« La crise du Covid-19 a pointé les fragilités de certaines démocraties »

 

Philippe Kourilsky, immunologiste et ex-directeur de l’Institut Pasteur, dit qu’un régime réellement démocratique mène des politiques sociales d’envergure, notamment pour l’accès à la santé.

Propos recueillis par Florence Rosier Publié le 27 juin .Journal Le Monde

Immunologiste, professeur émérite au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, Philippe Kourilsky a dirigé l’Institut Pasteur de 2000 à 2005. En 2010, il a fondé une association, Resolis, pour introduire davantage de méthode scientifique et d’efficacité dans l’action sociale de terrain, notamment dans l’énorme tissu associatif en France. Il revient sur la gestion de la crise due au nouveau coronavirus, alors qu’il alertait, dès 2015, de la probable survenue d’une telle pandémie.

Avez-vous été surpris par l’ampleur de cette pandémie ?

Oui. Pourtant, comme immunologiste et ancien directeur de l’Institut Pasteur, je n’aurais pas dû l’être. En 2002-2004, nous avions créé deux Instituts Pasteur en Asie, en Corée du Sud et en Chine (à Shanghaï), deux pays frappés par l’épidémie due au SARS-CoV, qui voulaient s’armer contre celles à venir. Je suis resté conscient du risque, avec les piqûres de rappel procurées par le MERS-CoV, un autre coronavirus qui a sévi en 2012 au Moyen-Orient, et surtout les épidémies d’Ebola qui, depuis 2014, ont durement touché l’Afrique de l’Ouest. En 2015, j’avais publié, avec Peter Piot, codécouvreur du virus Ebola, une tribune dans Le Monde, alertant sur la nécessité de nous préparer. Aucune de ces épidémies n’a gravement touché l’Occident, où, lorsque l’épidémie de Covid-19 est apparue en Chine, on s’est cru à l’abri. Sans aucune bonne raison. Nous voilà de nouveau « à la recherche du temps perdu » : c’était le titre de notre tribune dans Le Monde.

Comment aurions-nous pu nous préparer ?

Nous plaidions pour une démarche « assurantielle » (qui est d’ailleurs au cœur du fonctionnement de notre système immunitaire), en faveur du développement de « présolutions » thérapeutiques et préventives qui permettraient d’accélérer la mise au point de traitements ou de vaccins, en cas d’épidémie émergente. Dans cette logique, on aurait pu développer des programmes de recherches beaucoup plus actifs sur la famille des coronavirus. Il aurait fallu une volonté internationale forte pour promouvoir des recherches préventives dans ce domaine.

Une des « présolutions » que vous préconisiez n’a-t-elle pas été développée à l’Institut Pasteur ?

En partie, avec la mise en place, par le chercheur Frédéric Tangy, de la « plate-forme vaccinale rougeole », que j’avais d’ailleurs soutenue il y a près de vingt ans. Son principe : le virus vaccinal de la rougeole, vivant mais atténué [non dangereux], sert ici de vecteur. Par génie génétique, on introduit dans son génome un fragment du génome de l’agent pathogène contre lequel on veut vacciner. Une fois dans l’organisme, ce virus recombinant fabrique le fragment [antigène] choisi, si bien que le système immunitaire déclenche une réponse protectrice.

L’approche a déjà été développée contre les virus zika et chikungunya. En théorie, elle offre plusieurs avantages : une probable sécurité, puisque le vaccin rougeole a déjà été administré à plus de 2 milliards d’enfants dans le monde, et qu’il leur procure une protection de long terme dans 95 % des cas, sans effet secondaire notable. On peut aussi miser sur une mémoire immunitaire de longue durée. Dernier atout : si ce vaccin fonctionne, il pourra être produit rapidement, à coûts réduits, par centaines de millions de doses. Les premiers essais cliniques concernant le Covid-19 doivent démarrer en juillet.

En mai 2019, vous avez publié « De la science et de la démocratie » (Odile Jacob). Qu’est-ce qui, dans ce livre, résonne avec la crise actuelle ?

Je pense que la science peut et doit contribuer plus vigoureusement à la démocratie. Je plaide notamment pour l’emploi bien plus systématique de la méthode scientifique dans la gestion sociale. Prenez le serpent de mer que constitue la mesure de l’impact des politiques publiques. Ce casse-tête ne peut être résolu sans une forte injection de science et de méthode scientifique. Mes réflexions ont été confortées par la crise du Covid-19, dans laquelle, comme pour le climat, l’importance du rôle des scientifiques est apparue en plein jour.

La science vous semble-t-elle avoir eu sa juste place, dans la gestion de cette crise ?

Oui. La science a trois faces : les savoirs validés et stabilisés, la recherche en situation d’incertitude et la méthode scientifique. Le corpus de connaissances sur ce nouveau virus était quasi inexistant. Il s’est bâti à vitesse accélérée. D’où certains résultats transitoirement contradictoires. Et d’où la nécessité de reproduire et de confirmer ces données – une démarche incontournable en science. Cette crise, par ailleurs, nous plaçait dans une situation d’incertitude. Elle a confirmé ce que nous savions : l’incertitude est mal aimée du public. Il est ardu et désagréable de vivre dans un champ de probabilités. Quant à la méthode scientifique, elle est un bien public à partager, une « hygiène de l’esprit » qui n’est pas l’apanage des scientifiques.

En quoi certains pays asiatiques étaient-ils mieux préparés ?

Trois s’étaient dotés de systèmes de réponse aux épidémies bien plus développés que les nôtres. En Corée du Sud, un plan d’urgence était prêt et avait même été testé. Il s’est appuyé sur une campagne intensive de dépistage dans les foyers épidémiques, assorti d’un système de traçage efficace des contacts, dans cette société hyperconnectée, puis d’un isolement des personnes infectées. Le cas de Taïwan diffère un peu : c’est une île relativement isolée. La Chine est réputée plus opaque : il est difficile de savoir vraiment ce qu’il s’y passe. Il faut dire que dans ces trois pays, les populations sont culturellement préparées au port du masque, à une forme de discipline collective et à l’acceptation de dispositifs contraignants. De plus, les réserves de masques n’y faisaient pas défaut.

Les pays sont ici des laboratoires grandeur nature. Mais les biais ne sont-ils pas nombreux quand il s’agit de comparer l’efficacité des différents modes de gestion de cette crise ?

En effet. Un premier facteur critique est probablement le nombre de foyers épidémiques au tout début de l’épidémie. Je soupçonne fort, mais ne peux le prouver, qu’en France, le rassemblement de Mulhouse, du 17 au 24 février, a été désastreux [2000 fidèles de l’église évangélique, venus de toute la francophonie, s’étaient réunis dans cette ville du Haut-Rhin]. Dans un processus de dissémination exponentiel, ce n’est pas la même chose de démarrer avec dix foyers épidémiques ou cent !

Il y a beaucoup d’autres biais. Il y a le calendrier d’arrivée de la pandémie : certains pays, plus tardivement touchés, ont pu mieux se préparer. Il y a, bien sûr, l’organisation des systèmes de soins et d’assurance-santé de chaque pays. Il y a des facteurs géographiques, comme les densités de population, et démographiques, comme la pyramide des âges. Il y a des facteurs climatiques : le virus pourrait être moins virulent sous les climats chauds et secs, mais ce n’est pas prouvé. Il y a des facteurs culturels, comme l’acceptation et le respect d’une discipline imposée.

Les différents régimes peuvent aussi disposer de moyens plus ou moins coercitifs pour faire respecter ces contraintes. Et puis, il y a la transparence (ou l’opacité) des pays, quand il s’agit de rendre publique la dynamique de l’épidémie. Les modalités de comptage jouent aussi, par exemple la mortalité dans les maisons de retraite. Le Royaume-Uni l’aurait sous-estimée, et certains pays ne l’ont simplement pas dénombrée.

Et les facteurs génétiques, côté virus ou côté humain ?

Ils peuvent aussi jouer. Des facteurs de susceptibilité génétique pourraient rendre certaines populations humaines plus fragiles ou résistantes vis-à-vis du virus. De son côté, le virus peut muter, comme l’a suggéré une étude américaine récente. Un mutant plus contagieux aurait touché notamment l’Italie et le Royaume-Uni (la France n’a pas été analysée dans l’étude).

Quid du statut vaccinal des populations ? Dans les pays avec une forte couverture vaccinale par le BCG, par exemple, le taux de mortalité liée au Covid-19 semble plus faible…

La question est celle de l’immunité croisée. Je ne suis pas convaincu que ce mécanisme s’applique au BCG. En revanche, les rencontres passées avec d’autres coronavirus responsables, par exemple, de rhumes bénins, pourraient conférer une protection partielle contre le nouveau virus. Il me paraît possible, et même probable, que la pandémie de grippe H1N1 de 2009 a été atténuée par un phénomène de ce genre. Cette protection croisée peut être fondée sur la production d’anticorps (« immunité humorale »), ou la production de cellules immunitaires spécialisées, des lymphocytes T (« immunité cellulaire »). On dose facilement les anticorps spécifiques d’un pathogène, alors que l’immunité cellulaire est très difficile à mesurer à large échelle. Du coup, un pan entier des réactions croisées potentielles, même aujourd’hui, reste dans l’ombre.

Compte tenu de l’existence de tous ces biais, peut-on vraiment comparer l’efficacité de la gestion de cette crise selon les pays ?

Il est en effet trop tôt pour faire des comparaisons détaillées entre pays ou régimes politiques. De plus, il est impossible de hiérarchiser tous ces facteurs comme dans un classement des universités de type « Shanghaï », ou un classement des démocraties. Ces classements sont en général absurdes car ils pondèrent les critères en jeu avec des coefficients fondés sur des jugements de valeurs. A terme, la comparaison devra faire appel à des tableaux multifactoriels décrivant des systèmes complexes.

Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise en France ?

Elle a été globalement bien gérée, hormis l’épisode initial sur les masques. Au lieu de prétendre qu’ils étaient inutiles pour le grand public, on aurait mieux fait de reconnaître la situation de pénurie, quitte à assumer une polémique immédiate. Mais en tant que biologiste, je considère que rassembler un conseil scientifique aux compétences adéquates et variées était la meilleure chose à faire pour éclairer le gouvernement dans des délais rapides. En tant que citoyen, j’ai eu confiance dans les décisions prises. Je trouve d’ailleurs que les « Gaulois indisciplinés » que nous sommes ont, dans la pratique, plutôt bien joué le jeu vis-à-vis des mesures contraignantes. En revanche, dans l’exercice de la critique, voire du dénigrement incessant vis-à-vis des mesures prises, c’est une autre affaire.

Peut-on tenter, malgré tout, une comparaison entre régimes autoritaires et démocratiques ?

Pour gérer une telle crise, il faut une certaine autorité, acceptée ou imposée. Il faut bien que les mesures contraignantes (confinement, port du masque…) soient respectées ! La question est surtout de savoir si les bonnes décisions sont prises au bon moment. Alors, je ne vois pas une énorme différence entre régimes autoritaires et démocratiques. Tout dépend de la qualité de l’expertise et de la culture des dirigeants. Les bonnes décisions sont-elles mieux prises dans les pays autoritaires ou démocratiques ? Il faut constater que des pays comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis ont tardé à prendre les bonnes décisions. Sans compter, on l’a vu, le fait que dans un phénomène exponentiel, les conditions initiales sont critiques.

Comment cette crise a-t-elle révélé les failles de certaines démocraties ?

Les démocraties populistes ou illibérales n’ont, le plus souvent, pas fait des merveilles. Dans ces pays, les dirigeants, lorsqu’ils sont guidés par leur volonté propre sans écouter les experts, sont souvent conduits à prendre de mauvaises décisions. Certes, un pays populiste comme la Hongrie a été relativement épargné. Mais la situation est catastrophique au Brésil, en Inde et aux Etats-Unis. En outre, dans certains de ces pays, les données ne sont pas fiables. On ne connaîtra jamais le nombre réel de morts dans les favelas brésiliennes. Quant au faible nombre de cas en Russie, il me laisse perplexe.

Cette pandémie met aussi en lumière l’importance des finalités, dans une démocratie…

Vous me renvoyez au cœur de mon livre sur la science et la démocratie. Mon argumentaire se fonde sur le constat qu’une démocratie ne peut être définie uniquement par ses règles. Celles-ci sont nécessaires mais non suffisantes. Sinon, comment pourrait-elle donner démocratiquement naissance à son contraire, c’est-à-dire à une dictature ? Il faut réfléchir aux finalités d’une démocratie. Ainsi, la Constitution française stipule que notre pays est une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Je pense profondément qu’il n’y a de vraie démocratie que sociale. Quand une démocratie vire au populisme, ou quand elle n’est pas tournée vers ce qui devrait être sa finalité première, le bien-être général, ce n’est plus une vraie démocratie.

C’est ainsi que la crise du Covid-19 a pointé les fragilités démocratiques des Etats-Unis, aujourd’hui dénoncées par beaucoup d’Américains, et enjeu critique de l’élection présidentielle de novembre. Outre le problème du racisme, le système de santé extrêmement coûteux, réservé aux riches, qui laisse les plus pauvres dépourvus de couverture sociale, classe ce pays, pourtant l’un des plus développés au monde, dans la catégorie des pays socialement archaïques et injustes. C’est l’exemple même d’une dérive démocratique qui interdit de gérer efficacement une crise de cette ampleur.

Comment se distinguent, ici, démocraties fédérales et démocraties centralisées ?

Les systèmes fédéraux (Etats-Unis, Allemagne…) auraient pu, en théorie, offrir un terrain de comparaison de l’efficacité des mesures prises dans les différents Etats ou régions (Länder). En réalité, il faut du temps pour établir des comparaisons fiables. En revanche, la capacité à déléguer le pouvoir central me paraît cruciale. Il est vrai qu’en France, le gouvernement central a toujours du mal à déléguer. Il tend à imposer les mêmes règles en Lozère ou en Seine-Saint-Denis, par exemple – même si, à la levée du confinement, il y a eu des distinctions entre régions. A l’évidence, la France gagnerait à mieux décentraliser et à faire confiance à ses territoires et à celles et ceux qui les habitent et les gèrent.

Vous étiez directeur de l’Institut Pasteur, en 2004, quand un accord ambitieux a été signé entre la France et la Chine autour de collaborations sur les maladies infectieuses émergentes. Mais il a été freiné…

Cet accord comportait trois volets, dont deux ont été lents à se déployer. Le premier consistait à encourager des coopérations de recherche, notamment avec l’Institut de virologie de Wuhan – auquel sera associé le fameux P4 [laboratoire dans lequel sont étudiés des « pathogène de classe 4 », les plus dangereux]. Mais au départ, ces programmes n’ont pas reçu de dotation budgétaire spécifique. Autre frein : la communauté scientifique française était alors plus enthousiaste pour le tourisme que pour la coopération parce que, il y a quinze ou vingt ans, la recherche chinoise n’était pas jugée de haut niveau – depuis, cela a radicalement changé.

Le deuxième volet était une aide française à la construction du laboratoire P4 de Wuhan. Ce fameux site a été suspecté d’être à l’origine d’une fuite accidentelle du nouveau virus – sans la moindre preuve. L’accord sur ce P4 a mal fonctionné pour deux raisons. Côté français, il y avait de fortes réticences politiques. Dans l’après 11-Septembre, la menace de guerre biologique semblait sérieuse. Les services de sécurité craignaient donc que la Chine devienne capable de fabriquer des armes biologiques. A cela s’ajoutait, côté chinois, une difficulté plus ou moins culturelle à accepter des normes rigoureuses dans la mise en place et le fonctionnement du P4.

Le troisième volet était la mise en place d’un Institut Pasteur à Shanghaï, qui, contrairement aux deux premiers, a démarré en flèche. Donc, dans deux volets sur trois, les réalisations n’ont pas été à la hauteur des espérances.

Ce partenariat scientifique n’avait-il pas été pensé, précisément, pour prévenir la survenue de nouvelles épidémies ?

L’Institut Pasteur de Shanghaï a parfaitement joué son rôle. Pour le reste, on peut toujours rêver et se demander si la présence d’équipes françaises plus nombreuses à Wuhan, fin 2019, aurait aidé à alerter bien plus tôt l’Occident. Le monde, alors, aurait-il été aussi rudement frappé