En Ukraine, la grande famine de 1932-1933, une tragédie étouffée

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En Ukraine, la grande famine de 1932-1933, une tragédie étouffée

Par Thomas Wieder (Berlin, correspondant) et Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)Publié le 05 mai 2022. LE MONDE

 

RÉCIT« Russie-Ukraine, la guerre des récits » (2/3). « Le Monde » revient sur la façon dont les mémoires des deux pays s’affrontent. Deuxième volet, la famine qui décima des millions de paysans ukrainiens, un drame emblématique, dissimulé par le pouvoir soviétique et minimisé par Vladimir Poutine.

Il y avait foule, gare des Brotteaux, pour accueillir dans sa bonne ville le président Herriot. Il faut dire qu’en ce 13 septembre 1933 l’inamovible maire de Lyon, chef du Parti radical et ancien président du Conseil, rentrait d’un voyage peu ordinaire. Quelques jours plus tôt, à l’invitation du gouvernement soviétique, il avait traversé l’URSS, d’Odessa à la Baltique. Depuis la révolution d’octobre 1917, c’était la première fois qu’un dirigeant politique de cette stature avait l’occasion de visiter la patrie du communisme, sur laquelle circulaient depuis des mois d’inquiétantes rumeurs.

Dès sa descente du train, la question qui brûlait toutes les lèvres lui est posée : y a-t-il une famine en Ukraine ? La réponse d’Edouard Herriot est tout sauf spontanée : « J’ai traversé l’Ukraine. Eh bien ! Je vous affirme que je l’ai vue comme un jardin en plein rendement, un beau jardin aux terres noires et grasses que couvraient, sur des étendues considérables, des moissons magnifiques. On assure, me direz-vous, que cette contrée vit à ces heures une époque attristée ? Je ne peux pas parler de ce que je n’ai pas vu. Pourtant, je me suis fait conduire dans des endroits qu’on disait éprouvés. Or, je n’ai constaté que la prospérité. »

L’aveuglement français

Dans son récit Tout passe (dans Œuvres, Robert Laffont, 2006), le grand écrivain soviétique Vassili Grossman fera une allusion dévastatrice à cet épisode : « Un jour, je me rappelle, un vieil homme a apporté au président du kolkhoze un bout de journal, qu’il avait ramassé en chemin. Un Français était venu chez nous, un ministre connu, et on l’avait amené dans la région de Dniepropetrovsk où sévissait la plus effroyable des famines, une famine pire encore que la nôtre. Là-bas, les hommes mangent de l’homme. On a donc amené le ministre dans un village, au jardin d’enfants du kolkhoze, et là il a demandé : “Qu’est-ce que vous avez mangé au déjeuner ? Et les enfants ont répondu : “Du bouillon de poule, des pirojki et des croquettes de riz.” Dire que j’ai lu ça de mes propres yeux. Ce bout de journal, je le vois encore. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? On tue froidement des millions de gens et on abuse, on trompe le monde entier ! Du bouillon de poule qu’ils écrivent ! Des croquettes ! Alors qu’ils mangeaient des vers de terre… »

 

Edouard Herriot est resté deux semaines en URSS, dont cinq jours dans la riche Ukraine (du 26 au 30 août 1933) et, alors même que durant les mois précédents, 3 à 5 millions de personnes y étaient mortes de faim, il n’a donc rien vu. Dans une enquête minutieuse et accablante (Le Voyage de monsieur Herriot, L’Harmattan, 2018), l’historienne Iryna Dmytrychyn met en lumière les moyens déployés par Staline pour dissimuler la tragédie ainsi que la part d’aveuglement qu’il a fallu au Français pour accepter, au nom de la raison d’Etat, de détourner le regard quand ce qu’il voyait ne cadrait pas avec la narration officielle. Les rues des villes « nettoyées » des cadavres et de toute trace de misère, les magasins soudain remplis, les hôtels repeints à la hâte (au point que l’odeur incommode les visiteurs)… Rien ne manque, et le summum est atteint à Kiev, lorsque Edouard Herriot pénètre dans la cathédrale Sainte-Sophie, au moment d’un office : « C’est dimanche. Le vieil archevêque, en vêtement d’or bordé de rouge, immobile, (…) préside avec impassibilité la cérémonie, tandis que des chants s’élèvent, suivis avec recueillement par quelques pauvres femmes sous des arcades sombres », décrira-t-il plus tard, encore envoûté par la scène.

« Il n’y a pas de famine en Ukraine, ni dans aucune république ou région de l’Union soviétique. Mais la campagne antisoviétique fait rage… », lit-on en 1933 dans « L’Humanité »

Ici, la manipulation touche au sublime, car tout est faux : l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne s’est autodissoute en 1920, et la cathédrale, transformée en entrepôt depuis des années, a été vidée et rafraîchie à la hâte, quelques jours plus tôt. Selon plusieurs témoignages, les « fidèles » n’étaient autres que des agents de la police politique, venus avec leurs épouses. Quant à l’« archevêque », il était allé se faire coller une barbe quelques heures plus tôt…

L’ensemble de cette visite n’était donc qu’une sinistre farce, en lointain écho aux villages de carton-pâte que, selon une légende tenace, le ministre (et favori) de Catherine II, Grigori Potemkine, aurait fait construire à l’intention de la tsarine, en 1787, pour lui dissimuler la misère de la Crimée à peine conquise sur les Tatars.

Pourquoi donc l’URSS de Staline a-t-elle voulu impressionner ainsi un homme politique étranger, certes influent mais alors dans l’opposition ? C’est que Staline a décidé de rompre l’isolement de son pays, et a besoin d’appuis dans les partis « bourgeois » d’Europe occidentale. Herriot, lui, a tout intérêt à ne rien voir : quelques mois après l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, la nécessité de réintroduire la Russie soviétique dans le concert des nations apparaissait comme un but stratégique majeur. Ainsi, l’ancien président du Conseil a-t-il pu regagner la France et y assurer que les rumeurs apocalyptiques en provenance d’URSS n’étaient que des fables sans fondement.

Des témoignages accablants

Pourtant, dès le printemps 1933, des témoignages de première main étaient parus dans la presse anglo-saxonne, notamment ceux de la journaliste canadienne Rhea Clyman et des journalistes britanniques Malcolm Muggeridge et Gareth Jones, qui alertaient les opinions publiques. Jones, arrivé incognito en Ukraine, en mars 1933, avait été le collaborateur de l’ancien premier ministre britannique David Lloyd George. Il avait prétendu vouloir visiter une usine de tracteurs à Kharkiv, et cette couverture lui avait fourni le prétexte idéal pour circuler. Il publie, à la fin de ce même mois de mars, un article retentissant, aussitôt repris par de nombreux journaux d’Europe et des Etats-Unis, dans lequel il décrit une ville de Kharkiv gagnée par les pénuries, et surtout, dans les campagnes, un phénomène sans précédent dans l’histoire des disettes : une multitude affamée cherche à quitter les plaines céréalières pour gagner les villes et y quémander les moyens de survivre. D’ordinaire, les campagnes traversent plus facilement les épisodes de pénuries alimentaires que les zones urbaines. En Ukraine, c’est l’inverse.

 

Les dénégations de Moscou, ainsi que le cinglant démenti apporté à ce constat par le journaliste américain Walter Duranty, Prix Pulitzer en 1932 pour ses articles sur l’URSS, auront pour effet d’amoindrir la portée des révélations de Gareth Jones. Le 31 mars 1933, Duranty publie un réquisitoire contre le travail du Britannique, intitulé « Russians Hungry But Non Starving » (« les Russes ont faim mais ils ne meurent pas de faim »), qui parviendra à décrédibiliser durablement le jeune journaliste.

Au moment même où Edouard Herriot accomplit sa tournée, d’autres révélations corroborant le constat de Gareth Jones sont communiquées au public français. Le 29 août 1933, le quotidien Le Matin publie le témoignage halluciné d’une Américaine d’origine ukrainienne, Martha Stebalo, revenant à peine d’URSS où elle a parcouru des terres dévastées, sous le titre : « L’effroyable détresse des populations de l’Ukraine ». Aussitôt, le quotidien L’Humanité contre-attaque, le 30 août : « Il n’y a pas de famine en Ukraine ni dans aucune république ou région de l’Union soviétique. Mais la campagne antisoviétique fait rage parce que l’URSS a déjoué tous les plans d’agression, parce que sa puissance grandit, parce que sa politique de paix enregistre des succès retentissants. » Seule la presse d’extrême droite s’empare durablement du sujet, par antibolchevisme. Les autres journaux, faute d’informations incontestables, passent à autre chose.

Enfants errants, mendiants aux membres gonflés, cannibalisme… tout cela apparaît dans les témoignages de diplomates européens présents à l’époque à Kharkiv

Les diplomates, eux, étaient largement au fait de la catastrophe, et Edouard Herriot, ministre des affaires étrangères de juin à décembre 1932, ne pouvait l’ignorer. Les cas d’enfants errants aux abords des villes, les mendiants hagards aux membres gonflés, les cas de cannibalisme… tout cela apparaît dans les témoignages de nombreux diplomates européens présents à Kharkiv, alors capitale de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Mais l’urgence du moment est la réintégration de l’URSS dans la Société des nations – celle-ci sera effective en 1934.

Quant aux pays voisins, ils disposaient eux aussi d’informations de première main sur la situation dans les campagnes, interdites d’accès, et sur les efforts déployés pour préserver le secret. En février 1932, le consul polonais de Kharkiv reçoit une lettre anonyme dans laquelle on implore la Pologne de faire connaître au monde le drame qui se joue dans les plaines ukrainiennes. Las, les deux pays sont sur le point de signer un pacte de non-agression… Face aux enjeux géopolitiques et dans un contexte de propagande effrénée, la vérité est peu de chose.

 

Une famine en temps de paix, organisée par un Etat contre sa propre population ? Dans l’Europe du début des années 1930, une telle idée est encore inimaginable. « Presque personne ne prétendit que Staline avait l’intention de faire mourir de faim les Ukrainiens. Adolf Hitler lui-même préféra blâmer le système marxiste », souligne ainsi l’historien américain Timothy Snyder dans Terres de Sang (Gallimard, 2012, réed. Folio, 2018).

La riche terre ukrainienne

Sans doute est-ce en raison de cette incapacité à imaginer l’ampleur du crime en cours que les rumeurs parvenant d’Ukraine ont été jugées invraisemblables par tant d’observateurs de bonne foi. A l’origine de tout, en effet, il y a les terres les plus riches de l’empire russe : noires et grasses, idéales pour la culture des céréales. Les sols de la plaine ukrainienne suscitaient l’envie des agronomes du monde entier, et devaient en toute logique mettre la région à l’abri des pénuries, du moins en temps de paix. Les années de guerre civile consécutives à la chute du tsarisme et les réquisitions causées par le « communisme de guerre » avaient déjà provoqué, en 1921, une terrible famine dont le bilan est estimé à 700 000 victimes, mais ce qui s’est joué en 1932-1933 est d’une tout autre nature.

 

Les troubles commencent avec le « grand tournant » de 1929, quand l’URSS met en œuvre le premier plan quinquennal, censé être rendu possible par la collectivisation des terres, laquelle suppose la mise en place de kolkhozes et l’expropriation des propriétaires terriens (les koulaks). Cette politique provoque un climat de révolte dans les campagnes, particulièrement vif en Ukraine, terre traditionnellement attachée au modèle de la petite propriété privée. Staline est contraint d’opérer un recul tactique au printemps 1930, avant de repartir de plus belle à compter de 1931, toujours dans le but de coller aux objectifs industriels du plan.

Durant toute la période, les réquisitions de grain ne cessent d’augmenter, alors même que la pénurie devient générale dans les campagnes. A l’échelle de l’URSS, cette politique a des conséquences humaines dévastatrices : le recensement de 1937 dénombrera 8 millions d’habitants de moins que prévu sur l’ensemble de l’URSS – Staline réagira à ce résultat en faisant disparaître les organisateurs du recensement, avant de demander un nouveau comptage plus en ligne avec les objectifs du parti, qu’il obtiendra naturellement.

 

De 10 000 à 15 000 morts par jour

En Ukraine, l’hémorragie est sans précédent : le nombre de victimes de la famine est estimé à 3 à 4 millions de personnes, pour les premiers mois de 1933. Au plus fort de la crise, 10 000 à 15 000 personnes meurent de faim chaque jour… Surtout, alors que la situation apparaît de plus en plus clairement à Staline, celui-ci ne fait rien pour atténuer la catastrophe, contribuant même à l’accentuer pour mettre enfin au pas une paysannerie ukrainienne qui lui est hostile depuis toujours.

Longtemps dissimulé par Moscou, le souvenir de cette tragédie a continué durant toute la période soviétique à se transmettre dans les familles, avant de reparaître sous la plume de l’écrivain dissident Alexandre Soljenitsyne, dans L’Archipel du goulag (1973), puis, plus ouvertement, lors de la chute de l’URSS. Enfin, à la faveur de l’indépendance de l’Ukraine, se sont construit deux discours, devenant de plus en plus inconciliables à partir du début des années 2000.

Côté russe, la singularité de la famine ukrainienne est minimisée jusque dans les milieux les plus critiques à l’égard du bilan du stalinisme – l’ONG Memorial elle-même, connue pour ses travaux de recherche sur les répressions de l’époque soviétique, est très réticente sur ce sujet –, et le drame est mis avant tout sur le compte des ravages du communisme. A l’époque, la famine n’était-elle pas générale dans plusieurs régions de l’URSS, et celle-ci n’avait-elle pas fait environ 1,4 million de morts au Kazakhstan, soit davantage, en proportion, qu’en Ukraine ?

Côté ukrainien, à l’inverse, c’est le caractère organisé de cette famine qui est souligné. Lorsque les autorités soviétiques ont pris conscience de la situation dramatique au Kazakhstan, il a été décidé de porter assistance aux populations. Rien de tel en Ukraine, où la famine est considérée comme la conséquence d’une résistance nationaliste à combattre par tous les moyens. Après la « révolution orange » de 2004, le souvenir terrible de l’Holodomor (néologisme formé à partir de l’ukrainien golodomir, « extermination par la faim ») devient même un pilier fondateur du récit national, jusqu’au vote, en 2006, d’une loi qualifiant celui-ci de « génocide ». Dans le même temps, pour des raisons politiques, le bilan humain de la famine ne cesse d’être réévalué à la hausse, au point de dépasser dans les discours officiels de la fin des années 2000 le chiffre invraisemblable de 10 millions de morts.

« Il y a une période décisive, entre octobre 1932 et janvier 1933, où les mesures prises par le pouvoir stalinien contre les paysans ukrainiens ont été plus dures que nulle part ailleurs », selon l’historien Nicolas Werth

Dans dans un long article portant la signature de Vladimir Poutine, publié, le 12 juillet 2021, sur le site du Kremlin et intitulé « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », le dirigeant russe revisite toute l’histoire de la région : il évacue la famine ukrainienne en quelques lignes, pour dénoncer la posture victimaire de l’Etat ukrainien : « Ils ont commencé à mythifier et à réécrire l’histoire, à supprimer tout ce qui nous unissait et à qualifier d’occupation la période où l’Ukraine faisait partie de l’empire russe et de l’Union soviétique. La tragédie commune de la collectivisation et de la famine du début des années 1930 a été dépeinte comme un génocide du peuple ukrainien. »

 

Face à ces lectures du passé pour le moins divergentes et lestées de pesantes arrière-pensées politiques, les historiens avancent en terrain miné, et c’est avec un luxe de précautions qu’ils essaient de définir une voie médiane. Spécialiste des famines soviétiques, l’historien français Nicolas Werth préfère laisser de côté les instrumentalisations politiques pour insister sur la « spécificité » du cas ukrainien. « Il faut bien détailler tout ça, mais il y a une période décisive, entre fin octobre 1932 et janvier 1933, où les mesures prises par le pouvoir stalinien contre les paysans ukrainiens ont été plus dures que nulle part ailleurs, avec notamment la mesure-clé qu’a été le blocage des villages, empêchant les paysans d’aller vers les villes et les condamnant à la mort. »

Un « cas classique de génocide soviétique »

Même dans le monde académique, les différentes analyses, selon que l’on se place d’un point de vue ou d’un autre, restent sources de tensions. « En 2009, nous avions organisé une réunion des historiens russes, ukrainiens et français autour de ces questions, et en particulier sur l’Holodomor, témoigne Nicolas Werth. On était convenus qu’il y aurait une vraie coopération, mais celle-ci n’a jamais fonctionné parce que chacun s’est crispé sur ses positions. »

Le juriste américain d’origine juive polonaise Raphael Lemkin (1900-1959), qui forgea en 1943 le concept de « génocide », parle du cas ukrainien comme du « cas classique de génocide soviétique », et le Sénat américain a reconnu, en 2018, l’Holodomor comme un « génocide du peuple ukrainien ». En 2008, le Parlement européen a préféré le qualifier, dans une résolution, de « crime effroyable perpétré contre le peuple ukrainien et contre l’humanité ».

Au-delà de ces subtiles distinctions, si explosives politiquement, c’est un autre fait qui, à près d’un siècle de distance, glace encore le sang ; même au plus fort de la famine, les exportations de blé ukrainien se sont poursuivies. Alors que sa population était décimée, l’Ukraine n’a jamais cessé d’être, pour le reste du monde, une sorte de paradis agraire, aux ressources naturelles inépuisables.