En plein doute, le fact-checking cherche à se réinventer

A lire très attentivement.

En plein doute, le fact-checking cherche à se réinventer

Polarisation des débats, théories du complot, harcèlement… Face aux limites de la vérification de l’information et à ses effets de bord, les acteurs de cette jeune profession cherchent de nouvelles parades.

Par William Audureau(Oslo, envoyé spécial) et Jonathan Parienté(Oslo, envoyé spécial)

Publié le 08 juillet 2022  LE MONDE

 

Analyse. Le fact-checking, cette discipline journalistique popularisée dans les années 2000 et consistant à vérifier un propos public, qu’il émane d’une personnalité ou d’un quidam, n’a jamais semblé être aussi nécessaire. Covid-19, guerre en Ukraine, dérèglement climatique, élections contestées : les fausses informations, terme que l’on préférera au galvaudé « fake news », pullulent. « Les faits sont sous un feu nourri d’attaques », résume Baybars Orsek, directeur du réseau international de fact-checking, qui a réuni, fin juin, à Oslo, en Norvège, quelque cinq cents journalistes et chercheurs pour le congrès de la discipline. Le fact-checking y est apparu à la fois en plein boom et en plein doute.

La pandémie a été vécue comme un travail de Sisyphe. « Voir les rumeurs antivax partagées vingt-cinq mille fois par jour et, malgré notre travail, les retrouver aussi nombreuses le lendemain, c’était éprouvant pour ma propre santé mentale », reconnaît Tijana Cvjeticanin, journaliste de Bosnie-Herzégovine. Un sentiment d’impuissance, une impression rageante d’écrire dans le vide, partagée par beaucoup de journalistes de vérification. « Nous avons corrigé plein de fausses informations. Et pourtant, les gens y croient toujours. C’est fascinant, mais étrange en même temps », déplorait Alec Dent, journaliste de vérification, sur le site américain The Dispatch.

Le biais de confirmation

Les limites à l’efficacité du fact-checking sont bien connues. L’une d’elles est psychologique : c’est le biais de confirmation. Face à la contradiction, perçue comme insupportable, le cerveau humain tend à ignorer un argumentaire trop contrariant. Un phénomène qui tient parfois du « religieux », estime Alec Dent, commentant l’obstination des supporteurs de Trump à défendre la thèse du « vol » de l’élection. Cette opiniâtreté s’accompagne aussi souvent d’une forme d’agressivité vis-à-vis des journalistes de vérification eux-mêmes, comparés par leurs détracteurs à un « ministère de la vérité », quand ils ne sont pas la cible de diffamation ou de harcèlement. « Mais pourquoi ne nous aiment-ils pas ? », se désespérait un fact-checker, suscitant rires amers et sourires crispés.

Faut-il pour autant jeter le fact-checking aux oubliettes, comme une expérience ratée qui a consisté à vider l’océan avec une petite cuillère ? Cette question existentielle, tous les journalistes se la posent au quotidien.

On peut également se la poser autrement : si des équipes spécialisées ne faisaient pas l’effort de vérifier les informations, de rendre disponibles des éléments de réponse, de contexte ou de compréhension, si nous baissions les bras face à une marée d’infox, comment un citoyen de bonne foi pourrait-il se renseigner sur ce traitement miracle contre le Covid-19, dont il a lu les louanges sur Facebook mais qui serait dissimulé à dessein par Big Pharma ? Sur les prétendues preuves du trucage des élections françaises grâce aux machines à voter de la société américaine Dominion (pourtant utilisées nulle part en France) ? Sur les supposés laboratoires biomilitaires secrets en Ukraine ?

Ces infox ont bénéficié d’une exposition majeure sur des sites et des comptes de réseaux sociaux peu scrupuleux. Beaucoup d’entre nous y sont exposés, certains y croient dur comme fer. Mais beaucoup également ont froncé les sourcils en les lisant et ont eu besoin d’en savoir davantage. Le fact-checking s’adresse d’abord à eux, ceux qui soupèsent la véracité d’une information avant de la partager, les sceptiques plutôt que ceux qui entretiennent un rapport « religieux » à des thèses que n’étaye aucun fait.

Pourtant, la profession des fact-checkers n’est pas exempte de responsabilité. Elle a sous-estimé l’impopularité de certaines pratiques et notamment de l’application du tampon « faux », si sec et blessant. Elle a cédé à la tentation d’explications aux allures de cours magistral. « Peu de gens ont besoin d’autant de contexte et de détails », a prévenu, à Oslo, Joan Donovan, directrice de recherches en sciences politiques à Harvard. La profession a été trop péremptoire, oubliant que, dans un monde complexe, il existe une infinité de nuances entre le vrai et le faux, et que les connaissances scientifiques pouvaient contredire, en quelques semaines, ce qu’on pensait établi, sapant sa crédibilité.

 

Expliquer le vrai plutôt que dénoncer le faux

Pour Kathleen Jamieson, cofondatrice de l’un des principaux sites anglophones, FactCheck.org, « nous avons passé énormément de temps à contrer des fausses informations très spécifiques, mais pas assez à faire le plus important : expliquer le fonctionnement général des vaccins et restaurer la confiance dans les autorités de santé ». Il ne s’agirait ainsi plus tant de contredire frontalement que de déconstruire les récits, d’expliquer le vrai plutôt que de dénoncer le faux.

Face à la désinformation, une autre piste résiderait dans l’incarnation, plus que dans l’explication. La journaliste américaine Anna Applebaum, Prix Pulitzer 2004, prend en exemple le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui, par sa manière d’être – simplicité, langage franc, vidéos en selfie –, a davantage fait pour désamorcer la désinformation le visant que des centaines d’articles : « Le message “je suis un homme ordinaire dans un monde extraordinaire” est une manière de faire comprendre qu’il n’est pas un nazi, sans le dire. Même s’il y a une part de communication, il est très fort pour contrer la propagande russe. »

D’autres suggèrent d’aller plus loin encore dans la remise à plat du fact-checking. « Pourrions-nous utiliser l’humour, mettre de l’émotion, voire des mèmes, sans renier notre sérieux ni dérouter les lecteurs ? », s’interroge Olivia Sohr, directrice innovation du site de fact-checking argentin Chequeado. Ces ressorts sont absents dans le fact-checking, comme si les journalistes s’étaient persuadés que la vérité serait plus séduisante en habits tristes, alors même que la complosphère en fait un usage intensif et, manifestement, efficace.

William Audurea