« Eric Zemmour rêve d’un pays arrêté dans l’espace et dans le temps

 

TRIBUNE.  Le Monde         LE 4/10/2021

Dominique Eddé

Romancière et essayiste libanaise

 

Tribune. M. Zemmour a du mérite : il donne envie de faire dans la nuance. Commençons par ses conclusions. Il veut que toute personne ayant la nationalité française porte un prénom bien français – Chantal, Pierre ou Paul. On le comprend. Il veut que la France soit propre comme un linge au sortir d’une machine à laver. C’est un point de vue. Suivons-le jusqu’au bout : faisons le ménage dans les noms de famille par la même occasion. D’abord le sien : Zemmour est un mot arabe qui veut dire klaxon [et non « olive » comme l’a affirmé par erreur Jean-Luc Mélenchon, en confondant avec un mot berbère]. Il a tort de se priver de la version française d’un nom qui lui va comme un gant.

Le klaxon est la parfaite métaphore de son combat. Tut-tut-tut ! Garez-vous et laissez-moi passer. C’est ce que faisaient cinq fois sur dix les conducteurs libanais dans les embouteillages (dix fois sur dix des hommes). Un boucan d’enfer pour signifier qu’ils étaient le centre du monde. Ça pourrissait nos vies mais ça leur faisait du bien. Depuis que le Liban est à l’agonie et qu’il n’y a plus d’essence, les conducteurs sont fatigués. Ils klaxonnent moins. Seuls les chefs de clans et leurs sbires activent à temps plein leur avertisseur sonore. Pour peu que des Libanais descendent par milliers dans la rue pour dire qu’ils veulent vivre en paix avec des milliers d’autres, il y a un mec payé par un chef de bande qui klaxonne pour les virer.

Eric Zemmour ne veut pas qu’on le dérange, il a le sens de l’intimité. Il veut se sentir à la maison où qu’il soit, et hors du monde dans son pays. Il a le droit. Un pays, c’est bien connu, ça ne change pas. Ça roule. C’est fait comme une voiture à quatre places, avec quatre roues, un volant et… un klaxon. Que les ventes d’armes à l’Arabie saoudite rapportent de quoi payer la Sécurité sociale des Français, c’est normal à ses yeux. Mais qu’un ingénieur ou un maçon français musulman puisse n’avoir pas une folle envie de se foutre de la gueule du prophète, ce n’est pas acceptable. Ça prouve que le gars est dangereux et qu’il doit faire ses valises. En résulte une somme d’équations d’une logique imparable : un bon musulman est un bon chrétien, un bon Mohamad s’appelle donc Charles, lequel Charles a, du même coup, le droit d’expulser Kamal si ce dernier ne veut pas qu’on l’appelle Jacquot. Et si la femme de Karim porte un fichu sur la tête, elle est priée de retourner dare-dare dans son pays. Lequel ? On ne sait pas. Un pays de barbus où les femmes se font lapider pour adultère.

Zemmour a peur que la France ne devienne le Liban. Zemmour ne sait pas que c’est le klaxon des « ôtez-vous de là que je m’y mette » qui a mis le Liban et la région en miettes. Il cite un propos du général [rapporté par Alain Peyrefitte dans C’était de Gaulle, Gallimard, 1994] : « Si nous faisions l’intégration, mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises mais Colombey-les-Deux-Mosquées. »

Muni d’une citation béton sortie de son contexte, le klaxon ne se sent plus. Son pouvoir est soudain doté d’une puissance quasi divine. Nous voilà tous au garde-à-vous, sommés de nous taire, de baisser les yeux, d’oublier l’heure, le siècle, la marche de l’histoire. Auto-catapulté dans le giron du général de Gaulle, Zemmour ne sait plus très bien lequel est l’un, lequel est l’autre. Il est désormais intarissable sur l’incompatibilité de l’huile chrétienne et du vinaigre musulman.

De Gaulle, encore vivant, lui aurait sans doute passé un coup de fil dont il n’est pas interdit d’imaginer le contenu : « Calmez-vous mon petit. Nous ne sommes plus en 1959. L’heure n’est plus à la vinaigrette. J’ai voulu convaincre la France de quitter l’Algérie et dissuader l’Algérie de venir en France. C’est un fait. Mais il se trouve, voyez-vous, que depuis mon départ, la planète a la bougeotte, personne ne reste en place, la Chine est en Afrique, la Russie en Syrie, Abou Dhabi à Jaffa, c’est la pagaille : le monde entier a envahi le monde entier comme du vent, une maison ouverte. Que voulez-vous que j’y fasse ? J’ai tout de même délivré la France de votre ami Pétain. Alors, de grâce, délivrez-moi de vous et concentrez-vous. Il s’agit maintenant de sauver l’espèce humaine de l’espèce humaine. Le voilà le projet de la France si elle veut sauver sa peau ! »

La peur panique de Klaxon de voir Hassan prendre la place d’Hugo, c’est le refus de comprendre que la pratique de l’égalité, encadrée par la loi, n’est pas forcément synonyme de hara-kiri. C’est même, jusqu’à nouvel ordre, ce qui fonde l’avenir d’une relation et en répare accessoirement le passé. Car le passé dont Zemmour ne veut pas entendre parler – celui notamment des tortionnaires de l’armée française en Algérie –, de Gaulle, lui, l’avait à l’esprit. Il espérait que l’humanité reprendrait un jour le dessus. A d’autres moments, il désespérait de tout. « Les Français sont des veaux », disait-il. « Les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! », confiait-il encore à Peyrefitte. Eh oui ! C’est ainsi qu’on pouvait causer à l’époque. On pouvait aussi, ailleurs, interdire aux femmes de voter, aux Noirs de s’asseoir dans un autobus ou d’entrer dans un bar…

De nos jours, le général aurait bien du mal à entretenir l’économie de son pays sans faire la cour aux monarchies pétrolières et autres enturbannés. Aussi, n’est-on peut-être pas obligé de transformer la France en champ d’herbe coupée sous le prétexte que de Gaulle traitait les Français de veaux.

Zemmour veut oublier avec l’aide de qui se fabrique un taliban. Il veut oublier que les guerres du Golfe et une certaine politique israélienne ont fait le lit de l’Etat islamique, du Hezbollah et du Hamas. « L’islam et l’islamisme », c’est pareil, nous apprend-il. Nasser et Ben Laden, c’est kif-kif. Qui sont, en nombre, les premières victimes des criminels djihadistes ? Des musulmans bien sûr. Mais attention. Zemmour ne veut pas le savoir. Il n’aime pas les chiffres qui font réfléchir, il aime les chiffres qui font peur. La vie, la mémoire, les rêves, les blessures des gens qu’il coiffe d’un chiffre ne sont pas des sujets. Son sujet n’a pas d’être, pas de visage. Il n’a même pas d’avoir. Ce n’est pas quelqu’un, c’est quelque chose qui le dérange.

Eric Zemmour, comme son ami Viktor Orban [premier ministre hongrois], ne veut pas savoir que les pays sont désormais reliés sur cette planète comme des neurones dans un cerveau. Zemmour a peur que, dans vingt ans, La Mecque ne déménage place de la Concorde. Qu’à cela ne tienne. Il appartient à la place de la Concorde de devenir ce qu’elle signifie – une place de la concorde – pour que La Mecque reste à La Mecque. Et si l’on ne veut pas que la France se transforme en Liban, il va falloir accorder à la France ce dont le Liban a été privé : sa pluralité, ses différences, ses couleurs. Ni plus ni moins justement que… la concorde. L’ennui, c’est que celle-ci implique, au même titre que la laïcité, l’union des volontés.

Or Zemmour veut pour tout le monde à lui tout seul. Il rêve d’un pays arrêté dans l’espace et dans le temps avec un même visage – de préférence le sien – tiré à des millions d’exemplaires. En histoire, ça s’appelle le fascisme. En psy, on appelle cela narcissisme obsessionnel ou hystérie paranoïaque. En bon français, ça s’appelle la mort. Dans mon jargon de franco-libanaise – assez bien placée pour savoir ce qu’il ne faut pas faire –, je dirais que la méthode klaxon consiste à envoyer un peuple dans le mur au lieu de l’aider à grandir, à s’adapter, à avancer. Vivant dans un pays qui n’en est plus un à force de klaxonner au lieu de se taire et d’écouter, je dis aux amateurs de klaxon qu’il n’est peut-être pas nécessaire de tout démolir – comme au Liban – pour exister.

Dominique Eddé est une romancière et essayiste libanaise. Elle est notamment l’autrice d’Edward Said. Le roman de sa pensée (La Fabrique, 2017).

Dominique Eddé(romancière et essayiste libanaise)