La guerre en Ukraine oblige la gauche à décider si elle continue ou si elle renie le combat antifasciste qui fut l’honneur de son histoire »

Il est difficile de ne point approuver le contenu de ce texte publié le 24 février 2023 dans le journal Le Monde

                       TRIBUNE

Collectif

Alors que la sécurité de l’ensemble de l’Europe est en jeu, les pays européens ont raison de fournir des armes à l’Ukraine et ils doivent intensifier leur effort, estime dans une tribune au « Monde » un collectif de plus de 90 élus et universitaires, dont Raphaël Glucksmann, Philippe Descola ou Marie Mendras.

Le 24 février 2022, Kiev devait tomber en quarante-huit heures. Un an plus tard, le drapeau ukrainien flotte sur Kherson. Depuis un an, les Ukrainiens nous donnent une extraordinaire leçon de courage. L’histoire s’écrit dans les tranchées de Bakhmout et les rues de Kherson, les caves de Kharkiv et les abris de Kiev.

L’Ukraine est aujourd’hui le cœur battant de l’Europe ; elle incarne la liberté des peuples face à une agression impérialiste ; elle défend la démocratie, non seulement pour elle-même mais pour nous tous, pour tout le continent européen. C’est pourquoi nous devons la soutenir de toutes nos forces et amplifier l’aide européenne.

Ceux qui agitent la peur de « l’escalade », alors qu’il ne s’agit que de repousser une agression, ne voient pas que tout recul devant Poutine ne ferait qu’enfoncer notre continent dans une spirale d’insécurité et de violence. Poutine n’a rien caché de ses idées et de son projet : il est en guerre contre la démocratie européenne, en laquelle il ne voit que décadence, et contre laquelle il veut affirmer, au mépris de tout droit, la puissance d’un empire russe.

La dynamique impérialiste enclenchée depuis 1999 par le régime de Poutine, appuyé sur un capitalisme mafieux et oligarchique, ne sera arrêtée que si la Russie perd en Ukraine. Alors que la guerre fait à nouveau rage à nos frontières, alors que la sécurité de l’ensemble de l’Europe est en jeu, la lâcheté et les ambiguïtés coupables ne sont pas permises.

La question est simple : doit-on donner aux Ukrainiens les moyens de se défendre ou récompenser l’agresseur russe en le laissant détruire le droit international et commettre en toute impunité ses crimes contre l’humanité ? Ceux qui appellent à cesser de livrer des armes à l’Ukraine ne sont pas « pacifistes » : ils ne veulent pas la paix, mais consentent à la défaite.

 

Ils autorisent le sacrifice des Ukrainiens en les livrant à leurs agresseurs. Ils espèrent avoir la paix en cédant à ceux qui déclenchent les guerres. C’est une vieille illusion qui nous a maintes fois coûté cher à travers l’histoire. La victoire du fascisme n’est pas la « paix », mais la préparation d’autres guerres.

Cette guerre décide de la sécurité du continent européen

Le pseudo- « pacifisme » d’une part de la classe politique française et européenne – y compris à gauche – qui refuse les livraisons d’armes à l’Ukraine revient à consentir à l’oppression et à l’anéantissement d’un peuple dont le seul crime est d’avoir voulu vivre libre. Non seulement les pays européens ont raison de fournir des armes à l’Ukraine, mais ils doivent intensifier leur effort.

 

Si nous voulons réellement vivre en paix, alors nous devons être solidaires de la lutte des Ukrainiens contre un régime qui fait des civils des cibles prioritaires, comme il l’a déjà fait en Tchétchénie ou en Syrie. Il faut livrer aux Ukrainiens toutes les armes dont ils ont besoin pour renvoyer l’armée russe dans ses frontières. Chaque retard, chaque délai prolonge l’agression.

Cette guerre décide de la sécurité du continent européen pour les décennies à venir. Elle décide aussi du sens de la démocratie européenne et de sa capacité à préférer la solidarité aux politiques de profits à courte vue, qui sacrifient d’un même mouvement la justice sociale, l’urgence écologique et l’autonomie stratégique de nos cités.

La solidarité avec le peuple ukrainien en lutte

Une part de la gauche ne comprend pas qu’il peut y avoir une réponse de gauche à la guerre : fondée sur la solidarité avec le peuple ukrainien en lutte, mais aussi sur l’idée simple que les plus riches doivent le plus contribuer à l’effort commun, sur le fait que la taxation des profits de guerre a toujours été l’occasion à travers l’histoire de rétablir la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers et de la puissance publique sur les puissances privées. L’état de guerre exige que nous cessions de séparer le politique de l’économique.

 

Alors comblons les trous dans les sanctions visant la Fédération de Russie ; étendons les sanctions individuelles et confisquons les biens russes qui sont jusqu’ici simplement gelés ; créons d’urgence un cadastre de tous les avoirs financiers et non financiers détenus dans les paradis fiscaux, à commencer par les paradis fiscaux européens dont les oligarques russes sont particulièrement friands, et gelons les avoirs russes au-delà d’un niveau de fortune afin d’affaiblir les acteurs qui bénéficient le plus au régime de Poutine ; étendons les sanctions aux Etats ou entités qui aident le régime russe à annexer les territoires ukrainiens occupés et à circonvenir aux sanctions existantes.

Affichons clairement l’objectif stratégique de l’UE : la victoire de l’Ukraine dans ses frontières. Les discours ambigus, qui laissent croire à Moscou qu’une porte est à moitié ouverte et que l’Europe pourrait accepter l’annexion des territoires ukrainiens occupés par la Russie, ne font que prolonger la guerre en encourageant la Russie à étendre son occupation le plus loin possible.

L’UE devra aussi être à la hauteur de la solidarité matérielle qu’elle doit aux nombreux pays du monde qui subissent sans l’avoir voulu les conséquences de la guerre, en particulier sur l’approvisionnement alimentaire et énergétique.

Etre « réaliste », c’est fonder sa stratégie sur la réalité, et pas sur des illusions que le fait de la guerre a mises en pièces. Et la réalité, si longtemps fuie par nos dirigeants, est que nous faisons face à un Etat fasciste qui doit impérativement perdre la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine.

 

La guerre en Ukraine permet de situer chacun d’entre nous dans et face à l’histoire. Elle oblige la gauche à décider si elle continue ou si elle renie le combat antifasciste qui fut l’honneur de son histoire. Une gauche fidèle aux leçons de son histoire se souvient de la guerre d’Espagne et de l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste. Elle se souvient des leçons de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie. Le refus d’armer les Républicains espagnols ou les Ethiopiens envahis par Mussolini n’a pas amené la « paix », mais une guerre bien plus dévastatrice. L’abandon de la Tchécoslovaquie en 1938 a préparé la débâcle.

Toute renonciation prépare les catastrophes de demain. Hier, la démission des démocraties face à la barbarie de Bachar El-Assad a donné à Poutine, qui avait déjà expérimenté l’impunité de sa violence extrême en Tchétchénie et avait pu violer le droit international en Crimée, le signal d’une autorisation à commettre l’irréparable en Ukraine.

Les Ukrainiens ne lâchent rien, malgré les morts, les viols, les massacres. Nous n’avons pas droit à la lâcheté alors qu’ils combattent pour nous. La seule défense de la paix est de soutenir les Ukrainiens.

Liste des signataires de cette tribune à l’initiative de Raphaël Glucksmann et Jean-Yves Pranchère : Pierre Albertini, historien, professeur de khâgne ; Hadrien Alvarez, artiste plasticien ; Eric Andrieu, député européen (PS) ; Nathalie Appere, maire de Rennes (PS) ; Jérôme Auslender, adjoint au maire de Clermont-Ferrand (Generation. s) ; Fabien Aviet, éditeur ; Gilles Bataillon, directeur d’études à l’EHESS ; Olivier Bianchi, maire de Clermont-Ferrand (PS) ; Thomas Boccon-Gibod, Institut de philosophie de l’université Grenoble Alpes ; Isabelle Bourdier, professeure d’histoire-géographie ; Dominique Bourg, professeur honoraire à l’Université de Lausanne ; Frédéric Brahami, directeur d’études à l’EHESS ; Anne-Lorraine Bujon, directrice de la rédaction de la revue Esprit ; Julia Cagé, professeure d’économie au département d’Economie de Sciences Po Paris ; Eduardo Castillo, écrivain ; Pierre Charbonnier, philosophe, chargé de recherche CNRS à Sciences Po ; Fabien Chevalier, président d’honneur de « Sauvons l’Europe » ; Antoine Chollet, politiste, université de Lausanne ; Catherine Coquio, cofondatrice du Comité Syrie-Europe ; David Cormand, député européen (EELV) ; Laurent Coumel, enseignant-chercheur à l’Inalco ; Martin Deleixhe, Université libre de Bruxelles ; Carole Delga, présidente de la région Occitanie (PS) ; Karima Delli, députée européenne (EELV) ; Tremeur Denigot, expert européen ; Philippe Descola, professeur au Collège de France ; Frédérik Detue, maître de conférences en littérature comparée, université Côte d’Azur ; Françoise Diehlmann, germaniste ; Stéphane Dorin, professeur de sociologie à l’université de Limoges ; Gregory Doucet, maire de Lyon (EELV) ; Anne Dujin, rédactrice en chef de la revue Esprit ; Alexeï G. Evstratov, enseignant-chercheur, université Grenoble Alpes ; Jean-Louis Fabiani, professeur à CEU, Vienne ; Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste (PS) ; Jean-Marc Forax, artiste plasticien ; Sylvain Frécon, auteur de bande dessinée ; Antoine Germa, scénariste du film Moissons sanglantes ; Raphaël Glucksmann, député européen (Place publique) ; Martine de Gaudemar, professeure émérite de philosophie (université de Paris-Nanterre) et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France ; Sylvie Guillaume, députée européenne (PS) ; Francois Heran, professeur au Collège de France ; Jean-François Husson, chargé de cours invité à l’université de Louvain ; Yannick Jadot, député européen (EELV) ; Céline Jouin, maître de conférences en philosophie à l’université de Caen Normandie ; Isabelle Kersimon, présidente d’honneur de l’Inrer ; Mathieu Klein, maire de Nancy (PS) ; Sarah Kilani, membre du Comité Syrie Europe après Alep, médecin anesthésiste réanimateur ; Firas Kontar, juriste, opposant au régime syrien ; Justine Lacroix, politiste, université libre de Bruxelles ; Aurore Lalucq, députée européenne (Place publique) ; Perrine Ledan, échevine de la culture (Ecolo), Uccle (Bruxelles) ; Carole Lemee, anthropologue, maîtresse de conférences à l’université de Bordeaux ; Nicolas Leron, essayiste, chercheur associé à Sciences Po ; Antoine Lilti, professeur au Collège de France ; Paul Magnette, président du Parti socialiste belge et bourgmestre de Charleroi ; Virginie Maneval, assistante sociale ; André Markowicz, écrivain et traducteur ; Guillaume Massart, cinéaste et producteur ; Fréderique Matonti, professeure de science politique à Paris-I ; Nora Mebarek, députée européenne (PS) ; Frédéric Ménager, chercheur associé EHESS ; Marie Mendras, professeure à Sciences Po Paris ; Aude Merlin, chargée de cours en sciences politiques et sociales, Université libre de Bruxelles ; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; Boris Najman, enseignant-chercheur, UPEC ; Claire Nouvian, militante écologiste ; Florence Ostier, sociologue et coopératrice ; Benoit Payan, maire de Marseille ; Marie Peltier, historienne, spécialiste de la propagande ; Jean-Yves Pranchere, politiste, Université libre de Bruxelles ; Nicolas Poirier, enseignant et chercheur en philosophie, Sophiapol/Paris Nanterre ; Alain Policar, chercheur associé au Cevipof (Sciences Po) ; Christophe Prochasson, historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ; Valérie Rabault, député (PS) ; Bastien Recher, conseiller régional de Normandie (EELV) Hélène Flautre, ancienne députée européenne (EELV) ; Dilnur Reyhan, chercheuse et présidente de l’Institut ouïghour d’Europe ; Johanna Rolland, maire de Nantes (PS) ; Sylvie Rollet, présidente de l’association « Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre » ; Valérie de Saint-Do, journaliste et autrice ; Denis Saillard, chercheur associé à l’UVSQ (Paris-Saclay) ; Elisabeth Salomon, retraitée de la fonction publique ; Guillaume Sauzedde, service public de l’emploi ; Laura Ségard, psychologue ; Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Paris-I ; Réjane Senac, directrice de recherche CNRS au Cevipof ; Guillaume de Stexhe, professeur émérite Université Saint-Louis-Bruxelles ; Claude Taleb, ex-vice-président (EELV) de la région Haute-Normandie ; Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV ; Boris Vallaud, député (PS) ; Cécile Vaissié, professeure à l’université Rennes-II ; Mélanie Vogel, sénatrice (EELV) ; Ilias Yocaris, professeur en sémiotique du texte et de l’image à l’université Côte d’Azur ; Anna C. Zielinska, maîtresse de conférences en philosophie à l’université de Lorraine ; Laurent Zimmerman, maître de conférences, université Paris Cité ; Gabriel Zucman, professeur d’économie à Berkeley et directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité.

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