Jacques Semelin pointe les grossiers mensonges de Zemmour à propos du traitement par Pétain des juifs en France

« M. Zemmour, votre rhétorique est celle de “l’entrepreneur identitaire” qui peut entraîner un pays au massacre »

TRIBUNE Publié dans Le Monde du 2 décembre 2021   

Jacques Semelin

Historien

Ce n’est pas Pétain qui a sauvé les juifs français, c’est la société française qui a « agi comme un garde-fou », rappelle, dans une tribune au « Monde », l’historien Jacques Semelin, qui compare la rhétorique du candidat d’extrême droite à celles des Serbes nationalistes en Bosnie et des idéologues hutu au Rwanda.

 

Tribune. Vous vous présentez à la présidence de la République et vous commencez par tromper les Français sur un des points majeurs de l’histoire de France : durant l’Occupation nazie, si beaucoup de juifs n’ont pas été déportés, ce n’est pas grâce à Vichy, mais en dépit de Vichy. Dès 2014, vous vous étiez emparé de cette question jusqu’alors peu travaillée par les historiens : pourquoi une telle proportion de juifs (75 %), et en particulier de juifs français (85 %), ont-ils pu survivre en France ?

Vous qui vous targuez de culture historique, vous ne pouviez pas ignorer ces données, corroborées par plusieurs de mes pairs. Au lieu de cela, vous avez pioché des éléments très contestables chez un auteur peu reconnu par la communauté scientifique, tout en attaquant des historiens aussi rigoureux que Serge Klarsfeld.

Pour faire court, j’évoquerai les exemples du Danemark et de la France : les cas les plus représentatifs de la collaboration d’Etat. Dès 1940, le gouvernement danois, pourtant proche de l’occupant, déclare que Berlin ne peut toucher aux juifs, faisant valoir que ceux-ci font partie intégrante de la communauté nationale. Copenhague s’en tiendra à cette position qui rendra possible le sauvetage des juifs de ce pays.

 

Pétain, tout au contraire, publie, en 1940 puis en 1941, un premier puis un second statut des juifs, qui les met au ban de la société : il en dénaturalise plusieurs milliers et rend légal l’internement des juifs étrangers dans des camps. Tout est à l’avenant jusqu’à ce que, par étapes successives, le régime en vienne à arrêter des juifs français pour les livrer aux nazis.

Il est vrai que Vichy a d’abord visé en priorité les juifs étrangers, comme l’atteste la tragédie du Vél’d’Hiv. De concert avec l’occupant, les policiers français ont pour mission d’en arrêter au moins 27 000, mais ils en capturent exactement 12 884. Ce sont bien entendu 12 884 de trop, mais que s’est-il passé ? Paris a connu un mouvement de solidarité spontanée envers ces juifs, pour l’essentiel étrangers, grâce à des fuites en provenance de la Préfecture de police. Des milliers d’entre eux ont réussi à échapper aux mailles du filet avec la complicité d’une population choquée qu’on arrête femmes, enfants et personnes âgées. Cette aide est d’autant plus remarquable que la population était traversée par des préjugés xénophobes.

Ce soutien aux juifs étrangers s’exprime à nouveau en zone libre quelques semaines plus tard quand plusieurs hauts prélats catholiques élèvent des protestations, dont la plus connue est celle de l’archevêque de Toulouse, Jules Saliège. Le 23 août 1942, les églises de ce diocèse résonnent de son cri : « Les juifs sont des hommes, les juifs sont des femmes, les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux. » Vous oubliez d’en parler, M. Zemmour, alors que ces mots sont l’honneur de la France au pire moment : celui du génocide.

Le général de Gaulle en a d’ailleurs vu l’importance historique puisqu’il a fait Mgr Saliège compagnon de la Libération, le 7 août 1945, au motif qu’il « s’est opposé à l’ennemi en le dénonçant du haut de la chaire et dans ses lettres pastorales ». Vous omettez aussi d’en parler car cela ne va pas dans votre sens : celui d’une supposée connivence entre Pétain et de Gaulle, vieille rengaine de l’extrême droite.

Quant aux juifs français, il est vrai qu’ils ont été moins déportés. Non parce qu’ils auraient servi de monnaie d’échange contre les juifs étrangers, mais parce que Vichy savait que l’opinion n’aurait pas compris leur arrestation et leur livraison à l’occupant.

Par un lent processus qui datait au moins de la Révolution française, ces citoyens juifs avaient réussi à pleinement s’intégrer culturellement. L’entreprise de destruction par Vichy de cette intégration des juifs à la nation n’a donc qu’en partie réussi. Elle a été incapable de briser totalement les liens sociaux qui existaient depuis près de cent cinquante ans entre ces Français israélites et leurs compatriotes. Là encore, la société française a donc agi comme un garde-fou, retenant ses dirigeants de s’enfoncer davantage dans cette entreprise criminelle. Ce n’est pas Pétain qui a sauvé les juifs français, c’est l’intégration séculaire des juifs à la nation qui les a rendus moins arrêtables.

Cependant, partout en Europe, Berlin acceptait que les gouvernements locaux déportent d’abord les juifs étrangers pour faciliter ensuite la livraison des juifs nationaux ; ce qui s’est produit en France, surtout en 1944. Environ 24 500 d’entre eux ont quand même été exterminés, ce qui reste considérable. Et le bilan aurait été pire si l’Occupation s’était prolongée. Il n’y a pas de quoi s’en réjouir, et opposer juifs français et étrangers pour les besoins de votre cause contre tous ceux dont la France, selon vous, devrait aujourd’hui se débarrasser.

Car, en réalité, votre vision de Vichy, sans base historienne, est construite pour justifier vos propos sur le « trop grand nombre d’étrangers » dans notre pays. Au discours antisémite des années 1930, qui dénonçait le juif comme un corps étranger à la nation, vous substituez celui du musulman, et donc de l’islam, qui serait en train de coloniser la France et l’Europe. Et vous affirmez que le peuple français est en danger et doit se défendre.

Cette rhétorique identitaire, je la connais par cœur : elle est celle de la désignation d’un autre en trop qu’il s’agit de combattre et d’éradiquer, d’un « eux » malfaisant qui ne serait pas comme « nous », parce qu’il n’est pas de la même religion, de la même origine, etc. Un autre en trop qui aurait tendance à proliférer, qui ne respecterait pas nos coutumes et qui violerait nos femmes.

Cette rhétorique est celle de « l’entrepreneur identitaire » qui, jouant sur la peur d’un « autre » menaçant, en appelle à un sursaut du « nous » – ici les « Français blancs » contre « eux », ces étrangers basanés.

J’ai vu poindre des discours analogues en ex-Yougoslavie chez les Serbes nationalistes contre les Musulmans de Bosnie, perçus comme alliés de la colonisation turque. Je l’ai vue aussi au Rwanda à travers les discours d’idéologues hutu, qui dénonçaient la supposée suprématie des Tutsi venus coloniser le pays. Je l’ai encore identifiée dans d’autres conflits, à travers le monde, qui ont pu conduire au massacre voire au génocide.

M. Zemmour, vous avez ainsi le profil type de cet « entrepreneur » identitaire, qui, à partir d’un usage politique de l’histoire de France et du monde, propose un discours séduisant à des gens déboussolés. Car cette focalisation de l’attention sur un groupe défini comme ennemi permet de surmonter leur peur : désormais, ils savent qui haïr.

En cela, vous mettez en péril le futur de la France. L’histoire montre, en effet, que cette confrontation identitaire entre un « eux » et un « nous » peut entraîner un pays à la guerre civile et au massacre. Vous ne cessez d’annoncer la guerre civile qu’« eux » sont censés fomenter, alors que, par votre discours soigneusement ajusté, vous faites tout pour la provoquer.

Jacques Semelin est historien. Directeur de recherche émérite au CNRS, affecté au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences Po), il donne à Sciences Po Paris un cours sur les génocides et les violences de masse. Il est l’auteur notamment de « La Survie des juifs en France, 1940-1944 » (CNRS éditions, 2018). Son prochain livre, coécrit avec Laurent Larcher, « Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés » (Albin Michel, 224 p., 19 €) paraîtra en janvier 2022.

Jacques Semelin(Historien)