J Bouveresse est mort le 9 mai 2021.
Jacques Bouveresse : “Les philosophes se racontent beaucoup d’histoires”
Jacques Bouveresse, propos recueillis par Nicolas Truong publié le 26 juillet 2006 11 min
Jacques Bouveresse se livre peu, se méfiant d’une presse trop prompte à céder au sensationnel. Cet érudit exigeant est connu pour ses positions critiques contre l’imposture tant philosophique que journalistique. Il revient sur Ludwig Wittgenstein et Robert Musil, dont il admire le courage et l’inflexibilité.
Professeur au Collège de France, il est titulaire, depuis 1995, de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance. Tout comme son ami Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse est animé par cet « esprit du grimpeur » dont il a fait l’un des principaux traits du sociologue. Du Jura où il est né dans une famille paysanne au Quartier latin, c’est en solitaire qu’il est devenu philosophe, après avoir été tenté par la religion. Dans les années 1960, la découverte de la logique l’écarte de la philosophie traditionnelle comme du structuralisme et du postmodernisme. Maniant l’ironie et la satire aussi bien que la rigueur conceptuelle, il a contribué à renouveler et à faire connaître la philosophie analytique en France qui, de Gottlob Frege à Ludwig Wittgenstein, conçoit la discipline philosophique comme un moyen de clarifier les idées et dont Le Mythe de l’intériorité constitue l’épicentre. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur le rôle de la philosophie (La Demande philosophique), sur Robert Musil (L’Homme probable), sur Karl Kraus (Schmock ou le Triomphe du journalisme) ou sur les impostures intellectuelles (Vertiges et Prodiges de l’analogie), il a cosigné une autobiographie intellectuelle (Le Philosophe et le Réel) à travers des entretiens menés par Jean-Jacques Rosat, qui publie ses Essais chez Agone. L’année prochaine, chez ce même éditeur, sortira Peut-on ne pas croire ?
Philosophie magazine : Dans le cinquième volume de vos Essais, consacré à Descartes, Leibniz et Kant, citant le philosophe Richard Rorty selon lequel « nous avons besoin d’imaginer Aristote étudiant Galilée […] et changeant sa façon de voir », vous défendez un « anachronisme conscient et raisonné » qui vous permet d’instaurer un dialogue imaginaire et critique avec les grands philosophes qui vous ont précédé. Dans quelle mesure ces philosophes peuvent-ils être traités comme des contemporains ?
«J’ai toujours cru à la possibilité et à la nécessité de la discussion en philosophie, possible aussi bien avec les morts qu’avec les vivants»
Jacques Bouveresse : En histoire de la philosophie, il existe deux positions extrêmes qui me paraissent aussi déraisonnables l’une que l’autre. D’un côté, il y a le rêve que caressent certains historiens de réussir à comprendre les auteurs du passé comme s’ils étaient leurs contemporains, de se transformer de façon fictive en lecteur contemporain de Descartes, par exemple, comme s’il ne s’était rien passé dans la pensée depuis le xviie siècle. De l’autre, il y a l’attitude qui consiste à traiter les philosophes du passé comme s’ils étaient nos contemporains, comme si nos problèmes étaient les leurs. Je suis parti à la recherche d’une position intermédiaire, qui consiste à ne rien sacrifier de l’obligation de comprendre les grands philosophes de la tradition dans leur propre langage, mais qui ne séparerait pas la compréhension de l’évaluation. Après tout, il n’est peut-être pas complètement inconcevable que des progrès d’une certaine sorte aient pu être accomplis dans la philosophie elle-même, que nous sachions des choses que les grands philosophes du passé ne pouvaient pas savoir ou ont négligées. Quand je travaille sur Gottfried Leibniz, par exemple, je n’hésite pas à utiliser des auteurs comme Gottlob Frege ou Kurt Gödel, qui m’aident à mieux le comprendre et le rendent encore plus intéressant. Je me réfère aux neurosciences à l’occasion d’une lecture critique de Descartes, etc.
Je pratique cette méthode depuis Le Mythe de l’intériorité, où j’avais pris le risque d’une confrontation plus ou moins directe entre Descartes et Wittgenstein à propos de la nature du mental. Les partisans de l’histoire de la philosophie de type traditionnel soutiennent assez fréquemment que des univers philosophiques aussi éloignés dans le temps et aussi différents ne sauraient communiquer entre eux.
Je m’insurge contre cette conception relativiste, car j’ai toujours cru à la possibilité et à la nécessité de la discussion en philosophie, et à une forme de discussion possible aussi bien avec les morts qu’avec les vivants.
Votre marginalité philosophique et votre ironie critique sont-elles nées de la manière avec laquelle la french theory – Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, etc. – refusaient le principe de la discussion rationnelle ?
J. B. : Lorsque j’ai commencé mes études, la discussion n’occupait presque aucune place dans l’univers des philosophes et les tentatives de réfutation étaient considérées par à peu près tout le monde comme futiles. Foucault, Deleuze, Derrida… aucune des gloires philosophiques des années 1960-1970 ne croyait réellement à la possibilité et à l’intérêt de la discussion, à la différence des grands philosophes traditionnels, dont beaucoup semblent avoir trouvé normal d’entendre des objections et d’essayer d’y répondre. Deleuze a même dit, si je me souviens bien, qu’un vrai philosophe s’enfuyait quand il entendait parler de dialogue. Selon cette conception « monologique » de la philosophie, chaque philosophe poserait son ou ses propres problèmes et y apporterait ses solutions. La seule démarche possible consisterait alors à utiliser les systèmes philosophiques existants, sûrement pas pour discuter et évaluer leurs propositions, mais pour poser et résoudre d’autres problèmes. Ce que Deleuze fait avec Leibniz dans Le Pli, par exemple. Je ne dis pas que l’on ne peut pas ou que l’on ne doit pas faire cela, mais je pense que l’on peut aussi se demander dans quelle mesure ce que disent les philosophes peut être considéré comme vrai ou, en tout cas, acceptable. Bien entendu, cette question n’a jamais beaucoup intéressé les représentants de la french theory, qui ont plutôt tendance à la considérer, en même temps que celle de la vérité, comme dépassée et incongrue. Je n’éprouve, de façon générale, aucune attirance pour les idées postmodernes et je m’étais déjà expliqué là-dessus dans Rationalité et Cynisme. À tout prendre, je supportais encore mieux le théoricisme dogmatique de Louis Althusser et de ses élèves.
D’Althusser, vous gardez d’ailleurs cette idée que la philosophie consiste à « ne plus se raconter d’histoires »…
J. B. : Oui, je pense que les philosophes se racontent beaucoup d’histoires, notamment à propos de la dignité particulière de la philosophie et de la position d’exception qu’elle est censée occuper dans la culture, alors que c’est une chose que la philosophie devrait, au contraire, nous habituer plutôt à éviter. C’est un point sur lequel j’ai été évidemment très influencé par Wittgenstein. Il a dit (à peu près) qu’en philosophie, on parvient rarement à savoir ce qu’il faut dire sur une question donnée mais que, en revanche, on peut souvent savoir clairement que certaines choses ne peuvent pas être dites, et c’est déjà un bénéfice considérable. Il s’agit d’un aspect du travail philosophique qui est loin d’être purement négatif et qui reste, pour moi, fondamental.
D’où l’importance de votre rencontre avec l’œuvre de Ludwig Wittgenstein, dont l’influence sur votre parcours philosophique a été et demeure immense. Pour quelles raisons ?
«Ce qui me frappe c'est ce sens aigu des obligations exceptionnelles que l’on a envers soi-même et envers le monde dans lequel on vit»
J. B. : D’une certaine façon, je commence à peine à me dégager de son emprise ! C’est un homme et une œuvre qui ont suscité fascination et dévotion chez nombre de disciples, alors qu’il ne cessait pourtant d’encourager la distanciation critique par rapport à lui-même et à son enseignement. Sa personnalité et sa vie peuvent fasciner autant et plus que sa philosophie, et constituer d’ailleurs, malheureusement, une raison d’oublier plus ou moins qu’il s’agit d’une existence qui, à partir d’un moment, a été consacrée à une seule chose : la résolution des problèmes philosophiques. Le parcours intellectuel de Wittgenstein n’a évidemment pas grand-chose à voir avec celui d’un universitaire classique. Ingénieur à l’origine, il a exercé d’autres métiers que celui de philosophe, par exemple celui d’instituteur, en Autriche, de 1922 à 1928. Le seul livre publié de son vivant (dans une édition qu’il a d’ailleurs désavouée) est le Tractatus logico-philosophicus, en 1921. Son deuxième ouvrage majeur, Les Recherches philosophiques, est paru seulement en 1953, deux ans après sa mort. Heureusement, aujourd’hui, on dispose de la totalité de ses manuscrits sur CD-Rom, ce qui représente un nombre de pages considérable et une mine encore à exploiter. Pendant un certain temps, l’influence de Wittgenstein s’est exercée essentiellement dans le monde anglo-saxon, mais il a fini par effectuer un certain retour en Europe, et même dans son pays natal, l’Autriche. Quand j’ai commencé à m’intéresser à son œuvre, il était considéré comme un représentant, simplement un peu plus subtil que les autres, du positivisme logique, et donc comme un auteur peu fréquentable, notamment pour des raisons politiques.
Qu’y a-t-il de commun entre Ludwig Wittgenstein et Robert Musil, deux auteurs qui n’ont cessé de nourrir votre pensée ?
J. B. : L’un des éléments, parmi beaucoup d’autres, qui m’ont fasciné est la capacité d’autonomie et l’énergie morale impressionnantes qu’ils ont été capables l’un et l’autre de déployer pour résister à la pression de leur époque et aux sollicitations de l’air du temps. Ils se sont consacrés de façon à peu près exclusive, dans des circonstances parfois dramatiques, à ce qu’ils considéraient comme une obligation absolue, comme la tâche de leur vie. Robert Musil a voué près de trente ans à l’écriture d’un seul et unique roman, L’Homme sans qualités, qu’il n’a d’ailleurs pas pu achever, sans jamais rien céder sur ses exigences, même dans les dernières années où il a connu l’exil en Suisse et la pauvreté. Ce qui me frappe est ce sens aigu des obligations exceptionnelles que l’on a envers soi-même et envers le monde dans lequel on vit, alors que les intellectuels d’aujourd’hui me semblent avoir plutôt tendance à revendiquer surtout des droits exceptionnels. Brian McGuinness, l’un des biographes de Wittgenstein, a parlé à son propos d’un « devoir de génie », mais il y avait aussi, chez lui, le sentiment d’être sous le contrôle d’une autorité morale inflexible qui ne pouvait accepter de lui autre chose que le meilleur.
« Pour on ne sait quelle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu’ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d’essai de l’esprit, mais des Bourses et des magasins », écrit Robert Musil, ici très proche du polémiste viennois Karl Kraus (1874-1936), auquel vous avez consacré un ouvrage qui revisite sa grande bataille contre les médias. D’où provient votre prise de conscience de l’emprise du journalisme ?
J. B. : J’ai commencé à lire Kraus à la fin des années 1950 et je n’ai eu aucune difficulté à comprendre pourquoi il a éprouvé le besoin de mener une guerre contre le journalisme. Je trouve d’ailleurs que chaque jour qui passe, notamment avec la concentration qui s’accentue et la dépendance de plus en plus grande de la presse par rapport au pouvoir économique, justifie un peu plus ses critiques. J’ai toujours considéré la presse comme un pouvoir inquiétant et facilement abusif, pour lequel il n’est pas certain que puissent exister des contre-pouvoirs appropriés. Pour des raisons évidentes, je me suis intéressé un peu plus particulièrement à l’emprise que la presse et les médias exercent sur les mondes de la culture et de la philosophie. Mais ce n’est sûrement pas le plus important, même si, en voyant les vedettes que l’on nous propose aujourd’hui pour remplacer les maîtres à penser de la génération précédente, il y a de quoi s’inquiéter de la dégringolade et du manque de discernement de ceux qui sont censés orienter le jugement des lecteurs. La situation s’est aggravée, me semble-t-il, depuis le moment où la nouvelle philosophie, à la fin des années 1970, a privilégié le jugement des médias par rapport à celui de l’université et a cherché à remplacer la consécration « académique » par la consécration médiatique. C’est une opération qui a réussi. Je ne connais pas d’autre pays où le divorce entre la philosophie dite « universitaire » et ce que les médias considèrent comme la philosophie vivante et importante soit devenu aussi radical. Le triomphe de la nouvelle philosophie et l’effondrement, qui s’est effectué pratiquement sans résistance, de tout ce qui comptait auparavant, en particulier le marxisme, a été, je dois le dire, un épisode humiliant pour l’intellect.
Peut-on vous considérer comme un moraliste du discours et des mœurs philosophiques ?
«La nouvelle philosophie, à la fin des années 1970, a cherché à remplacer la consécration “académique” par la consécration médiatique»
J. B. : Dans une certaine mesure, oui. Les « affaires » auxquelles nous sommes confrontés – des listings de la société Clearstream à l’amnistie de Guy Drut par le président de la République – m’ont rappelé une fois de plus une constatation de Karl Kraus qui évoque « l’impuissance lamentable des honnêtes gens face aux gens culottés ». Je trouve désastreux que les honnêtes gens aient aujourd’hui autant de raisons de se sentir non pas seulement impuissants, mais humiliés et offensés.
On a l’impression qu’il n’y aura bientôt plus que les attardés et les naïfs pour se considérer encore comme tenus de respecter les règles. Quand vous êtes d’origine modeste et qu’on vous a enseigné à respecter scrupuleusement les règles, être confronté régulièrement à la malhonnêteté des privilégiés est choquant : il n’est pas agréable d’être obligé de se demander si les gens qui vous ont inculqué le respect des principes n’étaient pas, au fond, des dupes. Au début, j’ai cru assez naïvement que le milieu intellectuel était, pour des raisons intrinsèques, relativement à l’abri des abus dont nous parlons et de la corruption en général. En réalité, l’honnêteté et les arguments sérieux n’y pèsent pas non plus grand-chose face à la rhétorique et au culot. Là comme ailleurs, c’est de plus en plus le marché et les chiffres de vente qui décident. Ce n’est certainement pas parce que deux ou trois livres se vendent à 100 000 ou 200 000 exemplaires qu’on est autorisé, comme le font les médias, à parler d’un renouveau de la philosophie. Il n’est pas exclu qu’il y ait effectivement un renouveau de la discipline mais, pour s’en rendre compte, il faudrait utiliser d’autres critères et aller voir dans des endroits où ils ne regardent jamais. Pour m’en tenir à ce qui m’intéresse, il y a actuellement, sur les questions et les auteurs auxquels j’ai consacré l’essentiel de mes efforts, une quantité de jeunes philosophes qui présentent d’excellents travaux. Mais même quand ils réussissent à les publier, il y a peu de chances pour qu’on en entende parler dans les journaux qui, comme chacun sait, s’occupent de choses autrement plus importantes..
À lire
Pour une première approche de l’œuvre de Jacques Bouveresse, on lira Le Mythe de l’intériorité (Éditions de Minuit), La Demande philosophique (L’Éclat), L’Homme probable (L’Éclat), Schmock ou le Triomphe du journalisme (Seuil), Vertiges et Prodiges de l’analogie (Raisons d’agir), Bourdieu, savant et politique (Agone).
Essais (Agone) : Tome 1 : Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin ; Tome 2 : L’époque, la mode, la morale, la satire ; Tome 3 : Wittgenstein et les sortilèges du langage ; Tome 4 : Pourquoi pas des philosophes ? ; Tome 5 : Descartes, Leibniz et Kant. Le Philosophe et le Réel, en collaboration
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