« Big Pharma, héroïne du vaccin contre le Covid-19 ? ».Le Monde du 06/01/2001

Petit cours d'analyse économique par

Philippe Askenazy

directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’Ecole d’économie de Paris

 

 

 

L’économiste Philippe Askenazy montre pourquoi l’industrie pharmaceutique s’est lancée dans la course au vaccin, alors qu’elle n’y avait originellement pas d’intérêt.

Chronique. Quoique sporadiques, plusieurs travaux d’économistes – notamment ceux des Américains Michael Kremer (Nobel 2019) et Christopher Snyder – se sont penchés sur l’économie de la vaccination (« Preventives Versus Treatments », Michael Kremer, Christopher Snyder, The Quarterly Journal of Economics n° 130/3, août 2015). Un des principaux résultats est que l’industrie pharmaceutique préfère investir dans les médicaments – qui permettent de traiter une maladie – plutôt que dans un vaccin – qui permet de l’éviter. Cette préférence découle d’un calcul financier.

Le traitement est en général curatif, alors que le vaccin est essentiellement préventif (le vaccin contre la rage étant un contre-exemple). Une personne déjà malade a besoin d’un traitement ; l’industriel a alors la possibilité de maximiser la capture du surplus de dépense du consommateur ou des acteurs privés et publics qui l’assurent. Pour les maladies au long cours, un traitement curatif garantit en outre une continuité de revenu à l’industrie. Alors que dans le cas d’une maladie transmissible, une vaccination individuelle génère le plus souvent une externalité positive collective en termes de santé publique en réduisant les risques de contamination des tiers : la vaccination, même partielle, peut ainsi totalement épuiser le réservoir de « malades-consommateurs » à traiter.

Ces mécanismes entraîneraient, selon ces économistes, un sous-investissement chronique de l’industrie pharmaceutique dans la recherche sur les vaccins. Même les laboratoires spécialisés dans la production de vaccins seraient peu innovants, se contentant de reproduire des vaccins anciens et de les adapter de manière routinière en cas de mutation, comme pour la grippe saisonnière. D’autant que les fabricants de traitements d’une maladie peuvent utiliser leur capture des régulateurs sanitaires pour allonger les procédures d’homologation et donc le coût de développement d’un vaccin, dissuadant de lancer de tels projets.

Mais il suffit de briser ces mécaniques en créant les bons schémas incitatifs pour que l’industrie pharmaceutique innove davantage et plus rapidement dans le domaine vaccinal. C’est ce qui s’est passé pour le SARS-Cov2. La découverte en quelques mois de vaccins efficaces ne devrait soulever ni suspicion, ni étonnement, ni admiration car… l’intérêt de l’industrie était cette fois de trouver des vaccins !

Après des mois de polémique et d’espoir, aucun traitement curatif disponible ne semblait efficace. Parallèlement, en Chine comme en Russie, l’Etat a mobilisé les entreprises qu’il contrôle pour élaborer des vaccins. Cet environnement ne laissait pas d’autre option aux biotechs privées, notamment occidentales, que de se lancer dans la course au vaccin, à moins d’abandonner toute prétention de participer au marché ouvert par le Covid. La garantie de commandes géantes par les Etats, la pression sur les agences sanitaires pour des procédures d’autorisation accélérées, les subventions publiques massives américaines ou britanniques et l’association avec des universités ou instituts publics ont convaincu des acteurs privés. Enfin, la très critiquée Big Pharma avait une occasion exceptionnelle d’apparaître comme l’héroïne qui sauve nos vies et l’économie.

 

Un obstacle demeure : le sous-investissement dans le domaine du vaccin a légué des capacités productives et logistiques limitées. La pénurie de doses est déjà sensible, en particulier en Europe. La durée de cette pénurie va déterminer notre avenir économique et sanitaire pour les semestres à venir. L’irruption brutale du « nationalisme vaccinal » n’incite guère à l’optimisme. Israël aurait – les chiffres sont confidentiels – ainsi déboursé 40 % de plus par dose que les Européens afin d’assurer un approvisionnement suffisant lors de sa campagne vaccinale généralisée express de la population résidente et des colons. Trump, lui, n’avait pas hésité à exiger publiquement que les doses soient réservées prioritairement aux Américains.

 

Si Big Pharma veut conserver son tout nouveau capital sympathie, il est temps qu’elle mette les bouchées doubles pour assurer une distribution universelle et rapide de ses vaccins, quitte à perdre de l’argent.