HISTORIEN EN RUSSIE UNE MÉTIER TRÈS DANGEREUX

 

 

 
 
 
 
Russie : un historien emprisonné après avoir exhumé des crimes de StalineAprès avoir mis au jour une immense fosse commune des victimes du Goulag, l’archéologue Iouri Dmitriev a été accusé de pédophilie. Il risque 15 ans de prison. Verdict le 22 juillet.
 
 

« Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple. » Ces mots sont de l’historien et archéologue russe Iouri Alekseïevitch Dmitriev. A 64 ans, sous le coup d’accusations fabriquées, ce spécialiste de la « Grande Terreur » stalinienne (1937-1938) risque de mourir en prison. Un procureur, anonyme, a requis contre lui, le 8 juillet, quinze ans de prison ferme.

Le véritable crime de Dmitriev ? Avoir consacré sa vie à donner des sépultures et une mémoire aux victimes du système criminel stalinien en Carélie (région au nord-ouest de la Russie). Le jugement doit être rendu le 22 juillet à Petrozavodsk, la capitale de la Carélie. Dans la Russie de l’ex-lieutenant-colonel du KGB Vladimir Poutine, il est dangereux d’exhumer la mémoire sanglante du dictateur Staline, responsable de 15 à 20 millions de morts. Car, loin d’être condamné, le « petit père des peuples » est au contraire aujourd’hui réhabilité voire célébré à Moscou, tout comme les organes de répression du régime totalitaire soviétique.

 

L’histoire réécrite

Au mieux, les livres d’histoire réécrits sous Vladimir Poutine expliquent, avec pédagogie, que les morts du Goulag étaient des victimes nécessaires à la modernisation, à l’industrialisation du pays ainsi qu’à la victoire contre Hitler. Au pire, les victimes de Staline sont qualifiées de simples « criminels » de droit commun. Une autre technique révisionniste éprouvée consiste non pas à réécrire l’histoire, mais à la falsifier grossièrement. Ainsi, Moscou a longtemps fait passer les 25 000 soldats polonais fusillés en 1940 à Katyn, en Pologne, sur ordre de Staline, pour des victimes des nazis.

Aujourd’hui, le Kremlin tente d’appliquer la même inversion historique en Carélie. L’historien Iouri Dmitriev n’aurait pas patiemment et méticuleusement exhumé des prisonniers du Goulag massacrés par Staline. Le régime de Poutine suggère qu’il s’agit en fait de victimes des Finlandais (la Finlande est limitrophe de la Carélie). Il y aurait même des « preuves ». Mandatée par le ministre de la Culture de Carélie, la Société d’Histoire militaire de Russie a ainsi déterré cinq corps d’une fosse commune. Puis elle a affirmé que « les preuves étaient réunies que les restes exhumés étaient ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par l’occupant finlandais » pendant la Seconde Guerre mondiale.

Cette entreprise de révisionnisme historique, qui n’est pas unique dans l’actuelle Russie, peut paraître incongrue. Mais elle a un but politique fondamental, très actuel : elle vise à justifier la domination dans la « Nouvelle Russie » poutinienne des « hommes de forces », et notamment les « héros » du KGB, (dont Poutine lui-même) ainsi que de valider leurs méthodes répressives. Dans le cas de la Carélie, devant l’indigence des preuves sur les prétendus massacres commis par les Finlandais, la Société d’Histoire militaire a cependant dû revenir sur ses affirmations fantaisistes : finalement, les « historiens » officiels ne savent toujours pas « qui a tué qui » en Carélie… De façon incontestable, après vingt ans de travail titanesque, acharné et méticuleux, Dmitriev a mis au jour dans la forêt de Sandarmokh, l’une des dix plus importantes fosses communes de la Grande Terreur, qui fut le paroxysme de la répression stalinienne. Il y a trouvé près de 10 000 fusillés et établit un livre de mémoire avec près de 50 000 noms de la répression stalinienne en Carélie.

Sur la base d’une dénonciation anonyme

Officiellement, bien sûr, le gêneur Iouri Dmitriev est alors lui aussi devenu un « criminel » de droit commun. Il a été arrêté en décembre 2016, sur la base d’une dénonciation anonyme, pour détention de « matériaux à caractère pédopornographique ». Il s’agit en fait de clichés médicaux de sa fille adoptive, alors âgée de 11 ans, handicapée, qu’il devait envoyer à l’organisme de protection des enfants adoptés afin de prouver qu’elle grandissait normalement. Après seize mois de détention préventive, Iouri Dmitriev a été relaxé par le tribunal de Petrozavodsk. Les juges ont reconnu que ces accusations étaient « totalement infondées ». Cet acquittement est un fait exceptionnel dans les annales judiciaires russes pour ce type d’affaires. Tout ce que la Russie compte d’intellectuels, d’artistes, d’autorités et de consciences morales avait exigé sa libération.

Mais, le pouvoir russe, dominé par les « organes », s’acharne sur Dmitriev. A peine une semaine après sa libération, le 27 juin 2018, il est une nouvelle fois incarcéré. Cette fois, les charges retenues contre lui sont encore plus lourdes : « violences à caractère sexuel commises par une personne majeure sur un mineur ». Elles sont passibles de vingt ans de réclusion criminelle. En s’en prenant ainsi à Dmitriev, qui est président de la branche de Memorial en Carélie, le pouvoir russe s’attaque aussi à cette association emblématique et très gênante fondée par le prix Nobel de la Paix Andreï Sakharov. Car Memorial ne milite pas seulement pour réhabiliter la mémoire des victimes des répressions de l’époque soviétique. Elle défend aussi les droits de l’homme dans la nouvelle Russie. Le Kremlin veut faire taire Memorial comme s’il savait très bien que sa démocratie « ilibérale » était bâtie sur les mêmes mensonges et méthodes criminelles du passé soviétique.

Peut-être que le pouvoir russe enfermera Iouri Dmitriev malgré les protestations venant du monde entier. Mais il ne lui prendra ni sa liberté de penser ni sa mémoire. Ce qui fait de lui un homme qui est un homme.

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