« Je ne cherchais pas la liberté, mais je l’ai trouvée » : la fuite de la Nord-Coréenne Jihyun Park

Incroyable, mais.... à lire très attentivement

Par Annick Cojean   Le Monde du 23/08/2022  l

 

PORTRAIT« Liberté, j’écris ton nom » (2/6). Embrigadée, Jihyun Park a pendant des années incarné la Nord-Coréenne parfaite, adorant la figure de Kim Il-sung. Avant de devoir quitter clandestinement son pays pour survivre à la grande famine et de renier le régime totalitaire.

Pendant longtemps, le mot « liberté » n’a rien évoqué dans l’esprit de Jihyun Park. Ce n’était pas un droit, ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas une valeur, encore moins un idéal. « Rien », répète-t-elle en préambule de notre conversation sur sa vie en Corée du Nord. Le mot existait bien dans la langue coréenne, mais elle ne pouvait lui associer ni image ni sensation, aucune réalité et donc aucun possible. C’était comme si « liberté » était… un mot en trop. « Dans cette société-là, tente-t-elle d’expliquer, l’individu n’a aucune valeur intrinsèque puisqu’il n’est qu’un rouage d’une immense machine. Il ne doit pas penser, il ne peut pas choisir. Sa vie, toute tracée, n’est faite que de devoirs à l’égard du dirigeant suprême, vénéré comme un dieu. » Un régime parviendrait donc à cadenasser les rêves ? Jihyun Park prend l’air résigné. « Vous n’avez jamais testé le totalitarisme ! Un système où l’on s’empare, à la naissance, de chaque cerveau pour y mettre un logiciel qui broie tout libre arbitre. Un pays où l’on travaille sans cesse, et où l’on meurt sans avoir jamais expérimenté la moindre esquisse de liberté. Sans même en avoir rêvé puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Alors à quoi aspire-t-on, confronté à l’âpreté de la vie quotidienne ? « A mieux servir notre leaderEt à manger à sa faim. Oui, on pense à son estomac ! »

Comme elle voudrait qu’on la comprenne, Jihyun Park, elle dont le visage si lisse, ce jour de juin à Londres, ne trahit rien des souffrances endurées dans les champs et prisons de Corée du Nord ! Et comme elle aimerait que le voile se soulève sur ce pays où elle est née en 1968 et a vécu plus de trente ans, avant de fuir en Chine – « pas pour la liberté, simplement pour survivre ! » – et de s’exiler finalement au Royaume-Uni, nation dont elle ne savait rien, si ce n’est qu’elle était uniquement peuplée de Blancs, avec des femmes élégantes et des hommes en chapeaux melon. « Vous imaginez ma surprise en descendant de l’avion ! » Le bureau des Nations unies à Pékin, auprès duquel elle avait formulé sa demande d’exil en 2008, lui avait donné le choix entre la Corée du Sud, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Elle a opté pour cette dernière, un peu moins diabolisée depuis son enfance que les deux autres pays, symboles absolus du capitalisme honni.

« Je débarquais sur une autre planète, dit-elle. La Corée du Nord est une bulle hermétique et maintient le peuple dans une méconnaissance des soubresauts du monde. Je ne savais pas que l’Union soviétique avait éclaté, que le mur de Berlin avait été pris d’assaut, que l’Europe était une entité, qu’en Amérique tout le monde ne mourait pas de faim… » Elle a dû tout apprendre, tout réévaluer. « Je ne connaissais même pas l’existence des juifs ni leur extermination pendant la guerre mondiale. L’histoire, pour nous, commençait avec l’avènement de Kim Il-sung et sa glorieuse victoire sur les Japonais. De la maternelle à l’université, on étudiait sa vie, on apprenait par cœur ses discours, on vénérait son portrait, présent dans chaque foyer. Il était le père qu’il fallait aimer plus que notre père. Il était le soleil que le reste du monde nous enviait. »

« Lavage de cerveau »

Elle ironise sur le gouffre qui la séparait de la réalité, consciente cependant qu’une parfaite mise à niveau des connaissances est impossible. « C’est très compliqué de se remettre d’un lavage de cerveau opéré pendant des décennies ! Nos bases sont fausses, nos réflexes conditionnés, nos lacunes abyssales. En histoire, en géographie, en culture… » Pas un acteur, un chanteur, un sportif de la scène mondiale qui lui soit familier. Sauf Chaplin, dit-elle, en se demandant comment il a pu passer entre les mailles du filet puisque sur l’unique chaîne de télévision ne passaient que des documentaires sur la guerre et quelques films consacrés à la vie fabuleuse de Kim Il-sung. Aujourd’hui, elle « rattrape » comme elle peut et se gave de lectures. Des journaux, dont la diversité et la liberté l’émerveillent. Et des livres. 1984 a d’ailleurs été un choc absolu. « C’est la Corée du Nord que décrivait Orwell ! A Chongjin, j’avais connu Big Brother ! »

Chongjin, troisième ville de Corée du Nord, 500 000 habitants, située dans l’Est, en bord de mer, face au Japon, non loin des frontières chinoise et russe. Chongjin, « paradis des ouvriers », où les familles travaillaient dans les mêmes usines, étaient logées dans les mêmes immeubles, gagnaient la même somme d’argent et vivaient la même vie dans des appartements minuscules et mal insonorisés. Les chefs d’immeuble s’en assuraient, déployant des agents pour espionner les résidents et les piéger lors de multiples sessions d’autocritique. A 5 heures du matin, une cloche réveillait les habitants et un chef hurlait : « Tout le monde sort faire le ménage ! » Et de chaque appartement sortait un quidam chargé, par rotation, du nettoyage du sol, des fenêtres, de la poussière. Puis, tout le monde partait à l’usine ou à l’école. Dès ses 6 ans, la petite Jihyun rejoignait les rangs serrés d’un cortège d’enfants menés par la maîtresse et chantait à tue-tête Mer de sang, l’hymne de guerre contre les Japonais.

Les murs avaient des oreilles

Les journées étaient orchestrées à la minute près et les cours très intenses, mais le plus important, et de loin, était celui consacré à la vie de Kim Il-sung. Le soir, il fallait faire ses devoirs avant de pouvoir jouer dehors (le plus souvent à la guerre contre les « crapules d’Américains ») et de manger, à la bougie, ce que la mère de Jihyun avait réussi à cuisiner, un bol de riz ou de la soupe. Jihyun se rappelle avoir toujours eu faim. « Mon ventre gargouillait en permanence, surtout la nuit. » Mais personne ne râlait. Les murs avaient des oreilles.

Il n’y avait pas de vacances, mais des séjours obligatoires dans des fermes collectives, où les enfants travaillaient aux champs « avec l’esprit guerrier » jusqu’à s’écrouler d’épuisement, à peine nourris de sauce et de pâte de soja. Mais on chantait : « Rien à envier au reste du monde. » Il fallait travailler avec zèle puis participer aux réunions d’autocritique où les élèves se dénonçaient les uns les autres. Jihyun était si parfaite qu’on l’avait invitée à passer le concours des Jeunes Pionniers, qu’elle a réussi haut la main. Il faut dire qu’elle avait le bon songbun, c’est-à-dire qu’elle était issue de la classe dite supérieure, selon la distinction établie en fonction de ce que la famille avait fait en septembre 1948, au moment de la création de l’Etat. Son père s’étant vu octroyer la carte du Parti du travail de Corée pour avoir capturé un espion sud-coréen, elle pouvait espérer la recevoir elle-même un jour, voire rencontrer le père de la nation…

Elle aimait tant Kim Il-sung ! Elle comprenait les sanctions infligées à tous ceux qui se montraient déloyaux envers lui. Quand, une nuit, la police a fait irruption chez une famille voisine et embarqué la mère et les trois enfants, elle a d’abord été transie de peur jusqu’à ce qu’elle apprenne que le père, absent ce soir-là, avait osé critiquer le parti après un verre de trop. « Eh bien, je n’ai éprouvé aucune pitié, dit aujourd’hui Jihyun. Cette famille méritait bien son sort ! » Et quand une partie de la ville fut convoquée à l’exécution par balles d’un « traître » qui avait, semblait-il, tué une vache, Jihyun a trouvé que c’était un juste verdict. « Je ne m’interrogeais pas sur ce qui avait pu justifier la conduite du pauvre homme. Peut-être était-ce la faim ? Mais réfléchir et douter n’étaient pas une option. » Quand son espoir d’aller étudier à Pyongyang a été anéanti du fait du déclassement de sa mère, fille de déserteur en Corée du Sud, ce n’est pas au régime qu’elle en a voulu. Mais à cette mère, dont elle avait infiniment honte.

Le chaos s’installe

C’est alors qu’est arrivée la grande famine au début des années 1990, conséquence, parmi d’autres, de l’effondrement de l’URSS, dont la Corée était très dépendante. Devenue professeure de mathématiques, Jihyun voit dépérir ses élèves, qui, la tête sur le pupitre, n’ont même plus la force d’écrire. La distribution de rations est interrompue, comme le paiement des salaires. Les gens cèdent leur logement contre du riz et du maïs et se retrouvent en haillons dans les rues, fouillant les égouts. Des enfants s’écroulent sur les trottoirs, des exécutions publiques ont lieu pour vols de nourriture, le chaos s’installe. Jihyun continue ses cours devant une classe fantôme comme si de rien n’était. Mais le doute s’est installé.

Et puis tout se précipite. Jihyun, impuissante, voit un de ses oncles mourir de faim dans les bras de son père, lui-même tellement faible que la jeune femme lâche son emploi pour fouiller les rizières, ramasser des racines, gratter des écorces afin de le maintenir en vie. La désertion de l’armée de son jeune frère, condamné à mort, lui impose cependant de fuir un jour de 1998, en abandonnant le père à son sort. La Chine est peut-être le salut. Un passeur les aide à franchir la frontière en pleine nuit, par le fleuve Tumen, encore glacé. Quinze minutes pour changer de monde et passer du totalitarisme à la sauvagerie barbare.

La jeune femme est violée par un trafiquant d’êtres humains, vendue aux enchères à un ivrogne qui fait d’elle son esclave sexuelle et domestique, contrainte à un travail forcené dans les champs. Elle tombe enceinte, songe à avorter, mais décide de garder l’enfant, qui lui redonne espoir. Clandestine, elle est dénoncée à la police chinoise, jetée en prison, puis remise aux autorités nord-coréennes qui la ramènent à Chongjin, en 2004, et la condamnent aux travaux forcés. Tirant des charrues d’engrais de 4 heures à 23 heures, pieds nus sur une terre craquelée, elle se blesse, sa jambe s’infecte, elle risque l’amputation. Considérée comme mourante, elle est relâchée.

 

« Penser par moi-même »

Hagarde, esseulée, hors la loi, elle aperçoit les bannières « Longue vie au camarade Kim Il-sung » au-dessus de cadavres amassés dans la gare et éprouve un haut-le-cœur. Enfin, elle s’autorise la révolte. Ecoute sa colère. Explose le logiciel qui l’empêchait de penser et prend à nouveau tous les risques pour quitter la Corée du Nord, sous les coups de feu des gardes frontaliers, retrouver chez son ancien maître son petit garçon qui s’était cru abandonné, le kidnapper et fuir, à travers la Chine. A la frontière de la Mongolie, traquée par les soldats chinois, elle croise le chemin d’un autre Nord-Coréen, échappé lui aussi des geôles de Kim Il-sung, qui deviendra son mari et le père de ses deux autres enfants.

« Vous voyez, dit-elle, je ne cherchais pas la liberté, mais je l’ai trouvée. Et je la mets désormais au-dessus de tout. » Mais quelle liberté ? « De penser par moi-même. D’émettre des idées. De raconter mon histoire dans un livre [Deux Coréennes, écrit avec la Sud-Coréenne Seh-Lynn (Buchet-Chastel, 2019)]. De prendre un train sans demander la permission. De sourire dans la rue sans crainte d’être suspecte. Et de discuter avec mes ados de leurs rêves d’avenir… » Elle se sent si bien en Angleterre, Jihyun Park, qu’elle s’est présentée récemment à des élections locales, à Bury, près de Manchester, pour servir la belle démocratie britannique. Sous l’étiquette du Parti conservateur. « Ne me parlez jamais de Parti travailliste ! J’ai déjà donné ! Je préfère celui de Churchill. Famille et liberté ! »