En 1871, la France, martyrisée et outragée, doit payer le prix fort à l’Allemagne

LE MONDE    

30juillet 2023

 

Par Jérôme Gautheret  et Thomas Wieder  (Berlin, correspondant) 

 

La guerre de 1870 contre la Prusse, nouvel épouvantail européen, se termine en tragédie diplomatique pour Paris : la défaite militaire est totale, les conditions de l’armistice humiliantes et le territoire national amputé.

C’est une ancienne station-service, habitée par un couple de retraités, au bord d’une petite route de campagne. Avec ses bacs à fleurs, ses nains de jardin et ses animaux en porcelaine, on ne peut pas la rater. Mais ce qui attire encore davantage le regard, ce sont deux grandes images accrochées sous l’auvent où se trouvaient jadis des pompes à essence. Deux reproductions de peintures montrant des colonnes de soldats et de chevaux dans un paysage enneigé. Entre les deux, un écriteau indique « 1871 ».

Des soldats… 1871… On pense à la guerre entre la France et l’Allemagne. En même temps, on s’interroge : pourquoi en cultiver le souvenir ici, aux Verrières, village suisse de 650 habitants dont on ne voit pas a priori le lien avec ce conflit ? Pour avoir la réponse, les deux retraités qui vivent là ne se feront pas prier pour vous faire un cours d’histoire au débotté : « Vous voyez ces maisons, à 100 mètres ? C’est là qu’est la frontière avec la France. Eh bien en 1871, quand les Prussiens ont gagné la guerre, c’est là qu’a déboulé l’armée française du général Bourbaki, qui battait en retraite. Et c’est ici, sur la route devant chez nous, que ces malheureux soldats ont été recueillis par la Suisse. »

Aux Verrières, Daniel et Lucette Haldi ne sont pas les seuls à entretenir la mémoire de cet épisode qui a droit à quelques lignes, au mieux, dans les livres d’histoire. Dès la frontière franchie, l’automobiliste venant de France ne peut manquer le panneau « Bienvenue au pays des Bourbaki ».

Un kilomètre plus loin, un bistro propose de la « bière Bourbaki », de l’« absinthe Bourbaki », de la « confiture Bourbaki », des « biscuits Bourbaki » et même un petit musée où des dépliants signalent un « parcours didactique Bourbaki », à faire à pied en une heure et jalonné d’une dizaine d’étapes : le temple protestant du village, transformé pour l’occasion en hôpital de campagne, une stèle rappelant que 33 soldats français sont enterrés ici, un « tilleul de la paix » planté en 2013, un wagon d’époque ou encore la maison où fut signée, au petit matin du 1er février 1871, la convention autorisant l’armée du général Bourbaki à pénétrer en Suisse à condition de déposer les armes.

Au total, près de 88 000 soldats français sont entrés en Suisse entre le 1er et le 3 février 1871. Encerclés par les Allemands à Pontarlier (Doubs), à une quinzaine de kilomètres de la frontière, ils n’avaient pas été prévenus que l’armistice signé le 28 janvier excluait la zone où ils se trouvaient, ce qui les conduisit à reculer en toute hâte face à un ennemi qui, lui, continuait de combattre. Quant au général Charles Denis Bourbaki (1816-1897), il n’était plus en état de commander ses troupes. Le 26 janvier, pour éviter le déshonneur d’une reddition, il avait tenté de se suicider d’une balle dans la tête. Sans succès.

« Spectacle saisissant »

Dans un rapport de 300 pages rédigé deux ans plus tard, le major suisse Emile Davall raconte : « Le spectacle que présenta l’entrée des troupes françaises (…) fut saisissant, et le cœur était profondément ému à l’aspect de telles souffrances. (…) Un très grand nombre [de soldats] marchaient les pieds nus ou enveloppés de misérables chiffons ; leurs chaussures faites avec un cuir spongieux, mal tanné, et la plupart du temps trop étroites, n’avaient pu supporter les marches dans la neige et la boue ; (…) les semelles étaient absentes ou dans un état pitoyable, aussi beaucoup de ces malheureux avaient-ils les pieds gelés ou tout en sang. (…) Les chevaux surtout présentaient le plus piteux aspect : affamés, privés de soins depuis longtemps, mal harnachés souvent, leur corps n’offrait parfois qu’une plaie dégoûtante ; maigres, efflanqués et pouvant à peine se tenir sur leurs jambes, ils cherchaient à ronger tout ce qui se trouvait à leur portée : des jantes de roues, de vieux paniers, la queue et la crinière de leurs voisins… »

 

Pour prendre pleinement la mesure du « spectacle saisissant » décrit par le major Davall, il faut aller à Lucerne. Là, au cœur de la Suisse, se trouve la représentation la plus célèbre de l’arrivée des Bourbaki aux Verrières : une impressionnante toile cylindrique de 112 mètres de circonférence sur 14 mètres de haut, réalisée par le peintre suisse Edouard Clastres, lui-même témoin des événements. Inaugurée à Genève en 1881, elle fut déplacée huit ans plus tard à Lucerne, où une rotonde fut construite exprès pour l’exposer au public sur une place du centre-ville. Une attraction touristique était née. Un peu raccourcie dans sa hauteur après la transformation du bâtiment en parking dans les années 1920, cette œuvre monumentale est aujourd’hui la pièce maîtresse du Panorama Bourbaki, un centre culturel ouvert en 2000, après la fermeture du parking, où cohabitent une bibliothèque, une galerie d’art contemporain, un cinéma et un café.

Comme le « parcours didactique » des Verrières, le « panorama » de Lucerne témoigne de la forte empreinte qu’ont laissée les Bourbaki dans la mémoire de la Suisse. Leur séjour y fut pourtant bref : après la signature des préliminaires de paix avec la France, le 26 février 1871, l’Allemagne consentit à leur rapatriement et, dès la fin mars, la plupart étaient de retour chez eux.

« Les Bourbaki ne sont restés que six semaines, mais pour l’identité suisse, c’est un événement fondateur, explique l’historien Patrick Deicher, président de la Fondation Panorama Bourbaki. Vingt-trois ans après l’adoption de la Constitution fédérale [de 1848], leur accueil dans près de 200 communes à travers le pays fut une expérience partagée par l’ensemble du peuple suisse. Ce fut aussi la première grande opération de la Croix-Rouge suisse, créée cinq ans plus tôt. Pour la Suisse, c’est un souvenir positif qui colle avec son image de “nation humanitaire”. Pour la France, c’est l’inverse dans la mesure où cet épisode marque le point d’aboutissement d’une guerre qui fut une véritable débâcle. »

Il n’était pas écrit que cette guerre se termine en ces premières semaines de 1871, et surtout ainsi. Six mois plus tôt, c’est une France sûre d’elle-même qui a décidé d’affronter la Prusse. On en connaît la raison : la crainte grandissante qu’inspire celle-ci depuis qu’elle a vaincu l’Autriche à Sadowa, en 1866, ce qui lui a permis d’unifier son territoire en annexant les duchés et royaumes situés entre sa partie orientale et sa partie rhénane, puis de prendre la tête, l’année suivante, de la Confédération de l’Allemagne du Nord.

Une crainte redoublée par l’hypothèse de l’arrivée sur le trône d’Espagne du prince Léopold von Hohenzollern, parent éloigné du roi de Prusse, Guillaume Ier, pour remplacer la reine Isabelle II, chassée du pouvoir en 1868. Le prince aura beau retirer sa candidature, le 12 juillet 1870, cela ne suffit pas à sauver la paix. Le lendemain, la dépêche d’Ems, rédigée par le chancelier prussien Otto von Bismarck, pousse l’empereur français, Napoléon III, à déclarer la guerre, ce qu’il fait le 19 juillet.

La fin d’un empire

Assumée d’un « cœur léger », selon la formule lancée à la tribune du Palais-Bourbon par le chef du gouvernement, Emile Ollivier, cette guerre vire très vite au cauchemar pour la France, qui se découvre sans véritables alliés, diplomatiquement isolée et face à un adversaire moins désuni que prévu.

Disposant de troupes plus nombreuses, mieux commandées et mieux équipées, la Prusse, alliée aux Etats du sud de l’Allemagne (Bavière, Wurtemberg, Bade, etc.), écrase les armées du Second Empire en seulement un mois. Le 1er septembre 1870, depuis Sedan assiégée et bombardée, Napoléon III, qui à 62 ans a décidé de prendre lui-même le commandement des opérations malgré la « maladie de la pierre » qui l’affaiblit terriblement, fait porter à Guillaume Ier un message annonçant sa capitulation. « Monsieur mon frère, n’ayant pu mourir à la tête de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. »

Les deux hommes se rencontrent le lendemain dans un château situé à quelques kilomètres de la sous-préfecture des Ardennes. L’entrevue dure quinze minutes. Dans une lettre qu’il écrit le soir même à son épouse, Eugénie, Napoléon III confie : « Il m’est impossible de dire ce que j’ai souffert et ce que je souffre. (…) J’aurais préféré la mort à une capitulation si désastreuse, et cependant, (…) c’était la seule manière d’éviter une boucherie de 60 000 personnes. (…) Je pense à toi, à notre fils, à notre malheureux pays. (…) Je viens de voir le roi. Il met à ma disposition un de ses châteaux près de Hesse-Cassel [entre Francfort et Hanovre]. Mais que m’importe où je vais ! Je sens que ma carrière est brisée, que mon nom a perdu de son éclat. Je suis au désespoir. »

La guerre aurait pu s’arrêter ce 2 septembre 1870. Encore eût-il fallu que Napoléon III demande à entamer des pourparlers en vue de conclure la paix. Or, il ne le fait pas : en se contentant de capituler, autrement dit de reconnaître la défaite de son armée, il fait de cette reddition un geste personnel, laissant à son gouvernement le soin de négocier les conditions d’un éventuel armistice. Les choses, on le sait, ne se passeront pas ainsi.

En se constituant prisonnier, Napoléon III précipite la chute du Second Empire. Celle-ci est actée deux jours plus tard, le 4 septembre, avec la proclamation de la République à l’Hôtel de ville de Paris, suivie de la constitution d’un « gouvernement de la défense nationale », dont la direction est confiée au général Trochu, le gouverneur de la capitale. Or, la première déclaration de celui-ci est résolument martiale : « En acceptant le pouvoir dans la crise formidable que nous traversons, nous n’avons pas fait œuvre de parti. Nous ne sommes pas au pouvoir, mais au combat. (…) Nous n’avons qu’un but, qu’une volonté : le salut de la patrie, par l’armée et par la nation, groupées autour du glorieux symbole qui fit reculer l’Europe il y a quatre-vingts ans. Aujourd’hui comme alors, le nom de République veut dire : union intime de l’armée et du peuple pour la défense de la patrie. »

« Excessive froideur »

Continuer la guerre, donc. Mais à quel prix ? Et dans quel but ? « Après le 4 septembre 1870, la guerre n’a plus exactement le même sens. Pour les républicains, il ne s’agit plus de défendre un régime [le Second Empire] qu’ils combattaient mais de protéger un territoire menacé d’invasion », explique l’historien Jean-François Chanet, professeur à Sciences Po et spécialiste du XIXe siècle. Reste que si la proclamation de la République ouvre un nouveau chapitre de l’histoire politique de la France, elle ne change rien sur le plan militaire. Sedan tombée, les Prussiens font désormais route vers Paris, qu’ils commencent à encercler, le 17 septembre. Au sein du gouvernement, certains pensent opportun de prendre langue avec eux, ne serait-ce que pour connaître leurs intentions.

C’est le cas du ministre des affaires étrangères, Jules Favre. Figure de l’opposition républicaine sous le Second Empire, cet avocat lyonnais de 61 ans fait partie des rares députés (10 contre 245) à avoir voté, le 15 juillet, contre les crédits de guerre. Le 20 septembre, il se rend au château de Ferrières, à 30 kilomètres à l’est de Paris, pour y rencontrer Bismarck. Son message est simple : le gouvernement qu’il représente n’a pas de « haine contre l’Allemagne » et a « toujours condamné la guerre que [Napoléon III] lui a faite dans un intérêt dynastique ». Dès lors, une conclusion s’impose : « Arrêtons cette lutte barbare qui décime les peuples au profit de quelques ambitieux. »

Comme la défaite de Sedan, trois semaines plus tôt, l’entrevue de Ferrières aurait pu être l’occasion de mettre fin à la guerre. A nouveau, il n’en est rien, cette fois en raison de la demande que formule, ce jour-là, le chancelier prussien : la cession par la France de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, une vieille revendication des nationalistes prussiens depuis les guerres de 1813-1815 contre Napoléon Ier, restée relativement marginale dans le débat public jusqu’à l’été 1870.

A son retour à Paris, Jules Favre en informe ses collègues, qu’il retrouve dans la nuit du 20 au 21 septembre 1870. Son compte rendu est publié deux jours plus tard dans le Journal officiel : « Ils me témoignèrent une excessive froideur. (…) Mes auditeurs ne se continrent plus lorsqu’ils entendirent les conditions que la Prusse entendait mettre à un armistice. Tous se récrièrent énergiquement contre la supposition qu’une négociation dût être essayée sur de telles bases. Je partageais leur avis. Je fus chargé de le faire connaître à M. de Bismarck. »

Les Français savent maintenant à quoi s’en tenir. Entrés en guerre à la suite d’une « histoire assez banale de rivalité entre deux dynasties européennes autour du sort de la monarchie espagnole », selon l’expression de l’historien Jakob Vogel, les voilà dorénavant engagés dans un combat dont l’enjeu est clair : défendre l’intégrité d’un territoire dont une partie est officiellement revendiquée par une puissance étrangère. Dans un premier temps, l’esprit de résistance s’en trouve renforcé. Il a pour principal visage un jeune ministre républicain de 32 ans : Léon Gambetta.

Victoire militaire et symbolique

De la ville de Tours, qu’il a rejointe le 9 octobre après avoir quitté Paris en ballon, celui qui cumule désormais les portefeuilles de l’intérieur et de la guerre réussit en un temps record à créer trois nouvelles armées, à mobiliser environ 600 000 hommes, qui s’ajoutent aux quelque 150 000 combattants alors disponibles, et à importer d’importantes quantités d’armes et de munitions, notamment depuis les Etats-Unis, où des stocks ont été accumulés lors de la guerre de Sécession (1861-1865).

Ces efforts ne suffiront pas à inverser le rapport de force. Pas davantage que l’arrivée, aux côtés des Français, de quelques milliers de volontaires internationaux, des Italiens emmenés par Giuseppe Garibaldi, mais aussi des Espagnols, des Hongrois, des Polonais, des Américains, et même des « zouaves » pontificaux… Dans cette guerre désormais étendue à toute la moitié nord de la France, les Allemands continuent d’affirmer leur supériorité : après la reddition du maréchal Bazaine, à Metz, le 27 octobre, ils prennent Saint-Quentin le 16 novembre, Amiens le 28 novembre, Rouen et Orléans le 5 décembre, puis commencent à bombarder Paris le 5 janvier 1871.

Ecrasée militairement, la France l’est aussi symboliquement : le 18 janvier 1871, le roi Guillaume de Prusse est proclamé « deutscher Kaiser » (« empereur allemand ») au château de Versailles. En présence de tous les princes allemands – à l’exception de Louis II de Bavière, représenté par son frère Otto – et de nombreux militaires en uniformes rutilants, la cérémonie a lieu dans la galerie des Glaces, sous les peintures de Charles Le Brun glorifiant les victoires de Louis XIV, parmi lesquelles Le Passage du Rhin en présence des ennemis (1672)…

Cette accumulation de défaites remet en selle ceux qui, au sein du gouvernement français, n’ont au fond jamais voulu de cette guerre. Le 21 janvier 1871, Jules Favre, encore lui, rencontre de nouveau Bismarck, cette fois à Versailles. Cinq jours plus tard, les deux hommes signent un armistice qui prévoit l’élection d’une assemblée chargée de « se prononcer sur la question de savoir si la guerre doit être continuée ou à quelles conditions la paix doit être faite ». La campagne dure dix jours, dans l’improvisation la plus totale et des conditions peu sereines, dans la mesure où une trentaine de départements sont occupés totalement ou partiellement par les Allemands et où ceux-ci ont interdit les réunions publiques.

Le 8 février, le résultat est sans appel : 400 députés monarchistes sont élus contre seulement 200 républicains et une trentaine de bonapartistes. Le désir d’ordre à l’intérieur et de paix à l’extérieur a triomphé : à part une quarantaine d’élus républicains de tendance radicale ou socialiste, favorables à la poursuite des combats, l’écrasante majorité veut en finir avec cette guerre qui a coûté la vie à 139 000 Français (50 000 Allemands). Un nouveau gouvernement est formé. A sa tête, un vétéran de la politique : Adolphe Thiers, 73 ans, ancien président du conseil du roi Louis-Philippe, figure de l’opposition sous le Second Empire et contempteur de l’entrée en guerre, en 1870.

Les foudres de Victor Hugo

Elu « chef du pouvoir exécutif de la République française » par la nouvelle assemblée réunie dans le Grand Théâtre de Bordeaux, le 13 février 1871, Thiers arrive à Versailles, huit jours plus tard, pour négocier avec les Allemands. Il est immédiatement mis en condition. A la préfecture, le nouvel empereur Guillaume lui fait savoir que Bismarck a « ordre de terminer promptement ». Juste après, le chef d’état-major Helmuth von Moltke lui déclare : « Estimez-vous heureux d’avoir M. de Bismarck pour interlocuteur. Si c’était moi, j’occuperais votre pays pendant trente ans et, dans trente ans, il n’y aurait plus de France. »

Après cette mise en bouche glaciale, Thiers retrouve Bismarck, qui le prévient d’emblée sur ses intentions : « Je vous ai déjà demandé l’Alsace et certaines parties de la Lorraine. Je vous rendrai Nancy, quoique le ministre de la guerre veuille le garder ; mais nous conserverons Metz pour notre sûreté. Tout le reste de la Lorraine française vous demeurera. » Les négociations durent cinq jours. Au bout du compte, Thiers obtient que la France conserve Belfort, héroïquement défendue par le colonel Denfert-Rochereau, mais en échange de douze communes mosellanes situées à l’ouest de l’axe Metz-Thionville. Il parvient également à faire baisser à 5 milliards de francs la « rançon » à verser à l’Allemagne, soit 1 milliard de moins que ce que réclamait Bismarck.

 

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Maigres satisfactions, car, pour le reste, les Allemands obtiennent tout ce qu’ils veulent, y compris le droit de faire défiler leurs troupes sur les Champs-Elysées, ce qui est loin d’être anecdotique compte tenu de la résistance acharnée dont a fait preuve Paris pendant quatre mois de siège. « Les Allemands étaient rayonnants », rapportera Jules Favre, qui a participé aux échanges en tant que ministre des affaires étrangères, poste qu’il a conservé dans le nouveau gouvernement issu des élections du 8 février. « En voiture, [Thiers] a fondu en larmes. (…) L’après-midi était superbe. J’aurais voulu être au cercueil. »

Signé le 26 février, le « traité préliminaire » de paix est ratifié, trois jours plus tard, par l’Assemblée nationale. La majorité est nette : 546 voix pour, 107 contre. Ces chiffres ne disent toutefois rien de la colère que suscite cette paix aussitôt qualifiée de « honteuse » par ses détracteurs. A commencer par Victor Hugo, qui, le 1er mars, prononce à la tribune un discours mémorable : « Si l’œuvre violente à laquelle on donne en ce moment le nom de traité s’accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c’est fait du repos de l’Europe ! Il y a désormais en Europe deux nations qui seront redoutables : l’une parce qu’elle sera victorieuse, l’autre parce qu’elle sera vaincue. (…) De ces deux nations, l’une triomphante et sujette, l’autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre ? Toutes les deux ! (…) Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l’honneur de son pays ; je ne la voterai point, parce qu’une paix honteuse est une paix terrible. »

La France revoit ses ambitions

Une « paix terrible ». On ne saurait mieux dire. A l’étranger, on comprend vite que cette guerre franco-allemande n’est pas qu’un conflit entre deux pays, mais que ses conséquences intéressent toute l’Europe. « Cette guerre représente la Révolution allemande, un événement politique plus grand que la Révolution française du siècle dernier, déclare ainsi le leader des conservateurs britanniques, Benjamin Disraeli, le 9 février 1871. Il n’est pas une tradition diplomatique qui n’ait été balayée. (…) L’équilibre des puissances a été entièrement détruit, et le pays qui en souffre le plus et ressent le plus les effets de ce changement est l’Angleterre. »

La défaite est totale, sans appel, et les conditions de l’armistice, si humiliantes, nourrissent dans les villes un fort ressentiment. A Paris, qui venait de subir quatre mois de siège, élisant malgré tout des députés républicains dont beaucoup étaient partisans de la guerre à outrance, il suffira d’une étincelle (la volonté du gouvernement de récupérer les canons de la garde nationale installés sur la butte Montmartre) pour déclencher l’insurrection. Expérience désespérée de démocratie directe, la Commune de Paris dure à peine deux mois, du 18 mars au 28 mai 1871. Mais l’aura glorieuse de cette expérience unique – ainsi que les milliers de morts de la terrible répression qui s’ensuivit – marquera les esprits au point d’occulter le souvenir de l’effondrement total de l’armée française.

Après l’arrêt des combats commence une période de près d’un demi-siècle de paix en Europe occidentale. Humiliée, la France est désormais convaincue qu’elle n’est plus de taille face à l’Allemagne. Aussi déplace-t-elle ses ambitions vers l’empire colonial, tout en cherchant des alliés sur le théâtre européen, d’abord la Russie tsariste (1893), puis l’Angleterre (1904). Quelle place occupe alors, dans l’opinion, la volonté de revanche ? Les acquis récents de l’historiographie ont battu en brèche l’idée d’une France unanimement revancharde, considérant que le souvenir de 1871 a peu compté en 1914, au moment du déclenchement de la première guerre mondiale. Sans doute, en revanche, a-t-il été central en 1919 lorsqu’il s’est agi, après la victoire, de faire payer l’Allemagne.

 

Thomas Wieder Berlin, correspondant