Histoire de l’Ukraine : « Jusque dans les années 1950, l’Ukraine est le meilleur élève de l’URSS »

Il est possible et souhaitable de ne point se contenter de vagues généralités puisées dans la propagande par défintion mensongère du stalino-poutinisme.

 

Nationalisme et communisme, Etat et fédération, répressions et libéralisation : l’histoire de l’Ukraine souveraine et soviétique alterne entre autonomie par rapport à Moscou et domination de la part des soviets, explique l’historien Thomas Chopard dans un entretien au « Monde ».

Propos recueillis par Michel Lefebvre et Gaïdz Minassian

LE MONDE  30 juillet 2022

Qu’est-ce que la révolution de février 1917 en Russie change pour le mouvement national ukrainien ?

La révolution de février 1917 est l’occasion pour les leaders ukrainiens de revendiquer non pas tant l’indépendance mais l’autonomie dans une fédération russe renouvelée. Mais cette revendication d’autonomie pose problème pour le gouvernement provisoire à Petrograd, qui refuse que la Rada (Assemblée ukrainienne proclamée en 1917) fasse office de gouvernement.

La fédéralisation avec la Russie fait-elle consensus ou pense-t-on à l’indépendance ?

Tant que la revendication de l’autonomie permet de considérer toutes les tendances, il y a consensus. Mais au moment où il s’agit d’en préciser le contenu, les tensions sont assez fortes. Face à la prise de pouvoir des bolcheviques, les nationalistes ukrainiens essaient de s’arracher à ce cours de la révolution. Ils proclament l’indépendance de l’Ukraine après octobre 1917, et la République populaire d’Ukraine est proclamée en janvier 1918. Mais ces déclarations marquent un échec relatif, car certaines régions sont gagnées aux bolcheviques.

Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde : Ukraine, histoire d’une émancipation », 2022. Ce hors-série est en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.

Comment les Ukrainiens se situent-ils dans la négociation germano-bolchevique qui débouche sur la paix de Brest-Litovsk signée le 3 mars 1918 ?

En Ukraine, guerres et révolutions s’imbriquent. La paix de Brest-Litovsk est une tentative pour les nationalistes ukrainiens de sauvegarder leur indépendance, face à l’avancée à l’est des probolcheviques. Les indépendantistes ukrainiens font le pari de signer une paix séparée avec les empires centraux à Brest-Litovsk, dans la foulée de la paix séparée signée entre l’Allemagne et la Russie bolchevique. Avec néanmoins pour conséquence le démantèlement de ce qui reste du pouvoir indépendantiste ukrainien par les armées austro-allemandes au profit d’un gouvernement allié et conservateur sous l’égide de l’hetman Pavlo Skoropadsky (1873-1945), un descendant de la grande noblesse russe d’Ukraine.

La République indépendantiste se réactive en novembre 1918, au moment où les Allemands quittent le territoire, avant la signature de l’armistice du 11 novembre. Symon Petlioura (1879-1926), à la tête des armées de cette république, occupe Kiev et tente en vain de reprendre la main en Ukraine.

Les bolcheviques ont-ils une lecture consensuelle de la question ukrainienne ?

Plusieurs lectures s’opposent. Staline est favorable à une unification totale du territoire de l’ancien Empire russe sous l’égide de Moscou. Mais il est minoritaire au sein du parti. Une large frange des bolcheviques ukrainiens défend l’idée d’une république soviétique ukrainienne autonome par rapport à la Russie soviétique.

« L’idée de Lénine est d’unifier l’Ukraine centrale paysanne, foyer du nationalisme ukrainien, et l’Ukraine orientale industrielle, bastion du bolchevisme »

Se posent d’emblée les termes d’un débat irrésolu durant toute la période soviétique : la tension entre la reconnaissance d’un particularisme culturel, linguistique et politique de l’Ukraine soviétique et son inclusion dans un projet fédéral plus large – l’Union des républiques socialistes soviétiques. Lénine tranche en 1919 en proposant la synthèse avec des républiques dans un cadre fédéral. L’idée est d’unifier l’Ukraine centrale paysanne, foyer du nationalisme ukrainien, et l’Ukraine orientale industrielle, bastion du bolchevisme. Cela permet de soviétiser l’Ukraine. Dans l’est du pays, il n’y a pas de distinctions ethniques entre ukrainophones et russophones.

Comment les Européens accueillent-ils cette Ukraine indépendante ?

Avec désintérêt. Les Alliés misent plus sur le rétablissement d’une Pologne indépendante que sur une Ukraine souveraine perçue comme une des forces issues de la révolution de 1917. Cela tient aussi à une méconnaissance du terrain et des acteurs, et cela ne s’arrange pas avec le maelström de la guerre civile des années 1919-1920. L’Ukraine n’est pas reconnue par la communauté internationale, mais la plupart des symboles (drapeaux, emblèmes, etc.) tels qu’on les connaît aujourd’hui sont déjà installés en 1917.

Lors de la Nouvelle Politique économique (NEP), le phénomène des koulaks a-t-il un fort impact en Ukraine, terre de tradition paysanne ?

L’impact sera très fort en 1930, au moment où Staline lance la politique de collectivisation, qui s’articule en Ukraine avec la politique dite de « dékoulakisation », consistant à déporter ces paysans « riches » et les récalcitrants à l’entrée dans les fermes collectives. Mais Staline ne stigmatise pas encore l’identité ukrainienne. C’est en 1932, au moment de la grande famine, qu’il procède à une lecture sociale et nationale de la crise.

Comment l’expliquez-vous ?

La collectivisation désorganise la paysannerie en URSS et entraîne disettes et famines. Au Kazakhstan, un tiers de la population meurt au moment de la sédentarisation forcée des éleveurs kazakhs. La particularité de l’Ukraine est que cette famine va être intentionnellement aggravée – les archives le démontrent. Les responsables ukrainiens alertent à l’été 1932 du désastre qui se prépare dans les campagnes. Et ce sont des décisions de Staline (augmentation des quotas, réquisition des semences, interdiction de voyager et donc de fuir les zones affamées) qui aggravent la situation en Ukraine et la singularisent du reste des famines en URSS.

« En conciliant particularisme national et projet soviétique, l’Ukraine servirait de vitrine pour la propagation de la Révolution. Elle a donc un statut particulier »

Staline se saisit de l’occasion pour réprimer les Ukrainiens, en partie hostiles, car certaines régions résistent à la collectivisation. Il craint de voir l’Ukraine faire sécession comme lors de la guerre civile. Les émeutes sont faibles, mais il s’agit de donner une leçon aux paysans ukrainiens. Le Parti communiste ukrainien (PCU) est mis au pas à l’aide de purges qui s’achèvent en 1938 pendant la Grande Terreur.

Se dit-on à Moscou que le système soviétique ne tient que si l’on tient l’Ukraine ?

Oui, c’est théorisé dès la Révolution. L’Ukraine est perçue comme un lieu de production économique essentiel, mais aussi comme un laboratoire : en conciliant particularisme national et projet soviétique, l’Ukraine servirait de vitrine pour la propagation de la Révolution. Elle a donc un statut particulier. C’est un lieu de formation accélérée pour les élites soviétiques et c’est l’une des raisons pour lesquelles une bonne partie d’entre elles y ont fait leurs armes (Khrouchtchev, Brejnev), afin d’être le plus efficaces à l’aune du pouvoir soviétique.

Comment communistes et nationalistes ukrainiens en exil perçoivent-ils le pacte germano-soviétique ?

Le PCU sort laminé par la Grande Terreur. Quant aux nationalistes ukrainiens, ils basculent dans la clandestinité à la fin des années 1930, au moment où le pouvoir se durcit en Pologne. Les démocrates ont été pour la plupart interdits, et il reste essentiellement l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). Pour cette frange radicale ethnonationaliste, le frein à l’instauration d’une république indépendante ukrainienne est notamment la présence des principales minorités : russe, polonaise, juive. D’où une alliance avec l’Allemagne nazie et les courants autoritaires d’Europe pour installer un pouvoir indépendantiste ukrainien dans l’orbite des nazis.

Comment l’Ukraine est-elle devenue un enjeu de la guerre germano-soviétique ?

Une fraction limitée de la population accueille favorablement les occupants allemands. Elle profite de cette occupation pour pousser son agenda indépendantiste avec un certain nombre de pogroms contre les juifs. Sauf que ces nationalistes ukrainiens n’obtiennent pas l’indépendance de l’Ukraine même dans l’orbite du IIIe Reich allemand, qui voit l’Est comme le lieu de son espace vital. Ils basculent alors dans une résistance, avec la création en 1942 de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, qui se bat contre les Allemands et surtout contre le retour du pouvoir soviétique jusque dans les années 1950.

La seconde guerre mondiale est un cataclysme pour l’Ukraine : 17 % de la population meurt, avec sept millions de victimes civiles et militaires, dont 1,5 million de juifs exterminés, et la moitié des bâtiments sont détruits. Concernant la collaboration des Ukrainiens, si l’on rapporte le phénomène (de 300 000 à 400 000 personnes) à la population, quoique massif, il est comparable à celui que l’on retrouve dans les autres pays d’Europe. Surtout si l’on considère que 1,5 million de citoyens de la RSS d’Ukraine sont morts sous l’uniforme de l’Armée rouge.

Staline a recours à une vague de déportations. Que se passe-t-il exactement ?

Staline se saisit dès 1944 de cette sortie de la guerre pour homogénéiser le territoire ukrainien, marqué par la présence de minorités pendant son histoire. Il fait déporter vers l’Asie centrale les Tatars de Crimée, accusés à tort d’avoir unanimement collaboré. Outre les Tatars, Grecs, Bulgares et Arméniens sont forcés hors d’Ukraine. On transfère des Polonais d’Ukraine vers la Pologne et, inversement, on déporte les Ukrainiens de Pologne vers la RSS d’Ukraine pour faire coïncider frontières politiques et frontières ethniques.

Pourquoi a-t-on d’un côté cette répression en Ukraine, et de l’autre la promotion de l’Ukraine et de la Biélorussie, qui jouissent d’un droit de vote à l’ONU ?

Ces sièges sont décrochés à l’ONU car Staline capitalise, dans le cadre de la guerre froide, sur l’ampleur qu’a eue la seconde guerre mondiale en Biélorussie et en Ukraine, deux républiques soviétiques fondatrices et les plus touchées. Mais, à la fin des années 1940, il n’y a pas de volonté d’affirmer leur autonomie.

Au contraire, on assiste à des répressions tous azimuts : déportations sur critères ethniques et sociaux, mais aussi répression des poches de résistance dans l’Ouest, où se sont repliés des nationalistes ukrainiens. Des dirigeants ukrainiens nationalistes en exil, qui peinent à se détacher du stigmate de la collaboration, sont aussi assassinés par les services de sécurité, comme Stepan Bandera en 1959.

« Avec la formation du bloc de l’Est, Kiev devient une forme d’interface entre Moscou et les démocraties populaires, notamment avec le tourisme et les mobilités au sein du bloc »

Jusque dans les années 1950, l’Ukraine, avec Khrouchtchev à sa tête, est le meilleur élève de l’URSS. Et avec la formation du bloc de l’Est, Kiev devient une forme d’interface entre Moscou et les démocraties populaires, notamment avec le tourisme et les mobilités au sein du bloc.

Vous utilisez l’expression « meilleur élève ». Est-ce pour cette raison que Moscou offre en cadeau la Crimée à l’Ukraine en 1954 ?

La première raison est politique : après la répression des Tatars de Crimée et la guerre, le but est d’arrimer l’Ukraine à un pouvoir fort. Deuxième raison : réaffirmer symboliquement le lien entre Ukrainiens et Russes, devenus majoritaires dans la péninsule après les déportations. Troisième raison : permettre un développement combiné d’un territoire relativement isolé.

Les Ukrainiens profitent-ils de la déstalinisation pour réhabiliter leur mémoire nationale ?

La déstalinisation touche une critique des purges dans le Parti, mais ne se penche pas sur la grande famine et la Grande Terreur. Khrouchtchev a fait une partie de sa carrière en RSS d’Ukraine ; qu’il soit à la tête du pouvoir soviétique et que Leonid Brejnev prenne sa suite expliquent le fait que l’Ukraine va être loin d’adopter une autonomie totale.

On reste dans le cadre contraint de l’URSS, mais avec des marges de manœuvre, économiques notamment. Cela tient aussi au fait que la Grande Guerre patriotique a marqué un moment d’intégration des Ukrainiens au « peuple soviétique ». Une fois que cette consolidation a eu lieu, une forme d’autonomie relative peut leur être concédée.

Jusqu’à l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, la RSS d’Ukraine profite-t-elle d’une logique d’autonomisation ou adhère-t-elle plus à l’idéal soviétique ?

La seconde moitié du XXe siècle est beaucoup plus calme que la première. Tandis que la pression politique se desserre, une forme d’équilibre est trouvée. Certain de la fidélité des cadres, Brejnev favorise la consolidation d’un groupe de pouvoir local. Provincialisant l’Ukraine, il la renforce. D’autant que se développe une forme de dissidence, notamment à Lviv, en réaction à une politique agressive de russification qui, paradoxalement, nationalise la contestation.

« Les deux poumons économiques de l’Ukraine (agriculture et industrie) commencent à montrer des signes d’essoufflement assez nets bien avant la perestroïka des années 1980 »

Néanmoins, à partir de la fin des années 1970, on voit déjà un décalage s’opérer pour des questions économiques et sociales. Les conditions de vie se dégradent surtout pour les ouvriers de l’industrie, qui commence à péricliter dans l’est de l’Ukraine, et pour l’industrie agroalimentaire, qui marque le pas aussi. Au fond, les deux poumons économiques de l’Ukraine (agriculture et industrie) commencent à montrer des signes d’essoufflement assez nets bien avant la perestroïka des années 1980.

Avec la perestroïka et la catastrophe de Tchernobyl, l’Ukraine sert-elle de laboratoire aux changements ?

A partir de 1986, pour des raisons de politique générale, les républiques occidentales de l’URSS entrent dans une forme de sécession, avec les Baltes et les Ukrainiens à l’avant-poste des demandes de réformes. Des dirigeants d’Asie centrale et du Caucase poussent aussi. Comme l’Ukraine est l’une des principales républiques, cela représente une épine assez forte dans le pied des dirigeants de Moscou.

A peu près toutes les républiques périphériques réélaborent leurs liens avec la Russie. En Ukraine, tandis que le Parti est fracturé et largement discrédité, beaucoup de fonctionnaires et d’administrations se rapprochent des revendications nationalistes et anticipent les réformes afin aussi de sauver leur place. Cette continuité explique en partie le calme relatif dans lequel s’est déroulée la transition en Ukraine par rapport à d’autres républiques.

En 1991, l’Ukraine voit-elle dans la Communauté d’Etats indépendants (CEI) une organisation respectueuse des souverainetés, ou se méfie-t-elle du penchant russe à parler de la Grande Russie ?

Les autorités à Kiev avaient accueilli favorablement les réformes, mais se méfiaient du nationalisme russe porté notamment par Boris Eltsine. On le comprend, mais l’affirmation d’une souveraineté en Ukraine est incompatible avec une mainmise de Moscou. L’Ukraine intègre surtout la CEI pour des raisons de dépendance économique. La désoviétisation voit le PIB de l’Ukraine s’effondrer de moitié. La CEI est là pour relancer la machine dans un cadre politique différent. Mais le gouvernement ukrainien et, surtout, la société civile se méfient de cette emprise russe tout en pensant à reconfigurer les liens avec la Russie.

Jusqu’au début des années 2000, les étudiants ukrainiens ont privilégié la Russie pour poursuivre leurs études à l’étranger. Il s’agit de maintenir des partenariats en dépit de l’affirmation nette, à partir des années 2000, d’une nation ukrainienne en propre.

Après l’échec d’une réhabilitation à la suite de la mort de Staline, quel était le risque, lors de la deuxième période de réhabilitation, d’une mémoire nationale sous la perestroïka ?

La réhabilitation est prise en charge plus par la société civile que par l’Etat. Ce que pointe la société civile, c’est la responsabilité de Moscou et des dirigeants soviétiques dans les vagues de répression.

C’est pour cela que l’Etat ukrainien ne prend en charge que la troisième phase de réhabilitation dans les années 2000. Les autorités mettent l’accent sur la grande famine et s’arrachent aussi au grand récit soviétique en réhabilitant les « héros de l’Ukraine », dont des nationalistes, Stepan Bandera en tête ; organisant aussi, en 2006, un procès par contumace des responsables de la grande famine, défendant dans le prétoire l’idée du génocide des Ukrainiens. Cette politisation à outrance de l’histoire a pu aboutir à des simplifications, voire des positions problématiques au service d’un discours politique direct.

Thomas Chopard est historien, directeur adjoint du Centre d’études franco-russe (CEFR), spécialiste de l’Ukraine soviétique et des communautés juives en Europe orientale. Il a publié notamment Le Martyre de Kiev. 1919, l’Ukraine en révolution entre terreur soviétique, nationalisme et antisémitisme (Vendémiaire, 2015).

Michel Lefebvre et Gaïdz Minassian