Déboulonnage des statues : « L’anachronisme est un péché contre l’intelligence du passé »

  • Journal Le Monde du 24 juin 2020

 

TRIBUNE

 

Face à la « passion justicière » de certains, les historiens Jean-Noël Jeanneney, Mona Ozouf, Maurice Sartre, Annie Sartre et Michel Winock appellent à « fonder une culture partagée propice aux combats futurs ».

La fièvre iconoclaste qui s’est emparée d’un certain nombre de groupes épris de passion justicière, projetant de déboulonner les statues de certaines figures historiques, de débaptiser des lieux publics, de changer le nom de rues et d’établissements scolaires, a paru d’abord dérisoire. Mais sa contagion serait un danger pour les principes républicains.

Que la chute d’une dictature appelle un peuple à renverser spontanément et à effacer les représentations des tyrans : on fait plus que le comprendre, on a pu en être joyeux, souvent, on espère pouvoir l’être encore demain, tout autour de la Terre. En revanche, en démocratie, pareille initiative revient aux élus du peuple, quel que soit le niveau de leur responsabilité.

Dans tous les cas, il appartient aux élus et aux gouvernants qui sont responsables devant l’opinion de prendre garde à une idée simple. Il n’est pas seulement absurde, il est néfaste de s’abandonner à un danger majeur que les historiens connaissent bien. Il s’agit de l’anachronisme. Ce péché contre l’intelligence du passé consiste, à partir de nos certitudes du présent, à plaquer sur les personnages d’autrefois un jugement rétrospectif d’autant plus péremptoire qu’il est irresponsable.

Parlons concret. Nous fustigeons aujourd’hui le racisme, la misogynie, l’homophobie, le cléricalisme meurtrier, les massacres de masse… Nous n’en avons certes pas triomphé, mais notre monde occidental en affiche au moins, en général et bien heureusement, la détestation. Oui. Mais si on en pourchasse après coup les manifestations, songeons qu’il n’est plus d’hommage qu’on puisse continuer de rendre à un grand nombre de personnages du passé, illustres ou notoires. Ni en pierre, ni en bronze, ni en dénominations de toutes sortes.

Périclès possédait des esclaves et il n’a pas donné, créant la démocratie grecque, le droit de vote aux femmes. Jules César s’est montré, en Gaule, d’une affreuse cruauté envers les habitants des villes qui ne s’étaient pas spontanément rendues. Ces grands socialistes que furent Fourier et Proudhon étaient antisémites. Les pères fondateurs de notre IIIe République étaient, à de rares exceptions près, colonialistes.

Observons que si nous cédons à cette frénésie moralisante, il va falloir débaptiser d’urgence nos lycées parisiens. Charlemagne a écrasé les Saxons dans le sang pour les convertir de force. Saint Louis a imposé la rouelle aux Juifs, bien avant l’étoile jaune, Louis le Grand a fait ravager la Franche-Comté (entre autres) avec une brutalité sauvage. Voltaire, auteur de la pièce fameuse Le Fanatisme ou Mahomet, était d’autre part ouvertement judéophobe.

Janson de Sailly, trompé par sa femme, a interdit que dans l’établissement qu’il fondait au début du XIXe siècle aucune jeune fille fût jamais admise. Du côté des noms de rues, dans toutes les villes et villages de France, on pourrait aisément poursuivre la démonstration. A chacun de choisir son exemple, près de chez soi.

Quant à l’idée exprimée par un ancien premier ministre de débaptiser la salle Colbert au Palais-Bourbon, elle a laissé stupéfait. Rien de plus odieux à nos yeux que le Code noir dont Colbert, grand homme d’Etat, fut l’initiateur (il est mort en 1683 et le code fut signé par son fils en 1685). Soit. Mais comment ne pas rappeler qu’il s’agissait d’une tentative pour encadrer et réglementer les comportements criminels de nombreux colons et d’adoucir un peu (oh ! certes très peu) le sort terrible de ceux qui en étaient victimes ?

 

C’était en un temps où l’Occident entier, tout comme le monde arabe, acceptait l’esclavage et la traite, quelque sinistre que cela nous apparaisse aujourd’hui. Comme le faisaient ensuite, un siècle plus tard encore, les pères fondateurs des Etats-Unis. Tous avaient des esclaves. Jefferson et Washington doivent-ils se sentir, à Paris, menacés sur leurs socles ?

La liste serait sans fin. Tenons-en nous là. Pour marquer d’abord que latitude est donnée à nos contemporains d’exposer de toutes les façons possibles les signes et les emblèmes d’une admiration pour toutes celles, tous ceux dont l’action et la trace nous semblent, au présent, honorer notre idée du Bien. Ainsi d’ailleurs est-il fait souvent. Le Panthéon peut en accueillir quelques-uns, au nom de la « patrie reconnaissante ».

 

Surtout, il faut nous hâter de dire quel doit être à nos yeux le devoir primordial de ceux qui, dans les divers lieux de la pédagogie républicaine, à l’école, à l’université et dans les médias, ont la charge de former des citoyens : non pas faire passer l’histoire sous le rabot uniforme d’une déploration rétrospective, mais remettre tout dans son contexte, expliquer, expliquer, expliquer. Avec la ferme ambition de fonder, dans l’extrême complexité de l’histoire, une culture partagée qui soit propice aux combats futurs. A l’avantage des valeurs que nous célébrons et qu’il nous revient de servir en y préparant nos enfants et en leur apprenant à marier la lucidité avec le courage.

Signataires : Jean-Noël Jeanneney, historien, ancien secrétaire d’Etat (1991-1993) et président de la Bibliothèque nationale de France (2002-2007) ; Mona Ozouf, historienne et philosophe, spécialiste de l’éducation et de la Révolution française ; Maurice Sartre, historien, spécialiste de l’histoire du monde antique ; Annie Sartre, historienne, spécialiste de l’archéologie funéraire et de l’épigraphie grecque et latine ; Michel Winock, historien, spécialiste de l’histoire de la République française et des idées politiques.