Quand Aimé Césaire chantait Staline
Un éditeur exhume des textes engagés reniés par le poète. Le Figaro Littéraire publie l'un d'eux, écrit à Moscou après les funérailles du Petit Père des peuples.
On ignore si son texte écrit en mars 1953 à l'occasion des funérailles de Staline a été ou non réécrit par les thuriféraires du régime soviétique.Une seule certitude : l'auteur l'a renié. Crédits photo : AFP
«J'ai passé sept jours à Moscou. Je suis arrivé dans la capitale soviétique pendant les journées de deuil, le lendemain de l'enterrement du généralissime Iossip Vissarionovitch Staline. Mais sa présence dans les pensées et les c?urs des gens était toujours perceptible. Des foules immenses emplissaient la place Rouge ; les innombrables gerbes apportées pour les obsèques du leader formaient une gigantesque colline de fleurs au pied du mur du Kremlin.
«La douleur des milliers et milliers de citoyens soviétiques témoigne de manière éloquente qu'il est dur pour eux de vivre la perte de leur meilleur ami.
«Staline est mort, mais tout autour parle de lui. La mémoire de Staline, ce n'est pas seulement la tristesse du peuple, c'est aussi une inébranlable détermination qui marque tous les visages, la détermination de protéger l'?uvre grandiose de Staline de toutes les atteintes ; c'est également l'unité indestructible du peuple soviétique qui s'est encore raffermie durant ces jours de malheur ; c'est sa volonté qui désormais va être concentrée sur la mobilisation de toutes ses forces pour achever l'ouvrage gigantesque d'un des plus grands bâtisseurs de l'Histoire.
«Tout, à Moscou, parle de la grandeur du leader défunt. Donc, qu'ai-je vu au cours de ces quelques jours ?
«J'ai vu un grand peuple blessé au c?ur même, mais empreint de la détermination à ne pas plier sous le coup atroce du destin. C'est un grand peuple amoureux de l'art, de la science, de la culture, un grand peuple occupé par le travail, par la gigantesque édification de la paix. C'est un grand peuple fier d'être actuellement le conservateur des plus grands trésors de la civilisation : liberté, égalité, pain et lumière pour tous. Un peuple qui sait que, sous toutes les circonstances, l'avenir lui appartient.
«Je suis le fils d'un des plus petits peuples du monde, celui du peuple de la petite île de Martinique, une possession française qui se trouve non loin des côtes de l'Amérique centrale et que contemplent avec convoitise les magnats des États-Unis.
«Je suis le fils du peuple persécuté avec acharnement par les chevaliers du Ku Klux Klan. Je suis originaire d'un petit pays qui souffre sous le joug du régime colonial. Mais j'ai visité l'Union soviétique, et je sais que la cause de la paix et de la libération nationale, la cause pour laquelle se bat le peuple de ma patrie et les peuples opprimés dans toutes les parties du monde, triomphera, car elle est indissolublement liée aux grandes idées de Lénine et de Staline ! »
Aimé Césaire, écrivain noir de l'île de la Martinique
Source : Litératournaïa Gazéta (Journal littéraire), n° 34, 19 mars 1953, p. 4. Texte traduit du russe par Arina Laudelout. Copyright : Succession Aimé Césaire/ Édition établie par David Alliot
Ces sept poèmes qui ne figurent pas dans ses ?uvres complètes
Rassemblés dans un volume à paraître, ils ont été écrits pour des revues d'obédience marxiste.
Certes, Aimé Césaire n'est pas le seul artiste à s'être fourvoyé dans le stalinisme. Éluard et Aragon, aussi. Mais l'auteur des Yeux d'Elsa n'a jamais renié ses poèmes et ses dithyrambes adressés à Staline et à Lénine. Césaire, lui, a préféré les renier. David Alliot, spécialiste de l'?uvre du chantre de la négritude et de
Céline, a retrouvé sept poèmes signés de Césaire. Ces textes ne figurent pas dans ses ?uvres complètes ni dans aucun de ses recueils. Ils sont éloquents et fleurent bon le marxisme. Bien sûr, il faut les restituer dans leur contexte, et éviter des jugements anachroniques. L'engagement radical et la véhémence vont avec l'époque de la guerre froide. Le poète estimait que le colonialisme et le nazisme ne faisaient qu'un. Mais, en octobre 1956, après le rapport Khrouchtchev qui révéla les crimes de Staline, Césaire adressa une longue lettre de démission à Thorez et avoua toute son horreur du stalinisme.
Dispersion
«De 1948 à 1950, Aimé Césaire, député maire de Fort-de-France et membre du PCF, a publié sept poèmes dans des revues d'obédience marxiste, explique David Alliot. Ces poèmes, qualifiés ultérieurement de poèmes de circonstance par leur auteur, n'ont jamais été repris dans les différentes publications d'Aimé Césaire, si l'on excepte Le Temps de la liberté, qui aura droit à une postérité (après modification).Leur dispersion dans différentes revues plus ou moins bien archivées n'a pas facilité leur connaissance.» Éditeur indépendant, David Alliot, qui a été l'un des maîtres d'?uvre du fac-similé du tapuscrit du Cahier d'un retour au pays natal, a rassemblé ces textes dans une édition pour bibliophiles à un tirage unique de 94 exemplaires hors commerce (1). Les Sept poèmes reniés ont été composés à la main sur papier des papeteries d'Arches par Vincent Auger et Nénad Doljancévic sur les presses typographiques de Vincent Auger, à Paris, un artisan à l'ancienne. Les titres sont évocateurs, comme Pour un gréviste assassiné, publié dans une brochure du Parti communiste - il sera repris en 1976 dans Le Progressiste, l'organe du Parti progressiste martiniquais. Dans cette même brochure, Césaire s'en prend au préfet Trouillé « Préfet bâtonnet de virus (
) ». Ailleurs, on peut lire «Quand Mister Churchill sourit aux anges/Je vois brûler Hiroshima ». Un autre poème est titré Maurice Thorez parle
, il est écrit en 1950 à l'occasion du cinquantième anniversaire du leader du PCF, présenté comme étant « le contrepoison aux poisons du mensonge, la raison claire contre les possédés (
) l'oiseau tonnerre dans le ciel capitaliste (
) ». Il se conclut ainsi : «LE COMMUNISME EST A L'ORDRE DU JOUR/Le communisme est l'ordre même des jours/Sang des martyrs - pollen leur lumière - Révolution leur bel été/Et pour tous du pain et des roses.»
Mais le texte le plus instructif est sans aucun doute La Voix de la Martinique, ce récit (voir ci-dessus) écrit en mars 1953, Césaire avait quarante ans. Il a été envoyé à Moscou pour suivre les funérailles de Staline. Ce texte, précise David Alliot, a été publié en russe. On ne sait pas s'il a été réécrit par les thuriféraires du régime. » On comprend aisément qu'il ait été renié.
(1) Quelques exemplaires seront vendus au prix de 400 ?. Une adresse électronique a été créée pour tous renseignements : 7poemesrenies@gmail.com (M
Quand Aimé Césaire chantait Staline
Un éditeur exhume des textes engagés reniés par le poète. Le Figaro Littéraire publie l'un d'eux, écrit à Moscou après les funérailles du Petit Père des peuples.
On ignore si son texte écrit en mars 1953 à l'occasion des funérailles de Staline a été ou non réécrit par les thuriféraires du régime soviétique.Une seule certitude : l'auteur l'a renié. Crédits photo : AFP
«J'ai passé sept jours à Moscou. Je suis arrivé dans la capitale soviétique pendant les journées de deuil, le lendemain de l'enterrement du généralissime Iossip Vissarionovitch Staline. Mais sa présence dans les pensées et les c?urs des gens était toujours perceptible. Des foules immenses emplissaient la place Rouge ; les innombrables gerbes apportées pour les obsèques du leader formaient une gigantesque colline de fleurs au pied du mur du Kremlin.
«La douleur des milliers et milliers de citoyens soviétiques témoigne de manière éloquente qu'il est dur pour eux de vivre la perte de leur meilleur ami.
«Staline est mort, mais tout autour parle de lui. La mémoire de Staline, ce n'est pas seulement la tristesse du peuple, c'est aussi une inébranlable détermination qui marque tous les visages, la détermination de protéger l'?uvre grandiose de Staline de toutes les atteintes ; c'est également l'unité indestructible du peuple soviétique qui s'est encore raffermie durant ces jours de malheur ; c'est sa volonté qui désormais va être concentrée sur la mobilisation de toutes ses forces pour achever l'ouvrage gigantesque d'un des plus grands bâtisseurs de l'Histoire.
«Tout, à Moscou, parle de la grandeur du leader défunt. Donc, qu'ai-je vu au cours de ces quelques jours ?
«J'ai vu un grand peuple blessé au c?ur même, mais empreint de la détermination à ne pas plier sous le coup atroce du destin. C'est un grand peuple amoureux de l'art, de la science, de la culture, un grand peuple occupé par le travail, par la gigantesque édification de la paix. C'est un grand peuple fier d'être actuellement le conservateur des plus grands trésors de la civilisation : liberté, égalité, pain et lumière pour tous. Un peuple qui sait que, sous toutes les circonstances, l'avenir lui appartient.
«Je suis le fils d'un des plus petits peuples du monde, celui du peuple de la petite île de Martinique, une possession française qui se trouve non loin des côtes de l'Amérique centrale et que contemplent avec convoitise les magnats des États-Unis.
«Je suis le fils du peuple persécuté avec acharnement par les chevaliers du Ku Klux Klan. Je suis originaire d'un petit pays qui souffre sous le joug du régime colonial. Mais j'ai visité l'Union soviétique, et je sais que la cause de la paix et de la libération nationale, la cause pour laquelle se bat le peuple de ma patrie et les peuples opprimés dans toutes les parties du monde, triomphera, car elle est indissolublement liée aux grandes idées de Lénine et de Staline ! »
Aimé Césaire, écrivain noir de l'île de la Martinique
Source : Litératournaïa Gazéta (Journal littéraire), n° 34, 19 mars 1953, p. 4. Texte traduit du russe par Arina Laudelout. Copyright : Succession Aimé Césaire/ Édition établie par David Alliot
Ces sept poèmes qui ne figurent pas dans ses ?uvres complètes
Rassemblés dans un volume à paraître, ils ont été écrits pour des revues d'obédience marxiste.
Certes, Aimé Césaire n'est pas le seul artiste à s'être fourvoyé dans le stalinisme. Éluard et Aragon, aussi. Mais l'auteur des Yeux d'Elsa n'a jamais renié ses poèmes et ses dithyrambes adressés à Staline et à Lénine. Césaire, lui, a préféré les renier. David Alliot, spécialiste de l'?uvre du chantre de la négritude et de
Céline, a retrouvé sept poèmes signés de Césaire. Ces textes ne figurent pas dans ses ?uvres complètes ni dans aucun de ses recueils. Ils sont éloquents et fleurent bon le marxisme. Bien sûr, il faut les restituer dans leur contexte, et éviter des jugements anachroniques. L'engagement radical et la véhémence vont avec l'époque de la guerre froide. Le poète estimait que le colonialisme et le nazisme ne faisaient qu'un. Mais, en octobre 1956, après le rapport Khrouchtchev qui révéla les crimes de Staline, Césaire adressa une longue lettre de démission à Thorez et avoua toute son horreur du stalinisme.
Dispersion
«De 1948 à 1950, Aimé Césaire, député maire de Fort-de-France et membre du PCF, a publié sept poèmes dans des revues d'obédience marxiste, explique David Alliot. Ces poèmes, qualifiés ultérieurement de poèmes de circonstance par leur auteur, n'ont jamais été repris dans les différentes publications d'Aimé Césaire, si l'on excepte Le Temps de la liberté, qui aura droit à une postérité (après modification).Leur dispersion dans différentes revues plus ou moins bien archivées n'a pas facilité leur connaissance.» Éditeur indépendant, David Alliot, qui a été l'un des maîtres d'?uvre du fac-similé du tapuscrit du Cahier d'un retour au pays natal, a rassemblé ces textes dans une édition pour bibliophiles à un tirage unique de 94 exemplaires hors commerce (1). Les Sept poèmes reniés ont été composés à la main sur papier des papeteries d'Arches par Vincent Auger et Nénad Doljancévic sur les presses typographiques de Vincent Auger, à Paris, un artisan à l'ancienne. Les titres sont évocateurs, comme Pour un gréviste assassiné, publié dans une brochure du Parti communiste - il sera repris en 1976 dans Le Progressiste, l'organe du Parti progressiste martiniquais. Dans cette même brochure, Césaire s'en prend au préfet Trouillé « Préfet bâtonnet de virus (
) ». Ailleurs, on peut lire «Quand Mister Churchill sourit aux anges/Je vois brûler Hiroshima ». Un autre poème est titré Maurice Thorez parle
, il est écrit en 1950 à l'occasion du cinquantième anniversaire du leader du PCF, présenté comme étant « le contrepoison aux poisons du mensonge, la raison claire contre les possédés (
) l'oiseau tonnerre dans le ciel capitaliste (
) ». Il se conclut ainsi : «LE COMMUNISME EST A L'ORDRE DU JOUR/Le communisme est l'ordre même des jours/Sang des martyrs - pollen leur lumière - Révolution leur bel été/Et pour tous du pain et des roses.»
Mais le texte le plus instructif est sans aucun doute La Voix de la Martinique, ce récit (voir ci-dessus) écrit en mars 1953, Césaire avait quarante ans. Il a été envoyé à Moscou pour suivre les funérailles de Staline. Ce texte, précise David Alliot, a été publié en russe. On ne sait pas s'il a été réécrit par les thuriféraires du régime. » On comprend aisément qu'il ait été renié.
(1) Quelques exemplaires seront vendus au prix de 400 ?. Une adresse électronique a été créée pour tous renseignements : 7poemesrenies@gmail.com (M
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