« La Guerre russo-ukrainienne », de Serhii Plokhy : une magistrale mise en perspective du conflit
Un an et demi après le début de l’offensive russe, l’historien ukraino-américain livre un modèle d’histoire immédiate de la première année de la guerre. Par son art du récit, il donne à comprendre toutes ses dimensions, sociales, politiques, historiques et théoriques.
Publié le 21 septembre .LE MONDE
« La Guerre russo-ukrainienne. Le retour de l’histoire » (The Russo-Ukrainian War), de Serhii Plokhy, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Dalarun, Gallimard, « La suite des temps », 394 p., 30 €, numérique 22 €.
Le 24 février 2022, Serhii Plokhy est à Vienne, en Autriche, quand il apprend d’un de ses collègues de l’université Harvard (Massachusetts), où l’historien ukraino-américain dirige la chaire Histoire de l’Ukraine, que le pays de son enfance vient d’être envahi par les troupes russes. « Mon cœur s’est brisé », écrit-il simplement au début de La Guerre russo-ukrainienne, le livre qu’il commence à écrire quelques jours plus tard. Ce ne sera pas un livre sur ses sentiments : il n’en dira pas plus. Ce sera un acte, qui consistera à servir là où on est, en faisant ce qu’on sait faire, en l’occurrence, expliquer, mettre en perspective, opposer aux distorsions mémorielles de la propagande l’objectivité d’un savoir historique.
L’auteur d’Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine (Gallimard, 2022) accomplit ce programme de façon magistrale. D’abord par son art de raconter la première année de la guerre, modèle d’histoire immédiate, qui offre les repères sûrs de la critique des sources et de la hiérarchisation des faits, propres à la méthode historique. Ecrits, comme le reste, dans une langue claire et dense (restituée avec brio par Jacques Dalarun), ces chapitres, qui occupent la seconde moitié du livre, en font un guide indispensable pour qui veut s’approcher, autant que possible à ce stade, de la réalité des faits.
Surtout, ces faits n’auraient aucune intelligibilité, si fermement établis fussent-ils, si Serhii Plokhy n’en déployait toutes les dimensions sociales, politiques, historiques, théoriques. C’est par cela que le livre commence, et c’est cela, aussi, qui donne son poids au récit factuel : l’enchâssement des causes et des conséquences. A partir de quel moment, par exemple, la Russie a-t-elle visé au démantèlement de l’Ukraine ? Serhii Plokhy en fait remonter la première expression formelle à un texte mis en ligne sur le site du ministère russe des affaires étrangères le 17 mars 2014. Fin février, le président ukrainien prorusse, Viktor Ianoukovitch, a été chassé du pouvoir à la suite du soulèvement de Maïdan (novembre 2013-février 2014), provoqué par son rejet d’un projet d’association avec l’Union européenne. Le 16 mars, un référendum a été organisé en Crimée par le Parlement local, sous contrôle russe, dans des conditions qui rendent l’annexion inéluctable.
Celle-ci, cependant, n’est pas le but ultime, que le texte du ministère formule en revanche de manière limpide, en appelant au retour de Ianoukovitch et à l’adoption d’une nouvelle Constitution ukrainienne de type fédéral. Chaque région se verrait attribuer des pouvoirs étendus, y compris en matière de relations internationales. Si ce plan s’était réalisé, écrit Plokhy, Kiev aurait perdu le pouvoir de négocier avec l’Union européenne, ce qui aurait bloqué le pays dans une dépendance indépassable envers Moscou. L’invasion du Donbass par des mercenaires russes, puis par des troupes régulières, appuyés sur des séparatistes locaux, est la première réponse du régime de Poutine au refus que l’Ukraine a opposé à ce projet. L’invasion de février 2022 constitue la seconde.
Les Ukrainiens en masse dans les rues
Entre-temps, Petro Porochenko, élu président de l’Ukraine en mai 2014, puis Volodymyr Zelensky, qui lui succède en mai 2019, ont été plusieurs fois tentés, face à la pression militaire russe, de faire des concessions, mais à chaque fois des manifestations les en ont empêché. C’est encore le cas à l’automne 2019, quand Zelensky engage des négociations visant à octroyer un statut spécial aux territoires occupés du Donbass. Il s’agit pour lui d’obtenir la paix, conformément aux accords dits de « Minsk » (septembre 2014 et février 2015), à cela près qu’ils prévoyaient un retrait des forces russes et que Poutine entend manifestement les maintenir, pour se servir du Donbass comme frein à toute avancée pro-occidentale. Les Ukrainiens qui descendent alors en masse dans les rues au cri de « Non à la capitulation ! » en sont conscients. Ils poussent le nouveau président à reculer. Zelensky met fin à la négociation.
Une fois de plus, le peuple a infléchi la politique ukrainienne et l’a infléchie dans le sens occidental. Le chef de guerre inflexible qu’est devenu Zelensky en 2022 est né dans ces manifestations de 2019. Serhii Plokhy souligne avec force cette dimension populaire, ressort principal de la guerre commencée en 2014, puisque Poutine l’a lancée, sous sa forme « hybride », avant le passage à la « guerre totale » de 2022, au moment où Ianoukovitch a dû abandonner la présidence. Ce dernier inscrivait les relations ukraino-russes dans la continuité de ce qu’elles étaient en URSS : une relation de dépendance nouée au niveau étatique, dans laquelle le peuple ukrainien jouait le rôle qu’on écrivait pour lui. La comédie s’est achevée à Maïdan. Le peuple a pris la parole, et a tenu un autre langage. Il ne restait à la Russie qu’à tenter de le soumettre de nouveau et, puisque c’était impossible, à lui faire une guerre à mort.
En d’autres termes, et telle est la leçon de ce livre majeur, ce qui a rendu l’existence même de l’Ukraine inacceptable pour le régime de Poutine est la naissance et la consolidation d’une société civile ukrainienne. Détruite à mesure qu’elle se formait par un pouvoir de plus en plus autoritaire, l’opposition russe n’a pu se cristalliser en une force sociale structurée et structurante, comme cela a été le cas en Ukraine, où, dès les années 1990, les pouvoirs en place ont été régulièrement renversés par des contestations qui trouvaient des relais dans le monde politique.
Que cette guerre puisse être décrite comme un affrontement entre un pouvoir autoritaire et une démocratie va de soi à peu près pour tout le monde. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est une démocratie, et c’est cette compréhension fine, ancrée dans les expériences concrètes d’un peuple, que permet ce livre. La démocratie ukrainienne a un peu plus de trente ans. Elle relève d’un processus, non d’un fait acquis ; elle se construit, apprend, par l’expression de la volonté populaire, à dépasser les failles – crispations identitaires, corruption endémique… – d’une société qui trouve dans ce processus même une capacité inédite à s’unir, que les agressions russes ont encore accrue. C’est une démocratie jeune, qui se renforce progressivement, après des décennies d’un joug totalitaire dont la Russie conserve, au contraire, plusieurs traits caractéristiques, au premier rang desquels se trouve précisément l’impossibilité de faire émerger une société civile.
La guerre met aux prises cette dynamique et cette force d’inertie, cette projection vers l’avenir et ce soviétisme fantomatique. Nous avions eu la naïveté de croire que l’URSS était morte en 1991. Son agonie est plus longue et plus sanglante que prévu, montre Serhii Plokhy. Il rappelle aussi que nous en verrons peut-être l’issue bientôt, et avec elle le repli ou l’accroissement de la liberté dans le monde, selon que l’Ukraine sera défaite ou victorieuse.
- Connectez-vous ou inscrivez-vous pour publier un commentaire