« Bernie Sanders au secours de la démocratie américaine » par Thomas Piketty

Dans Le Monde du 07 mars 2020 ,magistralement, Thomas Piketty met en évidence les méfaits de la médiacratie qui fait le maximum pour caricaturer , déformer les propositions de Sanders.(Cla)

  • Contrairement à l’image véhiculée par les grands médias, le sénateur démocrate du Vermont n’est pas un « radical » mais un social-démocrate pragmatique, explique l’économiste dans sa chronique au « Monde ».

. Disons-le d’emblée : le traitement reçu par Bernie Sanders dans les principaux médias aux Etats-Unis et en Europe est inéquitable et dangereux. Un peu partout sur les réseaux et dans les grands quotidiens, on lit que le candidat Sanders serait un « extrémiste », et que seul un candidat « centriste » comme Biden pourrait l’emporter face à Trump. Ce traitement biaisé et peu scrupuleux est d’autant plus regrettable qu’un examen plus attentif des faits suggère que seul un renouveau programmatique du type de celui proposé par Sanders pourrait à terme guérir la démocratie états-unienne des maux inégalitaires qui la minent et de la désaffection électorale des classes populaires.

 

Commençons par le programme. Dire avec force, comme le fait Sanders, qu’une assurance-maladie publique universelle permettrait de soigner plus efficacement et à moindre coût la population états-unienne que l’actuel système privé et hyperinégalitaire n’est pas un propos « extrémiste ». C’est au contraire une affirmation parfaitement bien documentée par de nombreuses recherches et comparaisons internationales. En ces temps où chacun déplore la montée des « fake news », il est sain que certains candidats s’appuient sur des faits établis et sortent de la langue de bois tacticienne.

De même, Sanders a raison quand il propose un investissement public massif en faveur de l’éducation et des universités publiques. Historiquement, la prospérité des Etats-Unis s’est appuyée au XXe siècle sur l’avance éducative du pays sur l’Europe et sur une certaine égalité en la matière, et certainement pas sur la sacralisation de l’inégalité et de l’accumulation de fortunes sans limite que Reagan a voulu imposer comme modèle alternatif dans les années 1980. L’échec de cette rupture reaganienne est aujourd’hui patent, avec une division par deux de la croissance du revenu national par habitant et une montée des inégalités sans précédent. Sanders propose simplement de revenir aux sources du modèle de développement du pays : une très large diffusion de l’éducation.

Sanders propose également de remonter fortement le niveau du salaire minimum (politique dont les Etats-Unis ont longtemps été le leader mondial) et de s’inspirer des expériences de cogestion et de droits de vote pour les salariés dans les conseils d’administration des entreprises appliquées avec succès en Allemagne et en Suède depuis des décennies. De façon générale, les propositions de Sanders font de lui un social-démocrate pragmatique, essayant de tirer le meilleur parti des expériences disponibles, et en aucune façon un « radical ».

Et quand il choisit d’aller plus loin que la social-démocratie européenne, par exemple avec sa proposition d’impôt fédéral sur la fortune montant jusqu’à 8 % par an sur les multimilliardaires, cela correspond à la réalité de la concentration démesurée de la richesse aux Etats-Unis et aux capacités fiscales et administratives de l’Etat fédéral américain, déjà démontrées historiquement.

Le candidat de l’électorat populaire

Venons-en à la question des sondages. Le problème des affirmations répétées selon lesquelles Biden serait mieux placé pour battre Trump est qu’elles ne reposent sur aucune base factuelle objective. Si l’on examine les données existantes, telles que celles rassemblées par RealClearPolitics.com, on constate dans tous les sondages nationaux que Sanders battrait Trump avec le même écart que Biden. Ces enquêtes sont certes prématurées, mais elles le sont tout autant pour Biden que pour Sanders. Dans plusieurs Etats-clés, on constate que seul Sanders sortirait gagnant face à Trump, par exemple en Pennsylvanie et dans le Wisconsin.

 

Si l’on analyse les enquêtes sur les primaires qui viennent d’avoir lieu, il apparaît clairement que Sanders mobilise davantage l’électorat populaire que Biden. Certes, ce dernier séduit une part importante du vote noir, héritage du ticket Obama-Biden. Mais Sanders rassemble l’immense majorité du vote latino, et écrase Biden parmi les 18-29 ans, comme au sein des 30-44 ans. Surtout, toutes les enquêtes indiquent que Sanders fait ses meilleurs scores parmi les électeurs les plus défavorisés (revenus inférieurs à 50 000 dollars annuels [environ 44 000 euros], non diplômés du supérieur), alors que Biden fait au contraire le plein parmi les plus favorisés (revenus supérieurs à 100 000 dollars annuels, diplômés du supérieur), qu’il s’agisse des électeurs blancs ou de ceux issus des minorités, indépendamment de l’âge.

Or il se trouve que c’est dans les catégories sociales les plus défavorisées qu’il existe le plus fort potentiel de mobilisation. De façon générale, la participation électorale a toujours été relativement faible aux Etats-Unis : à peine plus de 50 %, alors qu’elle a longtemps été de 70 %-80 % en France et au Royaume-Uni, avant de s’abaisser récemment. Si l’on examine les choses de plus près, on constate également outre-Atlantique une participation structurellement plus réduite parmi la moitié des électeurs les plus pauvres, avec un écart de l’ordre de 15 %-20 % avec la moitié la plus riche (écart qui a également commencé à apparaître en Europe depuis les années 1990, même s’il reste moins marqué).

Soyons clairs : cette désaffection électorale des classes populaires états-uniennes est tellement ancienne qu’elle ne pourra sans doute pas être inversée en un jour. Mais que peut-on faire d’autre pour y remédier que de réorienter en profondeur la plate-forme programmatique du Parti démocrate et de porter ces idées au grand jour dans des campagnes nationales ? La vision cynique, et malheureusement très courante parmi les élites démocrates, selon laquelle rien ne peut être fait pour mobiliser davantage l’électorat populaire est extrêmement dangereuse. A terme, ce cynisme fragilise la légitimité du régime électoral démocratique lui-même.

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)

 

 

 

Commentaires