KEYNES SELON MARGLIN

Une relecture de Keynes

« Keynes l’avait démontré : le capitalisme n’est pas apte à permettre à chacun de travailler à son bien-être ni à celui de la collectivité »

CHRONIQUE.     lE MONDE .26/11/2021

 

Antoine Reverchon

L’économiste américain Stephen Marglin publie un ouvrage rappelant la radicalité oubliée du grand économiste britannique, dont la pensée retrouve toute son actualité, rapporte Antoine Reverchon.

Chronique. Bien peu d’articles de l’économiste américain Stephen Marglin ont été traduits en français. L’un d’eux, « A quoi servent les patrons ? » l’a été sous une forme abrégée dans un ouvrage collectif publié en 1973 sous la direction d’André Gorz – il a été republié en version intégrale et commenté en 2004 (Bruno Tinel, ENS Editions).

Dans ce texte, le professeur de Harvard, qui avait débuté comme un brillant économiste néoclassique (il fut en 1969 l’un des plus jeunes chercheurs de Harvard à y obtenir une tenure – sommet de la hiérarchie académique), prenait le contrepied de la théorie économique alors dominante, selon laquelle le niveau des salaires est fixé par l’équilibre de marché entre offre et demande de travail. Il démontrait en effet qu’il s’expliquait aussi (et surtout) par les rapports de domination au sein de l’entreprise – devenant ainsi une figure de proue de ce que l’on appelle aux Etats-Unis les économistes « radicaux », et en France les « hétérodoxes ».

Stephen Marglin a publié cet été un livre couronnant sa longue carrière : Raising Keynes. A Twenty-First-Century General Theory (« Retrouver Keynes, une théorie générale pour le XXIe siècle », Harvard University Press, 928 pages, non traduit), qu’il a présenté le 22 novembre lors d’un séminaire à l’université de Genève. Il y propose une nouvelle lecture de l’ouvrage majeur du Britannique John Maynard Keynes (1883-1946), Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (première publication aux Etats-Unis en 1936), car, selon lui, la lecture des économistes néo et post-keynésiens en aurait trahi le propos véritable. Ils ont en effet utilisé l’analyse des dysfonctionnements du capitalisme proposée par Keynes pour construire des modèles permettant de corriger ces dysfonctionnements.

Cette interprétation est à la base des instruments de politique économique déployés depuis cinquante ans pour retrouver l’« équilibre naturel » entre prix, salaires et production : cible d’inflation, « assouplissement » du marché du travail, déréglementation pour « libérer » la croissance, etc. Mais pour Stephen Marglin, Keynes démontre en réalité que le capitalisme ne possède pas de capacité d’autorégulation ; ses dysfonctionnements sont intrinsèquement liés à son fonctionnement, dont la description inclut la formation de monopoles et des oligopoles, la destruction des ressources, le chômage, les inégalités de revenus, les crises financières. Il ne s’agit pas d’« externalités » qui pourraient être « internalisées » par un meilleur fonctionnement des marchés, mais du fonctionnement des marchés eux-mêmes.

Stephen Marglin, après cinquante années passées à décortiquer les salaires, les prix, les relations entre revenus et croissance, entre coûts et bénéfices, en est arrivé à la conclusion que non, décidément non, comme l’avait déjà montré Keynes, le capitalisme n’est pas apte à réaliser la meilleure allocation des ressources, et encore moins à parvenir au plein-emploi – c’est-à-dire permettre à chacun de travailler à son propre bien-être comme à celui de la collectivité.

 

Un Etat libéral et démocratique ne peut donc pas être uniquement un « régulateur » corrigeant les défaillances de marché à coups de relances budgétaires ou d’incitations fiscales, mais il doit être un acteur économique à part entière, un « investisseur social » capable de produire les biens communs. Et de fait, il l’est déjà, sans que la théorie économique dominante, et les discours politiques qui s’en inspirent, le reconnaisse.

L’économiste avait déjà observé, dans des ouvrages antérieurs comme The Dismal Science (Harvard University Press, 2008 ; L’économie : une idéologie qui ruine la société aux Editions du Croquant, 2014, pour la version française), comment les concepts et les représentations des économistes mainstream s’étaient trouvés traduits dans les idéologies ultralibérales qui ont dominé la sphère politique ces dernières décennies. Il n’y a pas Ronald Reagan et Margaret Thatcher sans Milton Friedman. Il rêve aujourd’hui de voir les mouvements politiques progressistes, en Europe et aux Etats-Unis, se doter d’une théorie économique capable de rendre compte de la réalité et des besoins du XXIe siècle. Sous l’ombre portée du grand Keynes.