Particulièrement édifiant
tC’est une affaire de corruption hors du commun qui va être examinée à partir du lundi 13 mai et pendant six semaines au tribunal judiciaire de Paris. Un dossier à tiroirs, où se mêlent un préfet de la République, des policiers de haut rang, des réseaux affairistes, des chefs d’entreprise et plusieurs maires de la région parisienne.
Principal personnage de ce procès : l’ancien préfet Alain Gardère, 67 ans, qui a fait une carrière de grand flic sarkozyste. En janvier 2016, alors qu’il dirige le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), le préfet Gardère est subitement placé en garde à vue, mis en examen pour corruption passive, prise illégale d’intérêts, détournements de fonds publics et recel d’abus de biens sociaux par la juge d’instruction Aude Buresi, puis limogé dans la foulée.
L’enquête judiciaire, qui avait démarré en 2015 après un signalement de Tracfin et un tuyau policier sur le train de vie d’Alain Gardère, porte d’abord sur ses occupations au Cnaps. Elle est rapidement élargie à son poste précédent de préfet délégué aux aéroports de Roissy et du Bourget de 2012 à 2014. L’instruction a finalement été bouclée en 2023 par la juge Buresi, avec une ordonnance de renvoi – de 194 pages – devant le tribunal correctionnel, dont Mediapart a pris connaissance.
Les retranscriptions d’écoutes téléphoniques qui figurent au dossier montrent un préfet très occupé à rendre des services, et de façon intéressée. Problèmes de permis de séjour, demande de naturalisation, permis de conduire, passeport, ou encore procès-verbal pour tapage nocturne contre une boîte de nuit huppée : le préfet Gardère prend soin de répondre à ceux qui le sollicitent, se démène pour rendre service, et échange conseils et tuyaux avec ceux qu’il est censé contrôler, que ce soit à Roissy ou au Cnaps.
Un chef d’entreprise s’intéresse au futur marché des portiques de sécurité dans les gares, un autre guigne un gros marché en Afrique ? Alain Gardère fait fonctionner ses contacts et son carnet d’adresses, et joue les intermédiaires pour aider ses amis du business, dans le secteur de la sécurité, mais aussi dans le groupe Bolloré et chez LVMH. Tel autre demande un passe-droit, un dernier voudrait faire annuler une sanction ? Alain Gardère écoute, promet d’intervenir, et délègue à son directeur de cabinet.
Un patrimoine immobilier à prix d’ami
Alain Gardère est, entre autres choses, soupçonné d’avoir fait délivrer des badges d’accès aux zones de sûreté de Roissy de façon illicite, notamment en faveur du patron du cabaret Paradis latin, où il avait ses entrées. L’ancien préfet est également soupçonné d’être intervenu pour faire classer sans suite un grand nombre de contraventions pour des proches et des relations d’affaires, et enfin d’avoir abusé de frais de représentation et de carburant.
Surtout, le grand flic s’est constitué au fil des ans un important patrimoine immobilier. Alain Gardère et son épouse ont en effet été propriétaires de dix appartements en région parisienne, souvent loués. Selon des documents comptables et des dépositions qui figurent au dossier, la plupart de ces biens ont été acquis à prix d’ami par Alain Gardère : des promoteurs lui ont vendu plusieurs appartements « brut de béton », c’est-à-dire très en dessous du prix du marché, et ont ensuite fait effectuer gratuitement par des sous-traitants les travaux d’aménagement et les finitions.
Alain Gardère a revendu quelques-uns de ces biens en effectuant une plus-value importante, cela pour investir à nouveau. Mais les six mois d’écoutes téléphoniques de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) attestent, en outre, que l’ancien directeur du Cnaps avait de plus grands projets. Il envisageait d’investir dans deux hôtels, au Bourget et à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), fort de ses relations avec des élus, des chefs d’entreprise, des banques et des investisseurs. Alain Gardère projetait également d’investir dans un restaurant de bagels à l’aéroport de Roissy, où il avait noué des contacts étroits avec plusieurs responsables et chefs d’entreprise.
Malgré ses revenus et son patrimoine, Alain Gardère bénéficiait d’un logement social.
Lors de l’instruction, le préfet a déclaré percevoir un salaire mensuel net de 9 800 euros, ainsi qu’une prime annuelle de 18 000 euros, et des revenus fonciers d’environ 55 000 euros annuels, tout cela en réussissant à n’être pas imposable, grâce aux déductions de ses investissements immobiliers. Il a également déclaré détenir 180 000 euros d’assurance-vie. Malgré ses revenus et son patrimoine, Alain Gardère bénéficiait d’un logement social (un trois-pièces) de l’office public de l’habitat (OPH) de Puteaux (Hauts-de-Seine), quand il a été mis en examen.
Pour ce qui est de son patrimoine, Alain Gardère est soupçonné d’avoir bénéficié de nombreux travaux gratuits, ristournes et autres cadeaux en nature d’un montant important, de la part de chefs d’entreprise auxquels il rendait de menus services, notamment en faisant annuler leurs contraventions et autres PV routiers.
Il est également soupçonné d’avoir accepté ou sollicité de nombreux avantages gratuits : billets d’avion et de train, mise à disposition de maisons de vacances et de voitures (séjours en Grèce, au Portugal et en Corse), invitations au restaurant, places de concert, matchs de foot et de rugby, mais aussi des vêtements, un téléphone portable, des meubles, et l’installation d’une alarme d’appartement.
Selon les écoutes téléphoniques, les factures et les auditions qui figurent au dossier, le préfet n’hésitait d’ailleurs pas à réclamer lui-même régulièrement des invitations dans de bons restaurants, parfois pour fêter un anniversaire. Pour cela, il téléphonait soit à des amis restaurateurs, soit à des amis chefs d’entreprise.
Piston pour des sociétés de sécurité
L’un des volets du procès concerne des entreprises du secteur de la sécurité. Alain Gardère est notamment soupçonné d’avoir pistonné une société de gardiennage employant d’anciens légionnaires hongrois pour qu’elle obtienne le marché de la protection de Charlie Hebdo, après l’attentat de janvier 2015. Or cette société, dirigée par une connaissance du préfet, ne disposait pas des autorisations nécessaires, et Alain Gardère s’est employé à lever des obstacles administratifs pour l’aider. Tout en acceptant une invitation à voyager en Hongrie.
Le préfet s’est également investi pour qu’une autre entreprise de sécurité obtienne son agrément, acceptant en retour divers avantages (mise à disposition d’un véhicule avec chauffeur, invitation à Dubaï, places pour des ventes privées…). Il est également soupçonné d’être intervenu en faveur de plusieurs autres entreprises de sécurité en échange d’invitations en tous genres. Ainsi, pour avoir aidé un de ses amis chef d’entreprise à obtenir une dérogation d’accès à l’aéroport du Bourget pour Bernard Arnault, l’un de ses clients, Alain Gardère avait pu dîner gracieusement au restaurant Le Jules Verne, sur la tour Eiffel.
Disséquées pendant l’instruction, les bonnes affaires immobilières réalisées par Alain Gardère ont mis en lumière une nébuleuse d’entreprises du bâtiment dirigées par des membres de la communauté franco-portugaise de la région parisienne. En épluchant le patrimoine immobilier du préfet sarkozyste, la juge d’instruction et les enquêteurs de l’IGPN sont tombés sur le promoteur Antonio De Sousa.
Arrivé du Portugal en 1963, d’abord simple peintre en bâtiment, cet entrepreneur était à la tête d’un groupe de promotion immobilière, France Pierre, qui employait alors sept cents personnes et revendiquait un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros. Homme d’affaires prospère, le PDG déclarait quelque 400 000 euros de revenus annuels, avait investi dans les chevaux de course et dans un projet de golf luxueux dans le Languedoc.
Antonio De Sousa est notamment soupçonné d’avoir vendu cinq appartements en dessous du prix du marché à Alain Gardère, et de lui avoir offert des travaux et plusieurs séjours au Portugal, cela contre divers services, appuis, recommandations, et annulations de contraventions pour excès de vitesse, ce qu’ils nient l’un et l’autre.
Mis en examen pour abus de biens sociaux et trafic d’influence, et placé quelque temps en détention provisoire, Antonio De Sousa se voit reprocher une longue liste d’autres faits délictueux. Le promoteur est en effet soupçonné de s’être constitué un important réseau relationnel, en se faisant des obligés à grand renfort de cadeaux, d’invitations et de dessous-de-table, que ce soit via ses sociétés ou par l’intermédiaire de sous-traitants ou de sociétés-écrans.
Le PDG est ainsi soupçonné d’avoir fait effectuer des travaux gratuits chez deux architectes de la région parisienne (l’un dans l’Essonne, l’autre dans le Val-de-Marne), cela afin qu’ils interviennent auprès de plusieurs communes pour faciliter l’acquisition de terrains, le changement du plan local d’urbanisme (PLU) et les permis de construire pour les sociétés de son groupe.
Antonio De Sousa aurait également fait édifier gratuitement des clôtures et des boxes de chevaux dans le Calvados pour l’ancien préfet Jean-François Étienne des Rosaies, une relation d’Alain Gardère, qui est une vieille figure de la droite française.
Des maires dans la poche du promoteur
Des élus peu scrupuleux sont également apparus dans le dossier, quand les enquêteurs ont examiné à la loupe les marchés obtenus par France Pierre. Plusieurs municipalités de l’Essonne (Vigneux-sur-Seine, Montgeron, Mennecy) et de Seine-et-Marne (Ozoir-la-Ferrière, Saint-Thibault-des-Vignes, Bussy-Saint-Georges et Ferrières-en-Brie) ont été dans le collimateur, pour des faveurs accordées par le promoteur à des élus locaux, à leurs proches, ou à des intermédiaires. Antonio De Sousa a notamment obtenu d’importantes réserves foncières à Vigneux-sur-Seine et à Ozoir-la-Ferrière.
Outre quelques largesses accordées à des membres de sa famille, Antonio De Sousa est en effet soupçonné d’avoir acheté plusieurs maires de la région parisienne. Selon l’enquête, le maire (Les Républicains) d’Ozoir-la-Ferrière, Jean-François Oneto, a ainsi reçu un cadeau substantiel du promoteur : 500 000 euros à l’occasion de la construction d’une villa à Lumio, en Haute-Corse. La famille Oneto ayant, par ailleurs, acquis deux appartements à un prix d’ami auprès de France Pierre. Dans le même temps, le promoteur rachetait plusieurs terrains municipaux à Ozoir-la-Ferrière, et bénéficiait du déclassement d’un verger inconstructible bordant un château en centre-ville.
Quant à Sinclair Vouriot, le maire de Saint-Thibault-des-Vignes, il a obtenu gratuitement en 2010 des travaux à son domicile, estimés à 200 000 euros. France Pierre venait d’obtenir un programme immobilier dans sa commune. L’ancien maire de Montgeron, Gérard Hérault, a été moins gâté. Il ne se serait fait offrir qu’une BMW à 40 000 euros. Comme feu Serge Poinsot, qui était le maire de Vigneux-sur-Seine, et qui est mort en 2022.
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