Guerre en Ukraine : « Le Vatican peine à nommer les choses avec justesse » Tribune

Tribune  Publié dans Le Monde du19 mai 2023.  

 

Anne-Marie Pelletier

Théologienne et écrivaine

 

Le pape François commet une erreur d’analyse en mettant au même niveau, au nom du pacifisme, la Russie de Poutine et l’Ukraine, explique la théologienne Anne-Marie Pelletier, dans une tribune au « Monde ». Elle suggère ainsi au pontife de lire « Vie et destin », de l’écrivain russe Vassili Grossman.

 

Lors du voyage du pape François en Hongrie, du 28 au 30 avril, il y avait incontestablement de l’audace à rappeler au premier ministre, Viktor Orban, les yeux dans les yeux, que sa politique d’immigration ne pouvait pas s’accorder avec sa prétendue défense des valeurs chrétiennes. Mais il semble bien malheureusement que la contrepartie de cette franchise ait été l’affirmation, soulignée, d’une convergence de vue sur l’Ukraine avec le pouvoir hongrois.

Le propos du pape sur cette question a été d’une étonnante brutalité. Parlant non seulement de « guerre insensée » [en décembre 2022], François a, cette fois-ci, fustigé, en Hongrie, « l’infantilisme belliqueux » de l’Occident, avant de plaider la cause de la paix par la renonciation aux armes et par la négociation. Dans l’absolu, qui ne rêverait de la paix ? Le mot cependant est à prendre ici avec des pincettes, car la propagande du pouvoir poutinien, la première, ne répugne pas à parler ce langage. Et la médiation proposée récemment par le numéro un chinois, Xi Jinping, n’est pas de nature à inspirer confiance. C’est pour une paix qui inclut la justice que le peuple ukrainien se sacrifie depuis quinze mois. Une nuance capitale, qui explique que l’entrevue du président Volodymyr Zelensky et du pape, le 13 mai, à Rome, ne pouvait être qu’une rencontre impossible.

Depuis le début de la tragédie ukrainienne, le Vatican peine à nommer les choses avec justesse et à tenir une position claire, sans évoquer la désinvolture avec laquelle il parle de réconciliation à des Ukrainiens qui vivent sous la terreur russe. De même, le parti pris réitéré du pape de ne se rendre à Kiev qu’à la condition d’aller aussi à Moscou laisse pantois. Comme si, en la matière, nous avions affaire à une guerre mettant symétriquement face à face deux camps adverses dans un conflit qui devrait bien finir par un compromis autour d’une table de négociation.

Inversion de la vérité

François aime en appeler aux racines. Il serait bon, justement, d’aller y voir. Les indices, de ce côté, ne manquent pas pour y voir un peu plus clair. Depuis la première heure de l’invasion travestie en « opération militaire spéciale », tout au Kremlin est en permanence inversion de la vérité, détournement des mots, falsification de la réalité au service de la barbarie et de la terreur.

Et, à l’intérieur de la Russie, tout n’est que délire de propagande, asservissement des esprits, politique de répression impitoyable. Toutes choses qui sont autant de tragiques signatures, qui ramènent tout droit à ce passé soviétique qui n’a pas été purgé, à la terreur stalinienne, qui ressurgit aujourd’hui comme renaît une hydre maléfique. Ce passé de la « nuit soviétique » que désignait l’écrivaine russe Nadejda Mandelstam (1899-1980) et que le régime actuel réhabilite avec un cynisme sans fard.

De tout cela, manifestement, le pape n’est pas alerté. De même que l’incroyable projet de « dénazifier » l’Ukraine n’a nullement été interrogé par lui, reconnu comme une invraisemblable invention. Toute révérence gardée, on voudrait suggérer au pape François de lire Vassili Grossman, comme beaucoup y invitent aujourd’hui. Relire cette œuvre qui ouvre les yeux sur cette vérité qui fut iconoclaste dans la Russie de Grossman, mais qui devrait ne plus l’être : régimes nazi et soviétique ne sont jamais que des frères jumeaux qui servent les mêmes fins, capables donc de se relayer l’un l’autre. « Si c’est vous qui gagnez, explique ainsi, dans Vie et destin, un chef de camp nazi à un vieux bolchevique, nous continuerons à vivre dans votre victoire. »

Posture fallacieuse

Voilà pourquoi, que l’on ait affaire à Poutine ou à Hitler, la posture du pacifisme est aussi fallacieuse. Voilà pourquoi l’argumentation présente du pape évoque irrésistiblement 1938 et les illusions des négociateurs de Munich. Fallait-il parler avec Hitler pour le ramener au droit international ? Faut-il parler avec Poutine, envahisseur du Donbass, après la Crimée, pour trouver un modus vivendi ? La vérité est qu’on ne négocie pas avec le diable. Cela vaut aussi d’un prétendu dialogue avec Kirill, ce hiérarque qui donne au patriarcat de Moscou le visage de l’imposture en soutenant, de façon éhontée, une barbarie déguisée en croisade pour la cause du christianisme. Les vertus du dialogue sont invoquées à faux, quand l’une des parties ne connaît que le mensonge. Faut-il rappeler que la résistance au nazisme du pasteur Bonhoeffer (1906-1945) l’a conduit à rejoindre la conjuration de juillet 1944, qui devait en finir avec Hitler ?

Il est bien sûr tout à fait dramatique que nous nous retrouvions pris dans l’engrenage infernal de la surenchère militaire, obligés d’admettre que l’Ukraine ne sera sauve que par l’écrasement d’un système criminel s’inclinant devant la force de plus puissant que lui. Un pape peut-il appuyer cette stratégie ? Ne répondons pas pour lui. En tout état de cause, il y a certainement une lutte qu’il peut endosser, c’est celle de la vérité contre le mensonge. On n’ose affubler ces mots de vérité et de mensonge d’une solennelle majuscule. Pourtant, la conjoncture y inclinerait, tant le mensonge poutinien donne une dimension quasi métaphysique à l’imposture qui plastronne au Kremlin.

Mais, il peut suffire ici d’entendre, loin de tout pathos, l’opposant à Poutine Vladimir Kara-Mourza, condamné le 17 avril, par un tribunal de Moscou, à vingt-cinq ans de colonie pénitentiaire à régime strict. Sa réaction, après le verdict, fut quasiment une profession de foi : « Je sais qu’un jour viendra où les ténèbres qui recouvrent notre pays se dissiperont. Quand le noir sera appelé noir, et le blanc, blanc (…). Quand la guerre sera appelée une guerre, quand l’usurpateur sera appelé l’usurpateur et quand seront désignés comme criminels ceux qui ont instigué et déclenché cette guerre, et non ceux qui ont essayé de l’arrêter. » Certes, une voix bien solitaire, côté russe. Mais elle rejoint l’héroïque résistance en actes, au prix du sang, que le peuple ukrainien tout entier oppose depuis des mois à l’ennemi qui non seulement prétend l’anéantir, mais qui s’efforce aussi de duper les esprits en se faisant le chantre du pacifisme. Puisse le pape François servir la cause de la paix en commençant par servir la cause de la vérité.

Anne-Marie Pelletier est professeure des universités, docteure en sciences des religions, écrivaine, lauréate du prix Ratzinger 2014 et coordinatrice du livre de Constantin Sigov Le Courage de l’Ukraine (Les Editions du Cerf, 208 p., 18 €).

Anne-Marie Pelletier(Théologienne et écrivaine)