La devise «liberté, concurrence, finance» a remplacé celle de «liberté, égalité, fraternité» Libération du 21/12/2018

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Tribune. Avec l’éloge des «premiers de cordées», la devise «liberté, égalité, fraternité» est remplacée par «liberté, concurrence, finance». La colère ne pouvait qu’enfler. Les réponses du pouvoir ne sont pas à la hauteur. Comme si le contribuable devait dorénavant payer la hausse des salaires, la hausse de la prime d’activité s’opère en lieu et place de celle du smic. De même pour les heures supplémentaires, qui jouent de surcroît contre les embauches. La crise est profonde. On ne pourra en sortir par le haut sans un authentique changement de cap et donc de doctrine économique.

Avant la Révolution française, on désignait comme «ignoble» le peuple astreint à l’impôt, les nobles en étant exemptés. Le sentiment d’injustice fiscale qui prévaut aujourd’hui est légitime. Pour réhabiliter le consentement à l’impôt et ainsi la chose publique (res publica), il importe d’en finir avec la sécession des riches. Lutter contre la fraude et l’évasion fiscale, rétablir l’ISF, revenir sur le prélèvement forfaitaire de 30 % sur les revenus financiers et augmenter les impôts sur les grosses successions : tout cela est possible.

Discours mensonger

Plus fondamentalement, il convient de sortir du discours mensonger sur la dépense publique, les prélèvements et la dette publique. Le poids de la dette publique n’est pas catastrophique : l’Etat faisant courir sa dette, ce qui n’a rien de choquant, plus d’argent rentre dans les caisses publiques (372 milliards empruntés en 2017) qu’il n’en sort (308 milliards de capital à rembourser et 40 milliards d’intérêts), ce qui permet de financer des investissements pour les générations futures. La hausse de l’endettement public (près de 100 % du PIB aujourd’hui contre 25 % en 1982), ne s’explique pas par la dérive des dépenses, mais par les politiques qui ont étouffé l’activité par l’austérité, multiplié les cadeaux aux plus riches et provoqué la crise de 2008. La stratégie des dirigeants consiste à «affamer la bête» : ils arguent des déficits et des dettes – qu’ils creusent à l’occasion – pour réduire l’Etat social et transférer aux intérêts privés (fonds de pension, compagnies d’assurances, sociétés de BTP…) la retraite, la santé, les services publics.

«La part de la dépense publique est de 56 % du PIB». Agité sans cesse, ce chiffre laisse entendre qu’il ne reste que 44 % pour le privé, ce qui est faux. La dépense publique (1 300 milliards) équivaut à 56 % du PIB (2 300 milliards). Mais il ne s’agit pas d’une part. La dépense publique a deux principaux volets. Les services publics : les fonctionnaires contribuent au PIB (375 milliards) et leur production (police, hôpital, enseignement…), en accès gratuit, se paie par l’impôt. Cela représente 17 % du PIB, un chiffre stable depuis 35 ans qui peut donc être augmenté pour répondre aux besoins croissants. Le deuxième volet, les prestations (retraite, allocations familiales, chômage…) et transferts sociaux (consultations et médicaments remboursés…), est bien plus important (590 milliards). Loin d’être un «coût» pour les ménages, il augmente leurs revenus et soutient leur consommation auprès du privé.

L’État social réduit fortement les inégalités : de 1 à 8 entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches pour les revenus primaires (salaire, revenu du patrimoine…), elles passent à 7 avec la fiscalité directe, puis à 3 grâce aux services publics et aux prestations. Dans certains pays, l’éducation, la retraite ou la santé sont plus amplement privées. Dépense publique et prélèvements obligatoires y sont plus faibles, mais les prélèvements privés (assurances, fonds de pension…) sont plus importants. Or le privé est inégalitaire et souvent plus coûteux. Les Américains dépensent pour leur santé 18 % de leur PIB contre 12 % en France, pour une espérance de vie inférieure de trois ans.

Contraction de l’Etat social

Il y a bien lieu de réduire certaines dépenses publiques, dont les aides aveugles pour les entreprises qui n’ont pas permis de relancer l’investissement, et dont l’impact sur l’emploi est négligeable et même souvent négatif lorsque l’on prend en compte (ce qui est rarement fait) l’effet récessif entraîné, pour les financer, par les coupes sur d’autres postes.

Il y a bien lieu d’aider certains travailleurs indépendants et certaines entreprises en difficulté ou de réduire certains impôts (la TVA sur les transports collectifs typiquement). Mais gare à la tentative d’instrumentaliser la crise pour aller plus loin dans la contraction de l’Etat social. Nous avons besoin de plus de ressources pour la transition écologique, les EHPAD, les hôpitaux ou l’école. La France est l’un des pays au monde où le taux de pauvreté chez les retraités est le plus faible. Nous devrions en être fiers. Mais pour préserver ce beau système, il faudra continuer demain à cotiser dans la bonne humeur, accepter que le revenu des actifs progresse un peu moins vite que la richesse globale, puisque la part des retraités dans la population augmentera. Le gouvernement planifie l’inverse. Il souhaite plafonner les pensions à 14 % du PIB, ce qui impliquera leur baisse substantielle (plus de 20 % d’ici 2035) relativement au revenu des actifs.

Il faut cesser d’opposer public et privé. Une bonne part de l’activité du privé est soutenue par la dépense publique (consommation des retraités, etc.). L’économie n’est pas un jeu à somme nulle. Durant les Trente Glorieuses, la dépense publique ainsi que les salaires augmentaient régulièrement, cela entraînait l’activité, de sorte d’ailleurs que la dépense publique exprimée en pourcentage du PIB augmentait peu. C’est ce cercle vertueux qu’il s’agit de recréer.

Sociétés salariales

Nous vivons dans des sociétés salariales. L’essentiel des débouchés des entreprises, et donc de leur activité, dépend des salaires directs et indirects (les retraites et allocations payées par les cotisations). Le salaire n’est pas l’ennemi, mais l’ami de l’emploi.

Le régime néolibéral accroît l’emprise du capital financier sur les entreprises. L’austérité salariale permet de gonfler les dividendes, les rachats d’actions et les fusions-acquisitions (essentiellement à l’étranger), au détriment des investissements et de l’emploi. Les grandes entreprises sont prises en tenaille entre cette finance court-termiste et vorace et des hauts dirigeants souvent autocrates et plongés dans la démesure (Carlos Ghosn est malheureusement loin d’être une exception). Il est temps de sortir de la conception libérale archaïque de l’entreprise qui ne reconnaît que les actionnaires, nie que les travailleurs en sont une partie constituante.

Renversement de perspectives

Pour imposer leur programme, les libéraux ont méthodiquement renforcé le pouvoir de la finance et organisé le dumping social et environnemental par le libre-échange : compression des salaires et des prestations, au nom de la compétitivité, réduction d’impôts pour les plus riches et les entreprises au nom de «l’attractivité». Les règles européennes et de l’euro amplifient celles de la mondialisation libérale. Les pays européens rivalisent de concurrence sociale et fiscale. L’euro est sous-évalué pour l’Allemagne, surévalué pour les pays d’Europe du Sud et la France. L’excédent commercial de la zone euro dépasse 3 % du PIB (plus que la Chine !) ce qui témoigne d’une demande intérieure insuffisante.

La France doit proposer un renversement de perspectives : cesser d’utiliser l’Europe comme arme de démantèlement des Etats sociaux nationaux, proposer un plan de relance (plus important dans les pays excédentaires comme l’Allemagne) avec hausse des salaires et des dépenses publiques d’investissement (en particulier pour l’écologie). En cas de blocage de l’Allemagne, elle doit proposer aux pays qui le souhaiteraient (l’Espagne, l’Italie, le Portugal pèsent, avec la France, plus de 50 % du PIB de la zone euro), de rompre avec les actuelles règles européennes, de s’inscrire dans ce pacte de reconstruction. L’exigence d’égalité vient à nouveau de redoubler dans notre pays. C’est une chance à saisir. Le néolibéralisme a l’inégalité comme carburant. Il est temps de tourner sa page.

David Cayla, Philippe Légé, Catherine Mathieu, Christophe Ramaux et Henri Sterdyniak (membres des économistes atterrés et contributeurs à l’ouvrage Macron, le mauvais tournant, Les Liens qui Libèrent)