Ces idéologies néoréactionnaires qui refusent les bouleversements du monde

Article de Nicolas Truong dans Le Monde du 13 janvier 2022

 

ENQUÊTEL’hégémonie médiatique des polémistes qui pourfendent l’époque est une réaction à une triple révolution anthropologique, à la fois écologique, intime et géopolitique, qui bouscule les sociétés occidentales.

Comment en est-on arrivé là ? Une France en apparence confinée dans ses remugles les plus rances. Une droite réactionnaire hégémonique dans la sphère médiatique, qui impose ses thématiques dans l’espace public. Une gauche atomisée, fracturée, au corpus idéologique non renouvelé, minée par le narcissisme des petites différences. Le conservatisme consacré, le progressisme dévoyé. L’universalisme confondu avec l’occidentalisme. L’antiracisme assimilé au totalitarisme. Ses nouvelles formes couvertes d’opprobre, taxées du sobriquet infamant d’« islamo-gauchisme » et censément disqualifiant de « wokisme ». Les féminismes de notre ère réduits à des « postures victimaires ». Les jeunes mobilisés pour le climat comparés à des ayatollahs, et l’écologie à une nouvelle religion sectaire. L’université accusée de diffuser un « savoir militant » et d’importer des « théories étrangères ». Le bien transformé en mal. Le bon en mauvais. Et le généreux en idiot.

Il est sans doute nécessaire de comprendre comment fonctionne la rhétorique néoréactionnaire, sa mécanique, d’étudier pourquoi elle est largement portée par un milieu social endogamique et une certaine classe médiatique, comment l’évolution du champ intellectuel et politique a mené à cette montée vers les extrêmes, sans parler des responsabilités de la gauche dans cette défaite culturelle. Une contre-révolution intellectuelle analysée par la politiste Frédérique Matonti, qui s’attache à comprendre pourquoi, « à la veille de l’élection présidentielle de 2022, l’idéologie réactionnaire semble désormais hégémonique » (Comment sommes-nous devenus réacs ?, Fayard, 2021).

Mais peut-être convient-il, dans un premier temps, d’aller chercher plus loin les raisons d’un tel discours de restauration. Car ce retournement idéologique est tout d’abord une réaction à de grandes transformations sociales et à de véritables mutations anthropologiques. Un basculement du monde à la fois écologique, intime et géopolitique qui bouscule l’Occident, affecté par de nouvelles blessures narcissiques.

 

En 1917, Sigmund Freud avait expliqué comment « l’amour-propre de l’humanité » avait été éprouvé par « trois graves humiliations » infligées par la recherche scientifique (Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1933). La première humiliation, affirmait-il, est « cosmologique » : comme l’attesta l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543), la Terre n’est pas au centre de l’Univers. La seconde vexation est « biologique » : l’homme n’est rien d’autre qu’un animal, comme le démontra le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882). La troisième blessure est d’ordre « psychologique ». Elle est portée par la psychanalyse et sa théorie de l’inconscient, que Freud résume d’une formule : « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison. »

Or, aujourd’hui, l’Occident semble touché par une série de décentrements qui engendrent de nombreuses désorientations, mais qui ouvrent également des horizons et des perspectives de mobilisation. Un décentrement écologique, tout d’abord : comme l’illustre la pandémie de Covid-19, l’humanité n’est non seulement pas au centre de la « création », mais elle réalise tragiquement, avec les zoonoses ou les manipulations de laboratoire, qu’elle est en étroite interdépendance avec les autres vivants et qu’elle peut produire les conditions de sa propre destruction. « Un virus est un parasite qui se réplique aux dépens de son hôte, parfois jusqu’à le tuer, explique l’anthropologue Philippe Descola. C’est ce que le capitalisme fait avec la Terre depuis les débuts de la révolution industrielle, pendant longtemps sans le savoir. Maintenant, nous le savons, mais nous semblons avoir peur du remède, que nous connaissons aussi, à savoir un bouleversement de nos modes de vie. »

Comme tend à le montrer le réchauffement climatique, l’humanité, avec son mode de développement extractiviste, est devenue une force tellurique. Cette nouvelle ère, appelée « anthropocène » ou « capitalocène », n’est pas une simple crise climatique, mais un « basculement géologique » qui inaugure « une nouvelle condition humaine », assure l’historien Christophe Bonneuil (La Société qui vient, ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin, Seuil, 1 344 pages, 29 euros). « Nous vivons un changement anthropologique, abonde Philippe Descola, professeur émérite au Collège de France, nous ne pouvons plus séparer la nature de la culture et nous devons désormais composer un monde commun, habitable, avec les non-humains, ce qui nous oblige à sortir de notre anthropocentrisme. »

« Grande insécurité narcissique »

Ainsi envisagée, l’écologie pense la totalité, c’est pourquoi les réactionnaires l’accusent d’être totalitaire. Sans compter le malaise des néoconservateurs, qui oscillent entre le déni climatique, le pari sur les solutions technologiques et les railleries envers les écologistes (qualifiés d’« amishs » ou de « Khmers verts »), les zadistes (régulièrement assimilés à des « punks à chien »), les animalistes, les végans ou la « radicalité » des écoféministes qui – horresco referens – réhabilitent la figure des sorcières. D’où également « l’embarras inquiet d’une certaine gauche révolutionnaire qui peine à mobiliser avec les slogans du monde d’hier et qui reste rivée à son logiciel léniniste alors que nous avons changé d’époque », remarque Philippe Descola.

Face à cette « lame de fond », la tentation est grande de se raccrocher aux branches, de retourner vers le connu. « Nous traversons une période similaire à celles des Lumières, où les savoirs et les pratiques sont bouleversés mais où toutes les idées nouvelles n’ont pas encore infusé dans la société, ce qui explique l’abîme entre les débats de la présidentielle et la révolution profonde dans laquelle nous sommes entrés », poursuit l’anthropologue.

 

Le second bouleversement touche l’intimité, notamment à travers les troubles dans le genre et la sexualité. Le mouvement #metoo et la reconnaissance du consentement, la mise au jour des violences sexistes, des faits d’inceste, des phénomènes de harcèlement et la révélation de l’ampleur de la pédocriminalité ont touché de plein fouet la vulgate néoréactionnaire, qui ne cesse d’entonner l’air du « on ne peut plus rien dire, on ne peut plus rien faire ». Toutes les institutions d’emprise morale ou physique sur les corps sont ébranlées : l’Eglise, l’armée, l’école et l’université, mais aussi la famille, certaines entreprises, des clubs sportifs et des lieux associatifs.

La « fin de la domination masculine » est un « séisme anthropologique », observe le philosophe Marcel Gauchet (Le Débat, mai-août 2018). « Cette atteinte au patriarcat provoque des vexations et une grande insécurité narcissique », remarque la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury, autrice de Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 2020).

Pas étonnant qu’Eric Zemmour ait installé sa carrière de pamphlétaire réactionnaire avec Le Premier Sexe (Denoël, 2006), ouvrage présenté comme un « traité de savoir-vivre viril à l’usage de jeunes générations féminisées », dans lequel il raille « une époque de mixité totalitaire » et « castratrice ». Ou que l’un des architectes de l’union des droites, Patrick Buisson, déplore la « dépaternalisation de l’autorité » dans une société où il n’y aurait « ni Dieu ni mec » (La Fin d’un monde. Une histoire de la révolution petite-bourgeoise, Albin Michel, 2021). Car la crainte du « grand remplacement », comme celle du « remplacisme global », n’est pas qu’une panique complotiste consistant à affirmer que les Européens seraient remplacés par les Africains, mais aussi, précise son propagandiste, l’écrivain Renaud Camus, « les hommes par les femmes » (« Discours de Baix », in Le Grand Remplacement, édition 2018).

 

La sociologue Eva Illouz relève de son côté qu’une récente étude menée par Theresa Vescio et Nathaniel Schermerhorn, du département de psychologie à l’université d’Etat de Pennsylvanie, a montré que « les gens qui soutiennent les formes hégémoniques de la masculinité – un modèle culturel qui justifie la domination masculine – sont beaucoup plus susceptibles de soutenir [le républicain] Donald Trump » que les démocrates Hillary Clinton ou Joe Biden. On voit émerger, depuis quelque temps, en effet, « une politique du ressentiment », renchérit Cynthia Fleury, dans laquelle la colère, l’envie, la jalousie, le virilisme et le masculinisme jouent un rôle prépondérant.

« Narendra Modi, Jair Bolsonaro, Donald Trump, Viktor Orban : tous les dirigeants populistes de droite, et leurs aspirants, comme Eric Zemmour, sont des incarnations vivantes de cette masculinité hégémonique », fait observer Eva Illouz, autrice de La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 2020). Et les mouvements féministes, homosexuels ou transgenres sont perçus comme « une menace directe sur ce qui, pour beaucoup, constitue le socle de leur identité, la famille traditionnelle. Et les femmes, pas moins que les hommes, souscrivent largement à ce modèle ». Ce pourrait être une des raisons de la présence féminine dans la galaxie néoréactionnaire (« Où sont les hommes, les vrais ? », « Il n’y a plus de mecs », etc.).

« On mésestime l’importance capitale et souterraine de la famille dans la politique, prévient Eva Illouz. C’est un point de repère qui oriente profondément les habitus politiques, d’autant que, pour la classe ouvrière, la famille est souvent est la seule structure d’entraide. » Les révolutions se font à la maison et les contre-révolutions sont de salon. Ainsi, en paraphrasant Freud, on pourrait dire que ce chambardement intime est une blessure « domestique » : le mâle n’est plus le maître dans sa propre demeure.

 

Le troisième basculement est d’ordre géopolitique. Nous vivons un grand décentrement du monde, dont l’Europe n’est plus le centre de gravité. Ce qui était au centre s’est déplacé à la périphérie. La France, disait Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020), est « une puissance moyenne ». Une phrase mal perçue à l’époque. Depuis, comme l’illustrent le retard des laboratoires pharmaceutiques français à produire un vaccin ou la crise des sous-marins australiens, le constat s’est imposé. Mais la blessure est restée. D’où l’incessante quête de la grandeur perdue. « Au fond, les réactionnaires comme Zemmour et les autres cherchent à rejouer le coup de Trump : “Make France great again !” », remarque Cynthia Fleury. De surcroît, de nouvelles approches, de nouvelles recherches, globales, mondiales, postcoloniales ou décoloniales, qui tiennent comptent des questions dites « raciales », se sont imposées dans le sillage du théoricien américano-palestinien Edward Saïd ou de l’intellectuelle indienne Gayatri Spivak.

Une « panique morale »

« Une critique de l’universalisme qui se fait au nom de l’universel, une approche décoloniale qui n’est pas relativiste mais qui fait place au pluriel du monde », explique le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, professeur à l’université Columbia. « L’Europe est l’universel et le reste du monde doit se régler sur elle : cette idée remonte au moins à Hegel, pour qui une région n’existe qu’à partir du moment où l’Europe pose son regard sur elle, ou lorsqu’un Européen y met les pieds. Une phrase comme “Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492”, par exemple, est totalement absurde quand on y réfléchit : si l’Amérique a été “découverte”, elle l’a été par les Amérindiens », résume d’un trait le philosophe, spécialiste d’Henri Bergson (1859-1941) et de l’islam soufi. Il s’agit bien de « provincialiser l’Europe », comme l’écrit l’historien indien Dipesh Chakrabarty. Mais ce projet « n’équivaut pas à rejeter la pensée européenne (…), qui est aussi indispensable qu’inadéquate pour penser l’expérience de la modernité politique dans les nations non occidentales » (Provincialiser l’Europe, Amsterdam, 2020). Une démarche qui serait même éloignée de toute volonté de « revanche postcoloniale », précise-t-il, en citant l’universitaire indienne Leela Gandhi.

Mais l’intensification de la mondialisation, avec ses délocalisations, la montée en puissance de la Chine et plus largement de l’Asie, et la crise environnementale, migratoire et sanitaire, ont « traumatisé une grande partie de la population française », explique l’historien Pierre Singaravélou, professeur au King’s College de Londres et à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. « Face à ces défis angoissants, Eric Zemmour et les intellectuels réactionnaires représentent la France comme un isolat séparé du reste du monde, un pays qui aurait été perpétuellement identique à lui-même, de Clovis à nos jours, poursuit le coauteur de la série Décolonisations (avec Marc Ball et Karim Miské, Le Seuil/Arte éditions, 2020).

 

C’est pourquoi L’Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017), ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, fut non seulement accusé de mettre à mal le « roman national », mais également de « dissoudre la France ». « Or, la France est tout sauf une évidence dont l’histoire serait écrite à l’avance, explique Pierre Singaravélou. Depuis des siècles, sa population est faite de “sang-mêlé”, comme le constatent dès 1950 les historiens Lucien Febvre et François Crouzet dans leur livre du même nom [Nous sommes des sang-mêlés, Albin Michel, 2012], ses frontières n’ont cessé de varier, la langue française ne s’est imposée que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Bref, la France n’est pas un donné, et le rôle des historiens est de défataliser et de dénaturaliser le cours de l’histoire d’un pays qui s’est toujours construit dans un dialogue avec le monde, au point d’avoir voulu parfois incarner à lui seul le monde tout entier. »

Ces trois mutations peuvent en partie aider à comprendre les raisons d’une Réaction. Et de souligner que les querelles savantes autour de l’intersectionnalité ne seraient peut-être pas sans rapport avec un « conflit de générations » au sein même de la recherche et de l’université, avancent le philosophe Claude Gautier et l’historienne Michelle Zancarini-Fournel (De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, La Découverte, 272 pages, 15 euros).

« Ce qui est certain, c’est que ce triangle central – environnemental, féministe et postcolonial – mobilise la jeunesse et qu’elle se socialise politiquement autour de ces questions, comme on a pu le voir avec les marches pour le climat, le mouvement #metoo et Black Lives Matter », observe l’historien Pap Ndiaye, directeur général du Palais de la Porte-Dorée et du Musée d’histoire de l’immigration. L’historien des Etats-Unis et de la condition noire s’avoue « frappé par l’antiaméricanisme vivace des néoréactionnaires, qui perçoivent ces travaux et mobilisations comme des idéologies d’importation », alors que, du géographe Elisée Reclus au philosophe André Gorz pour l’écologie, de la philosophe Simone de Beauvoir à l’écrivaine Françoise d’Eaubonne pour le féminisme, du poète Aimé Césaire au psychiatre Frantz Fanon pour le décolonialisme, « la France est porteuse d’une longue histoire sur ces sujets ».

 

Il y a en effet « une réaction à une série de réformes profondes de la société, qui suscite la résistance des segments les plus conservateurs, comme le mariage pour tous ou la lutte contre le sexisme », explique l’anthropologue Didier Fassin, qui a dirigé l’ouvrage collectif La Société qui vient. Une réaction « qui prend souvent la forme d’une panique morale, comme si le monde traditionnel et ses valeurs étaient menacés de disparition ». Mais, poursuit-il, il y a aussi « une production de boucs émissaires, comme les musulmans, les exilés, et même celles et ceux supposés s’intéresser aux discriminations dont ils sont les victimes et accusés d’islamo-gauchisme et de complices du terrorisme, en instrumentalisant ces dénonciations de façon à diviser la société ».

Une volonté de faire diversion

Aucun angélisme ni irénisme, pourtant, chez les intellectuels interrogés. Chacun reconnaît certaines dérives, notamment celles présentes au sein du militantisme survivaliste ou indigéniste. Mais, comme le remarque le sociologue Edgar Morin, « plutôt que d’être effrayé par la gigantesque crise planétaire qui nous emporte, on nous demande de nous terrifier du mouvement “woke”, ce courant minoritaire dans la culture française ». Une volonté de faire diversion. La stratégie néoréactionnaire consiste même à se focaliser sur quelques affaires afin de jeter le discrédit sur un mouvement intellectuel de fond. L’hégémonie culturelle, concept forgé par le philosophe communiste Antonio Gramsci (1891-1937) pour expliquer que la bataille politique passe par la guerre idéologique, « a basculé du lexique de la gauche à celui de la droite », reconnaît toutefois Didier Fassin. « Nous avons perdu la bataille médiatique », admet Pierre Singaravélou. La prise de conscience est peut-être tardive mais la contre-offensive s’organise.

 

Comme en témoignent, entre autres, les contributions des historiens Laurent Joly et Laure Murat. Le premier démonte les mensonges historiques d’Eric Zemmour et met au jour la dangerosité de son « nationalisme ethnique » (Les Falsifications de l’histoire, Grasset, 140 pages, 12 euros). La seconde s’emploie, dans Qui annule quoi ? (Seuil, 48 pages, 4,50 euros), à montrer que la pensée woke (« éveillée ») et plus particulièrement ce que les néoconservateurs appellent la cancel culture, qui « n’est pas exempte de travers », ne se réduit pas à un mouvement de déboulonneurs de statues fanatisés ou à une « dictature des minorités », mais consiste avant tout, selon l’expression de la comédienne Jodie Foster, à « réparer des injustices flagrantes a posteriori ».

Les clivages perdurent, toutefois. Comme après la victoire de Trump aux Etats-Unis, une partie des intellectuels progressistes considèrent que la gauche a abandonné le social au profit du sociétal, les ouvriers pour les minorités. Et, de ce fait, a permis aux discours de la Réaction de s’installer. « L’effondrement du mouvement ouvrier, la profonde déception des classes populaires à l’égard d’une gauche qui n’a pas été à la hauteur de leurs espérances quand elle était au pouvoir, ont contribué à marginaliser les questions économiques et sociales, analyse Gérard Noiriel, auteur, avec Stéphane Beaud, de Race et sciences sociales (Agone, 2021) . Une partie de la gauche s’est ralliée au discours impulsé par la droite sur la laïcité en péril, et une autre a repris à son compte les discours, venu des Etats-Unis, sur le “racisme systémique”, le “privilège blanc”, etc. La multiplication des structures qui militent pour des causes qui sont souvent justes, mais sans les intégrer dans un programme d’ensemble, contribue également à l’effondrement de la gauche auquel on assiste aujourd’hui. Sur le plan sociologique, cela s’explique aussi par la quasi-disparition des représentants des classes populaires dans l’espace public. Du coup, celles-ci ne se sentent plus concernées par les polémiques stériles, et souvent d’un niveau affligeant, qui alimentent chaque jour notre actualité. »

 

Eva Illouz souligne de son côté « l’énorme vitalité » des mouvements féministes, trans et postcoloniaux, mais remarque qu’« ils vont plus vite que la société » et que le décalage entre les deux peut susciter des crispations et des aversions, d’autant que ces mouvements « sont désormais menés par des groupes sociaux éloignés, géographiquement et socialement, d’une grande partie de la population », poursuit la contributrice à l’ouvrage collectif L’Age de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique (Premier Parallèle, 2017).

« L’opposition entre les rapports de classe et de race est une distinction superficielle, tempère Pap Ndiaye, auteur de La Condition noire. Essai sur une minorité française (Gallimard, 2009). La lutte contre les discriminations que subissent ceux qui, en raison de leur origine supposée, ne trouvent pas de travail et ne parviennent pas à s’insérer dans la société, est évidemment sociale. C’est pourquoi les problèmes spécifiques des personnes racisées relèvent de l’intérêt général. »

Face à l’hégémonie réactionnaire, « les leaders de la gauche sont pour le moment incapables de constituer la moindre digue », regrette Frédérique Matonti. Mais pour que les progressistes reconstituent un socle idéologique, il faut « en finir avec les fausses oppositions créées par les controverses », cesser « d’opposer féminisme et néoféminisme, antiracisme universaliste et antiracisme intersectionnel, lutte contre les discriminations et lutte contre les inégalités, défense des classes populaires et défense des minorités », abonde-t-elle.

Mais le constat de la prégnance du réactionnariat s’accompagne du sentiment, voire de la conviction, de vivre une période d’immenses mutations portées par de nombreux contemporains qui, comme le chantait Guillaume Apollinaire, sont « las de ce monde ancien » (Zone, in Alcools, Gallimard, 1920). « Oui, un nouveau monde est en train d’advenir, se réjouit Pap Ndiaye, même si les polémiques lancées par les réactionnaires rendent le climat délétère. » Intellectuel communiste récupéré par ceux qui théorisent depuis les années 1980 un « gramscisme de droite », le philosophe Antonio Gramsci écrivait que « la crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », même si, « pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Une bonne occasion, comme cet auteur le disait, d’associer le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté. Une invitation à solliciter d’urgence l’alliance de toutes les pensées de l’émancipation.

Nicolas Truong