Grossman, défenseurs de la paix et de l’équité, étaient présents. Quel que soit le jugement porté sur la politique de leur gouvernement, on peine à comprendre de quoi ces écrivains s’étaient rendus coupables.

 

 

Vous êtes, Monsieur Alaa El Aswany, l’écrivain égyptien le plus lu de notre temps. Et c’est ainsi que cet article est d’abord un aveu de tristesse. Des milliers de lecteurs, ici ou là-bas, attendaient de vous, attendent toujours de vous, plus de cohérence. Et surtout de rompre, d’encourager à rompre avec cette fâcheuse habitude consistant à ne trouver de fautes qu’ailleurs que dans son pays, parce que cette habitude fait le lit de l’intolérance et menace la liberté d’expression, de création, que vous défendez à juste titre.

Ayyam Sureau est philosophe. Elle est la fondatrice et la présidente de l’association Pierre Claver, qui se consacre à l’intégration des réfugiés en France par l’enseignement de la langue et de la culture françaises.

Ayyam Sureau(Philosophe