« Il existe une immense convergence au sein de l’ensemble de la gauche »

Tribune publiée dans Le Monde  du 11 mai 2022

« Il existe une immense convergence au sein de l’ensemble de la gauche »

 

Collectif

Au-delà de leurs inévitables désaccords, les partis de gauche portent tous en eux un projet de transformation socio-économique radical, constatent, dans une tribune au « Monde », neuf universitaires, dont Luc Boltanski, Frédérique Matonti et Frédéric Sawicki.

 

Lors de l’élection présidentielle, la gauche, par le biais de Jean-Luc Mélenchon, a donc frôlé la qualification au second tour. Sans minorer l’efficacité de la campagne du candidat de La France insoumise (LFI) et sa capacité à renouer avec certains des électorats qui s’éloignaient de la gauche – notamment les jeunes et les habitants des banlieues –, il a aussi bénéficié du vote d’un électorat de gauche qui aspirait à l’unité (comme en attestaient de multiples sondages depuis plusieurs années) et qui a choisi de voter pour celui qui était progressivement apparu dans la campagne comme le plus à même de se hisser au second tour.

Ils espéraient ainsi éviter la tenaille du choix entre le président sortant qui, désormais sans ambiguïté, incarnait la droite et la candidate de l’extrême droite, générant mécaniquement un échec cuisant pour les autres forces de gauche (sans, là encore, négliger d’autres causes qui leur sont propres).

Selon un sondage Ipsos-Sopra Steria publié au soir de l’élection, l’unité de la gauche pour les législatives était désormais souhaitée par 93 % des sympathisants de gauche ; et ces chiffres impressionnants se retrouvent quelle que soit la proximité partisane.

 

Faut-il voir dans ce désir d’unité un aveuglement un peu naïf face aux clivages qui rendraient les gauches « irréconciliables » ? Et faut-il voir dans les accords entre les quatre principaux partis de la gauche et de l’écologie de simples sombres manœuvres destinées à sauver ou à gagner des places ? La virulence des attaques tout au long de la campagne entre les candidats de la gauche et de l’écologie, soit directement, soit par le biais de leurs soutiens, ne le laisse-t-elle pas penser ?

En d’autres termes, les divisions au sein de la gauche et de l’écologie correspondent-elles à des désaccords réels sur « l’offre politique » et programmatique ? La gauche est-elle irréductiblement fragmentée en trois blocs : une gauche sociale-démocrate, une écologie politique et une gauche radicale ? Ou ces attaques ne renvoient-elles qu’à des ambitions personnelles et des postures de différenciation entre structures partisanes ?

Différences et clivages

Ecartons, maintenant que l’illusion du « nouveau monde » s’est dissipée, l’idée selon laquelle cette fragmentation de la gauche viendrait en réalité de la disparition du clivage gauche-droite et de son remplacement par d’autres comme celui qui avait porté Emmanuel Macron au pouvoir en 2017 – opposant « les gagnants et les perdants de la mondialisation » – et examinons ces questions.

Certes, on ne peut nier les différences et les clivages qui existent entre les structures partisanes. Ils ont été mille fois listés. Ils concernent principalement leur rapport à l’Europe, les questions internationales (exacerbées par la guerre en Ukraine), leur conception de la République, les droits des minorités ethniques et religieuses, la prééminence des questions écologiques sur tout autre impératif, mais aussi le rôle de l’Etat, le nucléaire ou la croissance économique. Les pratiques politiques diffèrent. Les modes de communication ne sont pas les mêmes. Et dans un moment de désarroi et de très grande colère d’une partie de la population, la tonalité des discours et leur virulence distinguent aussi les principales forces politiques de la gauche et de l’écologie. Les héritages historiques différencient les composantes de la gauche et les expériences du pouvoir, notamment le quinquennat Hollande, ont généré des divisions et des traumatismes.

Mais plus que des divisions, n’y a-t-il pas ici souvent des fractures multiples qui traversent en réalité chacune de ces composantes de la gauche ? Prenons la croissance économique par exemple, tous les militants du Parti socialiste (PS), s’ils ont renoncé au productivisme, ne s’accordent pas sur ce point. Sur la République, l’ensemble des militants écologistes ou ceux de LFI sont-ils sur la même ligne ? Sur le nucléaire, n’y a-t-il aucun point de vue divergent chez les militants communistes ?

Poursuivons alors. Et ne peut-on admettre que des échanges approfondis permettraient de lever bien des oppositions apparemment irréductibles ? Un exemple : « la République, jusqu’au bout » que défendait Jaurès ne peut pas exclure ceux qui portent le combat contre les discriminations. En effet, ce dernier est le plus récent avatar du combat universel pour l’égalité, principe fondamental de la gauche. On n’imagine pas les défenseurs de la République négliger les discriminations ni les combattants des discriminations revendiquer un régime politique plus adapté à leur combat que la République.

De même, sur l’Europe, depuis les dernières élections européennes, une grande partie du fossé n’a-t-elle pas été comblée, dès lors que tous s’accordent désormais à dire que les traités actuels ne sont pas acceptables et récusent le libéralisme économique européen, quand symétriquement plus personne ne demande aujourd’hui un Frexit ?

En outre, si l’on se tourne vers l’histoire, que sont ces divisions au regard de celles qui séparaient les forces de gauche du Front populaire ou, plus récemment, celles en 1981 entre le PS de François Mitterrand et le Parti communiste d’alors, ne serait-ce que sur les questions internationales ?

Faire face aux droites et aux extrêmes droites

Plus fondamentalement, au-delà des valeurs partagées et notamment celle de « l’égalité » – identité de la gauche –, il existe aujourd’hui en réalité une immense convergence au sein de l’ensemble de la gauche et de la composante de l’écologie politique qui s’en revendique, autour du projet d’une transformation radicale des modes de production, de consommation et des modes de vie, pour réduire les inégalités et les injustices et faire face aux urgences écologiques. Tous se retrouvent également sur la nécessité de sortir urgemment de l’hyper-présidentialisation d’une Ve République à bout de souffle et de mettre en place des modes de fonctionnement démocratique renouvelés.

Tous partagent aussi la conviction que ces transformations passent par la puissance publique, mobilisée à tous ses échelons, et tous accordent aux services publics et à l’Etat social une place centrale. Tous sont convaincus que ces transformations se feront par la loi, le dialogue social mais également en mobilisant toutes les initiatives citoyennes et qu’ils ont comme instruments la fiscalité, l’investissement public et le conditionnement des aides aux entreprises privées.

Ces convergences expliquent la similitude des propositions que les différents candidats ont portées dans la campagne qui pour l’essentiel coïncidaient, comme cela avait été le cas en réalité dès les élections européennes. Elles permettent également de comprendre pourquoi, à tous les échelons locaux, les composantes de la gauche ont su ces dernières années se retrouver pour gouverner ensemble ou pour porter l’opposition. Cela explique pourquoi aussi, tout au long du quinquennat précédent, les groupes parlementaires de gauche ont presque systématiquement voté de la même manière au Parlement, pourquoi ils se sont retrouvés autour des mêmes propositions de loi ou des mêmes initiatives, ou pourquoi encore tous les militants ont défilé dans les mêmes cortèges qui les ont vus s’opposer par exemple au projet de loi sur les retraites ou à la loi travail.

Ce sont ces convergences qui ont permis les accords entre les forces de la gauche et de l’écologie pour se présenter dans l’unité au suffrage des électeurs pour les législatives. Ce sont ces convergences qui leur permettront de faire face ensemble aux droites et aux extrêmes droites dans les années à venir. Toutefois, ce bloc de la gauche et de l’écologie ne sera fort que si cette unité se fait autour de trois principes centraux.

Premièrement, elle devra tenir compte des rapports de force réels qui existent entre les différentes composantes, actant notamment le résultat acquis par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle, et symétriquement en ne sous-estimant pas le rôle qu’a eu le vote utile du premier tour au profit de ce dernier, ainsi que le poids de chacune dans les réseaux associatifs, d’élus locaux et syndicaux.

Deuxièmement, cela devra se faire dans le respect de leurs différences et sans qu’aucune ne cherche à écraser les autres ou à tirer profit d’une faiblesse qui ne pourrait être que provisoire. Troisièmement, cette unité ne pourra persister, au-delà des accords d’appareils dans la répartition des places pour les législatives, qu’autour d’un programme résultant d’un travail d’équipe permanent et associant toutes les forces syndicales, associatives et intellectuelles de la gauche.

Elles ne peuvent se permettre d’y déroger car l’échec serait alors assuré, alors que les urgences sociales, écologiques et démocratiques qui marquent notre époque leur imposent de se hisser en permanence à la hauteur de ces enjeux.

Luc Boltanski, directeur d’études à l’EHESS ; Pierre-Cyrille Hautcœur, directeur d’études à l’EHESS ; Rémi Lefebvre, professeur à l’université de Lille ; Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à l’University College de Londres ; Frédérique Matonti, professeure à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne ; Frédéric Sawicki, professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne ; Gisèle Sapiro, directrice d’études à l’EHESS ; Isabelle This Saint-Jean, professeure à l’université Paris-XIII ; Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS