Grand Orient de France : « Tout discours antirépublicain est à combattre »

Grand Orient de France : « Tout discours antirépublicain est à combattre »

Dans un entretien au « Monde », Georges Sérignac, le grand maître de la principale obédience maçonnique française, dénonce la prégnance des idées d’extrême droite dans le débat politique.

Propos recueillis par Abel Mestre

Publié le 3 octobre 2021.

Vétérinaire de profession, Georges Sérignac a été élu en janvier, à l’âge de 67 ans, grand maître du Grand Orient de France (GODF), la principale obédience maçonnique française. Il défend la laïcité républicaine, « outil d’émancipation et de liberté », et « regrette la régression » de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet.

Quel rôle jouera le Grand Orient dans la campagne électorale de 2022 ?

Le Grand Orient n’est pas un parti politique, ni un lieu de militantisme ou d’activisme politique. Son rôle actuel est son rôle historique : un laboratoire d’idées qui, ensuite, essaye de déployer une pensée à sa manière, par une très forte capillarité avec le tissu du pays. Nous avons plus de 1 370 loges, qui comptent en moyenne de 30 à 40 membres. Ces derniers ont une famille, une activité professionnelle, un engagement politique… les idées se diffusent ainsi. En loge, nous travaillons sur des sujets de société, nous débattons, nous échangeons. Petit à petit émerge et se déploie une pensée progressiste qui cherche à faire avancer les choses. Il n’y aura pas de consignes de vote ou de position partisane. Avec un bémol : l’exclusion de toute pensée – ou candidat – d’extrême droite, raciste, xénophobe.

En cas de présence de Marine Le Pen ou d’Eric Zemmour au second tour, appellerez-vous à voter contre eux ?

Ce n’est pas notre façon de faire. Mais on reviendra sur nos principes, on expliquera inlassablement de quoi la République est faite, ce qu’est la République. On aura une position très claire. Pendant la campagne, on proposera aux candidats d’échanger avec nous. A l’exclusion de ceux d’extrême droite, comme les deux personnes que vous citez.

Comment jugez-vous l’ambiance politique actuelle ?

Il y a une surenchère. On est dans l’ère du clash, comme le décrit Christian Salmon dans son livre [L’Ere du clash, Fayard, 2019]. On parle très peu des sujets de fond qui sont les vraies préoccupations, comme la justice sociale, l’emploi, la santé, le montant du smic. Dans le débat public, ce sont des clashs sur des sujets monomaniaques, presque obsessionnels, à l’exemple de l’islam. L’ambiance politique gagnerait beaucoup à aborder les vrais sujets de préoccupations des Français, avec des propositions nouvelles de solutions alternatives, qu’elles viennent de Xavier Bertrand ou de Jean-Luc Mélenchon. Je ne dis pas qu’ils n’en font pas, mais elles ne sont pas prégnantes ni même audibles dans le brouhaha du débat.

Qui est responsable de cela ? Les médias ou les politiques ?

Pas question de décerner les bons et les mauvais points. Mais il y a une évolution générale de la société, avec les progrès de la communication. Regardez ce que Guy Debord écrivait il y a cinquante ans dans La Société du spectacle… La presse, quand elle met en avant un polémiste révisionniste, négationniste, défenseur de Pétain, sous prétexte qu’il « dit des choses » qu’une certaine partie de la population penserait – ce qui n’est absolument pas avéré –, il y a évidemment une responsabilité.

Vous ne voulez vraiment pas prononcer le nom de Zemmour…

Ce n’est pas le plus intéressant. Pour en revenir aux médias, on peut avoir lu Bourdieu : si les médias font cela, c’est qu’ils sont enfermés dans un système dont ils ne sortent pas. C’est aussi le rôle du Grand Orient : prendre du recul, faire un pas de côté pour discerner les grands axes qui peuvent permettre d’améliorer la société. Notre rapport au temps n’est pas le même.

Les intentions de vote cumulées pour l’extrême droite atteignent environ 30 %. Comment l’expliquer ?

Si l’on enlève la parenthèse scélérate pétainiste, l’extrême droite n’est jamais arrivée au pouvoir. Cela nuance beaucoup. Il y a une permanence, mais dans un rôle protestataire, attrape-tout et démagogique. Mais il y a aussi une insuffisance des politiques qui ont gouverné et qui n’ont pas répondu aux attentes de justice sociale ou sur la laïcité. La preuve : l’extrême droite a récupéré ce thème, ce qui est un contresens historique, philosophique et politique.

La société est traversée par un vif débat autour de la laïcité. Le Grand Orient va-t-il intervenir sur ce sujet ? Il a été assez discret sur la question…

On n’a pas été plus discret que d’habitude. Nous avons une commission permanente qui réfléchit, produit des analyses sur lesquelles nous nous fondons pour avoir une parole publique. On a eu une position cohérente sur la laïcité : la laïcité républicaine, les deux premiers articles de la loi de 1905, dont on demandait la constitutionnalisation. Ils disent que la République garantit la liberté des cultes, que la République assure la liberté de conscience et qu’elle ne reconnaît, ni ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Mais il ne faut pas se cantonner à cette vision juridique. La laïcité est un projet philosophique et politique : c’est l’émancipation du dogme et l’émancipation citoyenne.

Comment expliquez-vous ces incompréhensions autour de la laïcité ? Certains la considèrent comme un instrument d’oppression des musulmans…

On ne parle plus de laïcité mais d’autre chose. La laïcité porte la liberté, l’émancipation. La laïcité n’est pas antireligieuse. La laïcité républicaine, c’est aussi la neutralité de l’Etat. C’est la clé de voûte de la République. C’est tout cela qui est très fort dans la laïcité. C’est ce que l’on essaie d’expliquer, notamment aux jeunes. Quand on voit que beaucoup d’entre eux la considèrent comme liberticide, c’est une catastrophe. Il y a une confusion des concepts, une transformation du sens des mots.

Y a-t-il une confusion avec un athéisme d’Etat ?

Oui, bien sûr, il y a cette confusion.

Comment réhabiliter la laïcité auprès des jeunes ?

Notre méthode de travail est sur le moyen terme, le travail lent des idées. On réfléchit à de nouveaux modes de communication pour toucher la jeunesse, mais on le fait avec beaucoup d’humilité. Le courant de fond historique réel, c’est le nôtre : l’égalité des droits, la justice sociale, l’émancipation, la citoyenneté. Il y a un grand motif d’inquiétude : l’éducation nationale. Le budget de l’école privée augmente chaque année en pourcentage par rapport à celui de l’école publique. Ça ne peut pas être détaché d’une réflexion plus large sur la qualité de l’éducation nationale.

La laïcité est-elle bien défendue par l’exécutif ?

C’est un détricotage qui remonte à plusieurs dizaines d’années. C’est un sujet, malheureusement, qui manque de clarification, pour des raisons qui tiennent de la méconnaissance, de lâcheté, d’électoralisme. Le premier discours du président de la République aux Bernardins [en 2018] nous a semblé éloigné de la laïcité républicaine. En revanche, le discours des Mureaux [en 2020] est excellent. Avec la loi récente confortant les principes de la République, on est finalement dans une volonté de bien faire, mais on focalise sur un culte, alors que ce n’est pas nécessaire. Tous les outils juridiques sont en place pour un exercice apaisé de la laïcité. Il n’y a pas besoin de surenchère.

Comprenez-vous l’évolution de Jean-Luc Mélenchon sur le sujet ?

C’est une régression. Et nous la regrettons : Jean-Luc Mélenchon avait toujours eu des positions claires. Je pense que c’est un républicain sincère et convaincu. Mais ce que l’on a regretté, c’est sa communication étrange sur certains points, comme à propos de la venue, à l’Assemblée, d’une syndicaliste étudiante voilée [le député de La France insoumise avait commenté « C’est comme si j’arrivais avec une énorme croix » tout en précisant que l’intéressée n’enfreignait « aucune loi »] alors qu’il disait tout l’inverse quelques années auparavant. Quand on est vraiment opposé à toutes formes de racisme et d’exclusion, on peut comprendre que la stigmatisation de quiconque est insupportable. Nous partageons cela. Mais quand on communique sur la laïcité républicaine, il faut être clair et ne pas prêter à confusion. Notre discours est universaliste, c’est l’acceptation de l’autre, quelles que soient ses origines, sa culture, sa religion. On peut défendre cela sans accepter des dérives.

L’idée même de République est remise en cause, notamment à gauche, par ceux qui se réclament du décolonialisme. Les comprenez-vous ?

Remettre en cause le projet républicain sous prétexte qu’il n’aurait pas été parfait est un mauvais procès. C’est insupportable. Le projet républicain est magnifique. C’est un projet d’égalité, de justice, de partage, de générosité. Tout discours antirépublicain est à combattre. Cela n’empêche pas que l’on soit conscient des insuffisances de la mise en place de la République et qu’il faille encore travailler pour l’améliorer. L’outrance du mouvement décolonial ou indigéniste peut s’expliquer : celui qui a été terriblement opprimé est dans une réactivité à l’échelle de ce qu’il a subi, comme le disait Albert Memmi. On peut le comprendre. Notre rôle, c’est de remettre les choses en place, reconnaître les imperfections. Il faut tirer les leçons du passé. La République est un projet non encore achevé. Elle est par nature en mouvement, en construction, pour tendre vers un idéal de justice.

Abel Mestre