Pour raison garder.(Cla)
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Karim Kattan, écrivain palestinien : « Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d’esprit »
Tribune . LE MONDE DU 11/10/2023
Prendre la parole aujourd’hui, en France, en tant que Palestinien, est un exercice périlleux. Les esprits sont échauffés, le discours médiatique et politique s’est verrouillé et recroquevillé. Est-il possible, alors, d’être entendu ? En écrivant, j’ai peur de m’exposer aux haines, aux accusations de barbarie ou au malentendu. Mais il faut bien écrire, car le paysage médiatique est saturé par toutes les voix, sauf les nôtres.
Je dis « voix », mais, depuis plusieurs jours, nous en sommes démunis. Les sentiments qui nous secouent sont intenses, éprouvants, contradictoires. Ils défient nos vocabulaires, car ils s’inscrivent non pas dans l’immédiat, mais dans le temps long, lent, de la peur, de l’attente, et des choses innommables. Des bouleversements qui nous sont si familiers mais qui revêtent aujourd’hui des formes nouvelles, inconnues.
Nous savons une chose, néanmoins : les morts restent morts et les blessés ne guérissent pas toujours. Un mort, c’est dix personnes, une famille, un village, en deuil et brisés. Un blessé, c’est souvent un corps mutilé. Quand l’attention internationale, cruelle et inconstante déesse, se tournera vers autre chose, les mutilés resteront mutilés et les morts resteront morts. Les décomptes qui nous tiennent en haleine masquent le temps profond de notre réalité, qui continuera quand le monde aura eu sa dose de nos agonies partagées et ne voudra plus nous regarder en face.
Un rapport de force dissymétrique
Je pourrais, il est vrai, faire un décompte d’un côté comme de l’autre − pour démontrer, par exemple, que, après une escalade de la violence, le nombre de victimes palestiniennes est toujours disproportionné face au nombre de victimes israéliennes, non pas par accident mais parce qu’il s’agit d’un rapport de force essentiellement dissymétrique. Ce serait entrer dans un jeu dont je voudrais, au moins un temps, m’éloigner, car il me dégoûte.
Cela ne veut pas dire que je veux ignorer le contexte. Au contraire : je veux dire ce qu’est la vie du colonisé − un complexe mélange de sentiments confus et étranges, difficiles, parmi lesquels, oui, il y a la haine envers l’oppresseur et la jubilation à voir tomber des murs. Si l’on veut faire un peu de sens avec ce qui nous arrive, il faut aussi accepter de comprendre l’effet que peut avoir sur un Palestinien l’image d’un bulldozer qui défonce une partie du mur d’apartheid, ou d’un tank renversé. Le comprendre n’implique en aucun cas que nous nous réjouissons des exactions commises par le Hamas qui ont suivi et dont nous sommes tous les victimes collectives, même si, évidemment, ces images en sont parties prenantes.
Deux idées contradictoires peuvent coexister, même en cette époque de polarisation, de superlatifs, de binarité, de vérités générales assénées dans les tribunes, sur les réseaux, partout où l’on parle et où l’on écoute. Le deuil ne se distribue pas entre ceux qui le méritent et ceux qui ne le méritent pas. On peut dire : les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave-party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne, et : Israël est une puissance coloniale féroce, coupable de crimes contre l’humanité. Reconnaître une horreur n’implique pas d’en minimiser une autre. Le destin de mon pays et des miens n’est pas un jeu à somme nulle.
Donner un contexte et du relief
Les Palestiniens vivent sous un joug terrible depuis soixante-quinze ans. La colonisation englobe des réalités quantifiables et vérifiables : assassinats, mutilations, expropriations, emprisonnements, séquelles psychologiques, et j’en passe. Les outils de cette colonisation sont variés. Des plus évidents, tels que l’armée où la majorité des Israéliens servent deux ou trois ans, les checkpoints, les colons et les bombardements ou le blocus de Gaza depuis 2007 ; aux moins spectaculaires, tels que les infrastructures routières, le système de permis, cruel et humiliant, qui régit le quotidien des Palestiniens, la division de la Cisjordanie en zones qui facilitent la colonisation et la mainmise sur des ressources, ou encore les détentions administratives arbitraires. Toutes ces choses constituent le crime contre l’humanité qu’est l’apartheid israélien − un terme attesté et démontré par de nombreuses organisations.
Ce que je cite se déroule pendant les périodes que les médias qualifient de « calmes ». Comme l’écrit de Gaza le journaliste Mohammed Mhawish, dans le magazine +972, le « calme », c’est quand « Gaza est bombardée, tandis que (…) des maisons sont démolies, des journalistes sont abattus, des ambulances sont attaquées, des mosquées sont vandalisées, des écoles sont gazées, et des Palestiniens sont massacrés ». Et, dans la même revue, son collègue israélien Haggai Matar écrit de Tel-Aviv : « L’effroi que ressentent actuellement les Israéliens, moi y compris, n’est qu’une infime partie de ce que les Palestiniens ressentent quotidiennement. »
Dire cela, est-ce minimiser l’effroi des Israéliens ou l’horreur des exactions commises de part et d’autre en ce moment même ? Ou est-ce donner un contexte et du relief, et rendre, de surcroît, leur humanité aux uns et aux autres ?
Un outil de libération
Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d’esprit. C’est en tant que Palestinien que j’écris, et aussi en tant qu’humaniste. Je pèse le sens de ce mot souvent galvaudé. Or les humanismes − je les préfère pluriels, ouverts − rendent possibles les contradictions, la nuance.
Cette dernière est une grande force, radicale. Elle n’est pas synonyme d’ambiguïté : au contraire, elle consiste à solliciter des mots précis pour décrire le monde de manière exacte. Dans un paysage politique et médiatique marqué par les superlatifs, la certitude, l’absolu, la performance, c’est un acte révolutionnaire. La nuance permet de reconnaître que ces choses sont, oui, compliquées, confuses, et insupportables, mais que nous devons quand même les comprendre, avoir le courage de les regarder en face.
Elle est un outil de libération, aussi bien pour le colonisé que pour le colon. Et, si je me trompe, si l’avenir prouve que tout cela n’est que vœux pieux et naïveté, je préfère me tromper avec dignité plutôt que d’avoir raison avec ignominie.
Karim Kattan est un écrivain palestinien, né à Jérusalem. Il écrit en anglais et en français. Son premier roman, « Le Palais des deux collines », est paru aux éditions Elyzad en 2021 et a reçu le Prix des cinq continents de la francophonie la même année. Son prochain roman, « L’Eden à l’aube », est à paraître en 2024.
Karim Kattan(Ecrivain palestinien)
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