La gauche face à ses responsabilités

Un article de Denis Sieffert dans Politis du 27 avril 2022 qui mérite d'être lu

Le coup passa si près que le chapeau tomba. » Ce vers fameux de Victor Hugo, Emmanuel Macron pourrait le méditer « après la bataille » de ce 24 avril. Il est trop évident en effet que le score généreux obtenu par le président sortant est en trompe-l’œil. Le front républicain, que l’on disait d’un autre âge, a finalement fonctionné, une fois encore, pour éviter à notre pays une épreuve douloureuse. Mais comme en témoignent les 13 millions de suffrages recueillis par Marine Le Pen, la résistance est à bout de souffle, pour la bonne raison qu’elle n’a pas d’autre perspective que… de résister. Si rien ne change, le désastre interviendra à la prochaine échéance présidentielle, voire bien avant, en cas de crise sociale. Comment l’éviter ? Faut-il compter sur le président réélu pour remettre le pays sur le chemin de la justice sociale ? On a bien entendu son acte de contrition, dimanche, au soir d’une fête triste : « Ce vote m’oblige pour les années à venir. » Version macronienne du « je vous ai compris » de De Gaulle en Algérie. Aussi flou et aussi ambigu. Mais au lieu du génie manipulateur du Général, on a plutôt l’impression ici d’un désarroi stratégique. Homme de droite, président estampillé « des riches », Emmanuel Macron sait devoir sa réélection en grande partie à la gauche. Peut-il, comme il le suggère à petites touches, réorienter son action vers plus de social, plus d’écologie, plus de démocratie ? Le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas. Car si ce vote l’oblige, il est surtout d’abord l’obligé de ses créanciers politiques. Ceux qui l’inspirent, et dont il a âprement défendu les intérêts au cours des cinq dernières années.

Bref, ce n’est pas d’Emmanuel Macron qu’il faut attendre un tournant à gauche. Comme il y eut en 2017 la suppression de l’impôt sur la fortune, il y a en 2022 la promesse réitérée du report de l’âge de la retraite à 65 ans. Tout est dit. Osons donc ce truisme : il n’y aura pas mieux pour une politique de gauche que la gauche elle-même. Voilà qui place ses dirigeants devant de nouvelles responsabilités historiques. La gauche n’a jamais cessé d’exister, ni socialement ni anthropologiquement, mais elle a traversé une terrible crise de représentation qui a touché le fond avec le quinquennat Hollande. Elle peut aujourd’hui renaître, nouvelle et conquérante. Voilà peut-être enfin venu le moment de la gauche. Le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle constitue évidemment le socle de cette renaissance. Que faut-il pour transformer l’essai ? C’est une alchimie compliquée. Il faut d’abord que chacun reconnaisse le rôle central de La France insoumise dans cette nouvelle gauche. Mais, en retour, il faut que La France insoumise ne cherche pas à écraser les autres courants, communiste, écologiste, et même socialiste. Pas d’exclusive. La présidentielle est certes un paramètre essentiel – encore que déformé par le phénomène vote utile –, mais les régionales, les européennes, les municipales, plus décentralisatrices, et moins « Ve République », qui avaient livré une autre hiérarchie, ne doivent pas être jetées aux oubliettes. Ce n’est pas seulement affaire de concurrences, mais d’identités politiques.

Après la tribune inquiétante de la députée LFI Mathilde Panot (1), qui exigeait « en préalable » à toute négociation que les partenaires de LFI présentent leurs excuses pour leurs « attaques » contre Mélenchon, la raison semble avoir repris ses droits. On n’oublie pas les points névralgiques - l’Europe à la carte, les positions de Mélenchon pendant la guerre civile syrienne, et ses ambiguïtés au début de la crise ukrainienne. Mais, aujourd’hui, ces critiques doivent évidemment être mises en veilleuse. De là à exiger de ceux qui les ont formulées qu’ils s’excusent, ce serait un peu fort de café ! Ces problèmes de politique internationale ne sont pas réglés, mais il est raisonnable de les laisser de côté. Car la gauche n’a pas l’éternité devant elle. Il faut être fin prête pour les législatives des 12 et 19 juin, où ses listes peuvent réaliser une percée historique, sinon être majoritaires comme l’espère l’aspirant Premier ministre Mélenchon. Cette accélération du calendrier est une chance. Au-delà des législatives, il s’agit de refaire de la gauche la grande force d’opposition à Macron. C’est possible. Les conditions programmatiques posées par LFI semblent utiles si la gauche veut être vraiment la gauche. Au passage, c’est une épreuve de vérité pour le PS. Est-il prêt à s’inscrire dans la dynamique nouvelle, ou s’accroche-t-il à un passé mortifère ? Il paraît qu’il y a débat. Ce qui est souhaitable en tout cas, c’est que les différentes familles de la gauche mènent bataille sous un label commun qui constituera un véritable attracteur politique. Le maître mot de ces quelques semaines doit être « respect ». Une coalition plus qu’une fusion. Pas d’hégémonisme pour les uns, ni déni de réalité du nouveau rapport de force pour les autres. Mais nous savons bien que le diable est dans les détails : quel sort par exemple réserver aux sortants ? La page n’est jamais blanche. Les législatives ne sont pas une simple projection de la présidentielle. Tenir compte des implantations locales sans figer une photographie jaunie qui ne correspond plus à la réalité constitue une double injonction pas toujours facile à résoudre. Il faut de l’intelligence. Elle ne manque pas. Mais il faut aussi de la hauteur de vue et de la sincérité.

(1) JDD du 17 avr