Guerre en Ukraine : « Au nom d’une ambition supérieure partagée, Xi Jinping a jugé plus important de coller à l’argumentaire de Vladimir Poutine » CHRONIQUE

 

 

Publié par Le Monde le 17 mai 2022

Dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde », analyse l’arrière-plan du conflit ukrainien, celui d’une confrontation entre deux blocs de puissance qui mènent la bataille pour façonner un « nouvel ordre international ».

 

  • Le « collectif occidental » contre l’« internationale des autocrates ». La formule est sans doute caricaturale, mais elle décrit une part de la réalité. L’arrière-plan de la guerre en Ukraine est celui d’une confrontation entre deux « camps » qui se disputent la prépondérance sur le monde de demain. Au-delà de la tragédie que vivent les Ukrainiens, deux blocs de puissance s’affrontent.

La Chine de Xi Jinping a choisi de soutenir, politiquement au moins, la Russie de Vladimir Poutine. Ce n’était pas obligé. Pékin avait des cartes à faire valoir pour jouer un autre rôle – plus apaisant. Mais, au nom d’une ambition supérieure partagée, Xi a jugé plus important de coller à l’argumentaire de Poutine : dans l’affaire ukrainienne, tout est de la faute de l’OTAN, des Etats-Unis, de ce « collectif occidental » sans cesse plus menaçant à l’égard de Moscou – pas un souffle de nuance dans un discours de combat mouliné à satiété par toute la machine de propagande chinoise.

Pourquoi ? Parce que la Russie est l’amie, la camarade de combat dans une bataille menée pour façonner un « nouvel ordre international », pour changer les relations entre Etats au XXIe siècle et pour entrer dans une « nouvelle ère » qui verra la fin du leadership occidental instauré en 1945. La guerre en Ukraine, c’est bien dommage, mais l’intérêt supérieur de Pékin est de sceller dans l’épreuve un partenariat avec la Russie au service d’un objectif précis : créer un environnement international favorable au mode de gouvernement autocratique.

A l’opposé, le président Joe Biden inscrit le soutien apporté à l’Ukraine par les Etats-Unis et leurs alliés dans la lutte opposant démocraties et autocraties – confrontation qu’il juge déterminante pour l’avenir du siècle. Invité début mai au Festival du Financial Times à Washington, Henry Kissinger, 98 ans, dont une bonne partie au service de l’école real-politicienne, laisse, discrètement, entendre qu’il ne reprendrait pas à son compte la formule de Biden. On imagine que l’ancien secrétaire d’Etat referait plus volontiers le « coup » de 1972 : cultiver Pékin contre Moscou…

Offensive diplomatico-idéologique

Mais Kissinger ne nie pas l’offensive diplomatico-idéologique que la Chine mène contre l’Occident sur la scène internationale. Cette campagne, souvent conduite dans un jargon dont la légèreté n’est pas la qualité première, est admirablement racontée par la sinologue Alice Ekman, de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS), dans la publication « China and the Battle of Coalitions » (Chaillot Paper).

 

A quoi ressemblerait le nouvel « ordre international » façon Xi Jinping ? Pékin veut réviser un « mode de gouvernance global » fixé par les Etats-Unis en 1945 – en gros, le système de l’ONU – qui porte l’empreinte des valeurs « occidentales » et confère, ainsi, à Washington un poids démesuré dans les affaires du monde d’aujourd’hui. Comprendre : l’Occident déclinant, le temps de la Chine et de ses amis est venu.

Né dans la guerre froide, le système des « alliances » est lui aussi obsolète. Il en va de celle nouée par les Américains avec le Japon et la Corée du Sud, comme de l’OTAN en Europe : Moscou et Pékin entendent évincer la présence américaine de leurs voisinages respectifs, le plus loin possible, dit Alice Ekman. Aux alliances, la Chine préfère des « partenariats » plus souples, moins contraignants, sans promesse de solidarité en matière de sécurité.

La Chine défend une conception en béton armé de la souveraineté nationale : la question des droits de l’homme, telle que l’entendent les textes fondateurs de l’ONU, doit être chassée des relations entre Etats. Les Occidentaux s’en servent pour subvertir des gouvernements légitimes. Ils exploitent ce thème pour obtenir des changements de régime. Pékin est pour la stabilité gouvernementale : la pression de protestations populaires, çà et là, ne peut être que l’expression de manipulations occidentales.

Activisme sans pareil

La dialectique marxiste-léniniste permettant de se jouer des contradictions, la Chine est à la fois pour la souveraineté absolue des Etats, mais respecte le principe de la zone d’influence. Au sein de ces zones, il va sans dire que les Etats « vassaux » ne disposent que d’une souveraineté limitée, d’où le parti pris chinois dans l’affaire ukrainienne. Comme en témoigne le document sino-russe signé le 4 février entre Xi et Poutine, cet ensemble de principes partagés, et qu’Alice Ekman décrit en détail, fonde l’axe Moscou-Pékin. Ce ne sont pas les Européens, cultivant une éternelle culpabilité, qui ont « poussé les Russes dans les bras des Chinois », c’est l’idéologie.

La Chine fait preuve d’un activisme sans pareil pour amener un nombre croissant d’Etats sur sa ligne « révisionniste ». Avec succès. Jouant sur le discrédit d’un Occident régulièrement infidèle à ses valeurs, particulièrement en cette première partie du XXIe siècle, Pékin rallie un groupe de quarante à soixante pays dans un « cercle d’amis » – mécaniquement solidaires de l’empire du Milieu quand il est attaqué (qu’il s’agisse des Ouïgours, de Taïwan ou de Hongkong).

Forums internationaux, « nouvelles routes de la soie » (financement d’infrastructures), contributions financières au système de l’ONU, dénigrement permanent des sociétés occidentales : Pékin consacre des moyens importants pour élargir sans cesse le « cercle des amis » et constituer des « majorités » de voix ou des minorités de blocage à l’ONU.

Dans la bataille menée pour en finir avec un ordre international au service du leadership des Etats-Unis, la Russie de Vladimir Poutine est un allié de poids, indispensable, le plus cher du « cercle des amis ». La Chine le lui rend bien. Radicalement opposée aux « ingérences » étrangères quand elles sont occidentales, la Chine ne condamne pas l’agression perpétrée contre l’Ukraine.

Alain Frachon(Editorialiste au « Monde")