CHAUVIRÉ REND HOMMAGE A BOUVERESSE

Dans l'Obs du 17 mai 2021

« Bouveresse et ses affinités électives », par Christiane Chauviré

Jacques Bouveresse, décédé au début du mois de mai, n’a pas été un intellectuel « sans opinion » comme on l’a dit parfois, mais un homme de conviction. La philosophe Christiane Chauviré lui rend ici hommage.

Par Christiane Chauviré (philosophe, Professeur Emérite à Paris1)

 

 

Si Bouveresse n’a pas joué à l’intellectuel engagé, il n’a jamais été quelqu’un de neutre, philosophiquement et politiquement. Si l’on reprend la distinction faite par William James entre les tempéraments philosophiques (les coriaces et les mous), il n’a jamais été du côté des mous ou d’une forme affaiblie de telle ou telle doctrine. En témoignent ses ouvrages et ses articles polémiques, même s’il vaut mieux pour le comprendre se concentrer sur sa philosophie substantielle qui, sans poser des dogmes ou des thèses, comme Wittgenstein lui-même, classe Bouveresse parmi les coriaces, avec toujours un positionnement défini ; même si on ne saurait le caser dans une école ou une autre.

Au début il a voulu promouvoir une philosophie du langage dans la veine de Wittgenstein et Austin, mais aussi dans celle de Frege, Russell et Carnap, et pour cela il lui a fallu maîtriser une quantité de choses en logique, ce à quoi il s’est astreint pendant les années 1960-1970 : il a un vrai capital intellectuel de ce côté-là, du côté des coriaces. Il ne s’est donc pas borné à critiquer l’intellocratie parisienne, celle, d’abord, des structuralistes, puis celle des postmodernes. Il a élaboré une philosophie personnelle, qui s’apparente peu à ses idées de gauche et en est relativement indépendante. Il s’agit de la leçon qu’il a tirée de Wittgenstein, dont il est si proche, et certainement aussi de la logique, toujours à l’arrière-plan de ses textes, même si par ailleurs il s’est de plus en plus intéressé dans les années 1980-2000 à des écrivains comme Musil, avec qui il a tant d’affinités philosophiques, et Kraus, tout en prêchant un rationalisme pur et dur et cultivant l’idée de l’unicité et de l’universalité de la vérité jusque dans ces derniers ouvrages. Ce sont les seuls « dogmes » que l’on peut lui prêter ou lui reconnaître, car le réalisme qu’il a également soutenu n’est pas chez lui un dogme, mais une posture globale vis-à-vis de la réalité.

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L’intérêt de la philosophie analytique

La prose vigoureuse de Bouveresse avait trouvé sa vérité dans les années 1980-1990 dans la polémique d’inspiration éthique à l’image de celles d’un Kraus ou d’un Musil, ce qui lui permet de jouer un rôle plus visible dans la vie intellectuelle française. Le limiter au plaidoyer pour la philosophie analytique est donc réducteur, car il avouait modestement avoir surtout voulu attirer l’attention de ses compatriotes sur l’intérêt de cette philosophie anglophone, qui se caractérise par l’obligation d’argumenter ses prises de position. L’assimiler à un philosophe à l’autrichienne (comme les « trois B » : Bolzano, Brentano, Boltzmann), serait tout aussi réducteur. Mais, immensément cultivé, il s’intéresse de plus en plus, dans les années 2000, à la littérature, à l’éthique, la poésie, et enfin à la musique, qui fait l’objet de ses trois derniers livres, une trilogie consacrée à Wittgenstein et la musique. Dès les années 1960 il avait écrit dans Critique sur Gottfried Benn, le grand poète allemand, en dépit de ses choix politiques désastreux dans l’Allemagne des années 1930-1940.

Mais à ne pas évoquer ici Bourdieu et sa proximité à Bouveresse, on manquerait quelque chose d’important, car leurs combats respectifs sont parfois les mêmes. Le grand sociologue a joué un grand rôle en 1995 en le faisant entrer au Collège de France. Il s’en est suivi une amitié fraternelle entre eux, motivée entre autres par le fait que tous deux sont d’origine rurale : ils ont bénéficié de l’ascenseur social à une époque où il existait encore. Bourdieu trouve en Bouveresse une force théorique qu’il respecte, ils se sont retrouvés intellectuellement autour des questions du suivi de la règle, de l’habitus, des jeux de langage et du social, tandis que Bourdieu devenait, de son propre aveu, de plus en plus wittgensteinien. Bouveresse n’a donc pas été un « philosophe sans opinion » comme on l’a dit parfois, mais un homme de conviction, qu’on ne saurait tirer dans le sens d’une sorte de neutralité philosophique, sa proximité à Bourdieu le prouve assez. Bourdieu lui aussi combat le relativisme en sociologie et déplore l’usage relativiste de Wittgenstein qui a été celui notamment de l’Ecole d’Edimbourg (Bloor).

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Amitié avec Bourdieu

Pour donner un exemple d’affinité entre Bourdieu et Bouveresse, on peut se reporter à l’analyse anthropologique donnée par Wittgenstein des mathématiques comme champ disciplinaire doté d’un arrière-plan et d’une doxa. La communauté mathématique vue par Wittgenstein se singularise par l’explicitation de ses règles, et, en outre, comme tout champ, elle a sa doxa informulée et mise à l’abri de la discussion. Car il y a selon Bourdieu « des présupposés inscrits dans le fait même de discuter », par exemple la croyance aux bienfaits de l’argumentation rationnelle. Servant à « interdire la mise en question des principes de la croyance, qui menacerait l’existence même du champ », la doxa a une responsabilité dans cette « paisible unanimité » qu’on observe chez les mathématiciens selon Wittgenstein. Ils sont soudés par l’adhésion commune à un ensemble d’opinions implicites non négociables dont on ne sait même pas toujours qu’on les a.

En analysant la corporation mathématique d’un point de vue anthropologique comme un champ au sens de Bourdieu, Wittgenstein entend démystifier l’engouement de son époque pour le platonisme et la théorie des ensembles et à faire apparaître comme des actions rituelles un certain nombre de conduites « indigènes » qui sont celles des mathématiciens. Ainsi la démonstration elle-même, en tant que modèle reproductible, a beaucoup d’un rituel, voire d’une cérémonie. Proche de Wittgenstein sur ce point, Bourdieu note que « ceux qui décrivent les entités mathématiques comme des essences transcendantes oublient que la force contraignante des procédures mathématiques procède au moins pour une part du fait qu’elles sont acceptées, acquises et mises en œuvre dans et par des dispositions durables et collectives ». Il retrouve ici une problématique discutée dans « La force de la règle » de Bouveresse.

Ce n’est là qu’un point de rencontre entre les deux penseurs pour qui Wittgenstein était, du moins à certains égards, un modèle. Qu’ils se soient rejoints sur ce point et bien d’autres donne l’idée, ou l’espoir, que la philosophie peut, doit, continuer à exister.

Christiane Chauviré, bio express

Christiane Chauviré est une philosophe française, spécialiste de Ludwig Wittgenstein, auquel elle a consacré plusieurs ouvrages, dont « Comprendre l’art. L’esthétique de Wittgenstein » (2016) ou « Wittgenstein » (1989).

 

Christiane Chauviré (