En Russie, il n’y a jamais eu de triomphe du droit, et nous continuons d’en payer le prix »

 

Le but des autorités russes est de « créer une atmosphère de peur », dit Elena Jemkova, directrice exécutive de Memorial, une ONG russe de défense des droits humains qui poursuit son travail de mémoire, malgré sa dissolution.

Propos recueillis par Florent Georgesco

Publié le 08 juillet 2022  dans LE MONDE

 

Le 28 décembre 2021, la Cour suprême de Russie prononçait la liquidation de Memorial International, l’une des plus importantes ONG du pays, fondée en 1987 sous le nom de Memorial Moscou – avant de prendre de l’ampleur et de changer de nom en 1992 –, pour établir la vérité historique sur les crimes du totalitarisme soviétique et défendre les droits humains. Elena Jemkova, sa directrice exécutive, qui vit en Russie et a reçu le 21 juin à Paris le titre de docteure honoris causa de Sciences Po, fait le point pour Le Monde sur la situation qu’a créée cette décision de dissolution, prise quelques semaines seulement avant l’invasion de l’Ukraine.

Pouvez-vous nous dire où en est le processus de liquidation de Memorial ?

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que liquidation ne signifie pas interdiction. Je rappelle que la question, au procès, était de savoir si nous avions respecté l’obligation qui est la nôtre depuis 2016 d’apposer un tampon « agent de l’étranger » sur tous nos documents. La cour a estimé, à partir de quelques cas, que nous ne l’avions pas suffisamment fait. Certes, pendant le procès, le procureur avait invoqué des raisons plus profondes, en disant notamment qu’il n’aimait pas la façon dont nous présentions le passé soviétique. Mais cela n’a pas été repris dans les attendus du verdict.

Nous pouvons donc prendre la cour au mot, et considérer que notre travail, en lui-même, n’a pas été remis en cause. D’ailleurs, comment pourrait-on interdire un travail de cette nature ? C’est celui à la fois d’historiens professionnels et de simples citoyens que nous aidons à reconstituer l’histoire de leurs proches. On ne peut évidemment pas abolir le travail des historiens, et on ne peut pas non plus interdire aux gens de vouloir connaître la vérité sur leur histoire.

Reste la question des moyens d’action. La liquidation n’entrave-t-elle pas la capacité de Memorial à soutenir ces recherches ?

La situation globale s’est bien sûr fortement dégradée, puisque le centre de coordination qu’était Memorial International a disparu. Mais beaucoup de nos membres sont bénévoles : ils n’ont pas besoin de grand-chose pour continuer leur travail. Et puis notre structure est décentralisée, et les nombreuses branches locales de Memorial n’ont pas été liquidées. Elles ont encore leurs ressources, leurs bureaux, leurs archives ; et elles continuent le travail.

La peur constitue un des plus terribles héritages de l’époque soviétique…

C’est aussi le cas, à grande échelle, des branches étrangères, qui se montrent de plus en plus actives, ce qui confirme quelque chose dont nous nous doutions, à savoir que Memorial est vraiment devenue une organisation internationale.

D’autre part, nous avons déjà numérisé l’essentiel de nos documents : les bases de données, avec les noms de millions de gens réprimés à l’ère soviétique, les archives, c’est-à-dire quelque 60 000 dossiers donnés par des familles, ou encore les dizaines d’expositions que nous avons organisées. Tout cela, désormais, est universellement accessible. Il est impossible de le liquider.

Y a-t-il eu, depuis décembre 2021, une accélération des persécutions du régime contre vos membres ?

Le but des autorités est d’abord de créer une atmosphère d’agression, de peur, et, à cet égard, leur politique est efficace. La peur, en Russie, est une question qui touche à des réalités profondes. Nous avons souvent eu l’occasion d’expliquer qu’elle constitue un des plus terribles héritages de l’époque soviétique. Au bout d’un moment, en URSS, on n’a plus eu besoin de tuer les gens par dizaines de milliers : il suffisait d’un procès exemplaire, et la peur revenait.

C’est ce qui se passe pour nous aujourd’hui, d’une manière qui s’est accélérée depuis l’invasion de l’Ukraine. Il y a de nouvelles législations, de plus en plus dures, sur les « agents de l’étranger », lesquels sont constamment mis en cause dans la presse, où se multiplient les articles relatant que vont être établies des listes, avec les noms et les adresses de personnes qui collaborent ou ont collaboré avec une ONG comme Memorial.

Personne ne sait si cela va devenir réel, mais la menace est là. Un historien qui travaille sur des questions « délicates » va forcément se poser des questions. Est-ce que cela va se passer comme autrefois, en URSS ? Ou encore comme en Chine, pendant la Révolution culturelle ? Tout paraît possible, et c’était le but recherché.

Quelles nouvelles avez-vous de l’historien du goulag et des répressions et membre de Memorial Iouri Dmitriev, emprisonné depuis 2016 et récemment condamné à quinze ans de colonie pénitentiaire ?

Je n’ai pas de bonnes nouvelles. La condamnation dont il a fait l’objet n’est pas seulement lourde, mais d’une nature absolument infamante. Le but est que chaque jour soit un enfer pour lui à cause de cela. Je n’ai pas d’autre commentaire à faire. Sauf pour insister sur l’importance de la solidarité. Dans un rapport de force aussi inégal, la seule aide qu’on puisse lui apporter, c’est de lui faire savoir qu’il y a partout dans le monde des gens qui ne croient pas à sa culpabilité.

C’est quelque chose que j’ai beaucoup vu à l’époque de la dissidence. Je me souviens de ces grands moments de joie, quand quelqu’un réussissait enfin à être libéré. C’était comme la joie des retrouvailles, même avec des inconnus, parce que cette personne savait que, pendant tout ce temps, elle n’avait pas été oubliée, que ces gens étaient là et pensaient à elle.

Vous avez participé à la création de Memorial. Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette aventure ?

L’association est née d’un mouvement extrêmement vaste de gens qui voulaient la vérité. J’en faisais partie, mais nous étions très nombreux dans ce cas – de petits groupes avaient germé un peu partout au même moment. Je crois que j’ai simplement eu la chance de me retrouver parmi les quelques-uns qui ont tenté d’organiser ce mouvement de masse.

J’étais jeune à l’époque [Elena Jemkova est née en 1961]. Je vivais plutôt bien. Je faisais une thèse de mathématiques. Mais j’avais commencé à lire toute la littérature sur le goulag et les répressions, qui s’était mise à beaucoup circuler depuis le début de la perestroïka. J’ai voulu voir ce que l’on pouvait faire, peut-être pour apaiser ma conscience face au malheur des autres, dont je mesurais l’étendue. Après, j’ai rencontré des personnes remarquables, qui m’ont montré ce qu’on pouvait faire pour aider les gens à établir l’histoire de leur famille, à obtenir la réhabilitation de ceux, parmi leurs proches, qui ont été condamnés, déportés, enfermés, tués. Et je me suis dit que cela avait beaucoup plus de sens que mon doctorat.

Une autre dimension du travail de Memorial était alors d’ordre juridique…

Oui, et cela a abouti à la grande loi d’octobre 1991 sur la réhabilitation des victimes du goulag, qui a été notre plus beau résultat sur ce plan. Des millions de personnes ont reçu des compensations, même si c’était souvent beaucoup trop faible. Mais il aurait aussi fallu pouvoir désigner et juger les coupables. A cet égard, notre échec est complet. Il n’y a pas eu le moindre travail juridique pour établir les responsabilités.

Certains, en Russie, évoquaient la nécessité d’un « Nuremberg soviétique »…

Au fondement de la civilisation, il y a l’idée que les droits des individus l’emportent sur les intérêts de l’Etat. C’est vraiment le principe fondamental, que Memorial a toujours défendu. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui l’affirme avec force, est née du désastre de la seconde guerre mondiale, de la Shoah, parce qu’on voulait que cela n’arrive plus jamais. Mais elle a été précédée par les procès de Nuremberg [1945-1946], et les deux sont indissociables. La défense des droits va de pair avec la condamnation des coupables.

Or, aujourd’hui, en Russie, il est évident que nous ne sommes pas dans un Etat de droit, c’est-à-dire un Etat qui respecte cette primauté des individus et, en effet, on peut relier cette réalité à l’absence de tout jugement des responsables lors de la chute de l’URSS – un jugement peut-être symbolique, alors que la plupart des acteurs étaient déjà morts, mais il aurait au moins fallu affirmer cette nécessité de châtier les responsables. Il n’y a jamais eu, chez nous, de triomphe du droit, et nous continuons d’en payer le prix.

A l’heure de l’invasion de l’Ukraine, qu’est-il encore possible d’espérer pour la militante des droits humains que vous êtes ?

Nous avons connu beaucoup de moments difficiles à travers notre histoire. Nous savons donc que ces moments passent. Et je vais vous dire, c’est peut-être un peu bête, mais je crois que les gens bien finissent toujours par vaincre. Simplement, ils doivent s’organiser, faire en sorte que la solidarité soit possible, et qu’elle le demeure. Le cauchemar dans lequel Poutine a entraîné l’Ukraine et le monde ne va pas s’arrêter dans un mois, ni même dans un an. Il va falloir beaucoup de courage et de ténacité. De patience aussi. Des millions d’Ukrainiens sont en train de tout perdre. Ce que nous ferons pour eux ne sera jamais suffisant, mais il faut le faire, il faut que le monde soit solidaire, que les populations et les Etats le soient, il faut faire tout ce qui est possible.

Encore une fois, je suis tout à fait convaincue qu’à cette condition les hommes et les femmes de bonne volonté vont l’emporter. Quand ? Je ne le sais pas. Il est difficile d’imaginer la fin du cauchemar, pour l’instant. Mais il faut prendre conscience du fait que nous sommes dans un combat pour la civilisation, et que les forces du mal peuvent être vaincues. Vous savez, c’est très étrange pour nous, militants de Memorial, de nous dire que nous sommes au cœur de tels enjeux, qui nous dépassent totalement. C’est comme dans un conte pour enfants, avec deux créatures gigantesques qui s’affrontent et nous qui nous retrouvons au milieu, et qui nous sentons tout petits. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? Nous sommes là, et ce n’est vraiment pas le moment de lâcher l’affaire.

Florent Georgesco