La milliardocratie, menace ultime contre la démocratie »

Fondamental
Tribune . Le Monde du 31/01/2025

Cécile Duflot, ancienne ministre socialiste du logement (2012-2014), est directrice générale de l’ONG Oxfam France.

 

En 2024, chaque milliardaire de la planète a amassé 2 millions de dollars supplémentaires par jour, selon Oxfam. Dans une tribune au « Monde », Cécile Duflot, directrice générale de la branche française de l’ONG, appelle l’Europe à prendre la tête du combat contre cette dérive qui nourrit le populisme.

Le combat change de dimension. Nous étions mobilisés pour défendre l’Etat de droit et les libertés constitutionnelles contre les pouvoirs autoritaires dans le monde et les dérives illibérales en Europe. Nous voici dorénavant interloqués et appelés à redoubler de vigilance après l’élection d’un président officiellement soutenu par les milliardaires de la tech aux Etats-Unis. Comme dans nombre d’autres pays, c’est le pouvoir de l’argent qui prétend annoncer définitivement son règne. La milliardocratie, le pouvoir des milliardaires, constitue la menace ultime contre la démocratie.

Faut-il rappeler que nous vivons dans un monde où l’accumulation de richesses aux mains des plus fortunés atteint les limites de l’extrême et de l’indécence ? Dans son dernier rapport, Oxfam, organisation internationale qui lutte contre les inégalités et l’injustice de la pauvreté, constate qu’en 2024 chaque milliardaire de la planète a amassé 2 millions de dollars (1,9 million d’euros) supplémentaires par jour. Et souligne que cet emballement obscène n’est pas tant lié au mérite et au travail qu’aux effets multiplicateurs de fortunes esquivant la solidarité fiscale ou s’appuyant sur des situations de monopole.

Les ultrariches n’ont même plus la réserve morale de composer avec les lois et les règles qui organisent la vie démocratique. Le temps de l’influence discrète et de l’accaparement des médias pour préserver leurs intérêts semble dépassé. Il s’agit maintenant de remettre ouvertement en cause tous les efforts pour réguler le système capitaliste, protéger la concurrence et, surtout, assurer un minimum de répartition de la richesse au bénéfice des plus démunis. Plus grave, la dénonciation sans complexe des accords internationaux pour limiter le réchauffement climatique témoigne d’une vision délétère de l’avenir de la planète.

Défiance généralisée

Au nom de quoi cet argent roi prétend-il acheter les décideurs politiques et convaincre des électorats déboussolés ? Au nom d’une idéologie qui suppose que la loi du plus fort est le meilleur ressort du progrès ; que les notions de bien commun ou de service public sont contraires à la nature humaine ; que la liberté d’expression et le respect de la législation ou, plus simplement, de la vérité sont antinomiques.

Il ne faut pas en relativiser les effets. Même si la violence des mots ou des annonces à l’égard des immigrés, des personnes transgenres ou du combat climatique ne peut pas toujours se traduire en actes, grâce à la mobilisation des juges ou de la société civile, le mal fracture la vie démocratique.

 

Car le fait politique nouveau est que cette offensive ne se contente pas d’un galimatias anti-« wokisme » mêlant tout et n’importe quoi pour justifier chasse aux indésirables ou prédation de la nature. Elle s’accompagne d’une volonté désinhibée d’ingérence dans les affaires publiques et électorales d’autres pays.

 

Imagine-t-on, comme cela vient de se passer en Allemagne avec la leader du parti néonazi AfD, une connivence affichée entre Elon Musk et Jordan Bardella pour vanter le programme du Rassemblement national ? Imagine-t-on, comme cela vient de se passer au Royaume-Uni contre le gouvernement travailliste, des campagnes massives de désinformation à l’encontre de dirigeants européens progressistes ? C’est pourtant ce qui nous attend.

Les milliardocrates, parce qu’ils veulent supprimer toute limite à l’augmentation de leur richesse, estiment désormais avoir les mains libres pour pactiser avec les courants populistes d’extrême droite, qui incarnent le mieux, à leurs yeux, la défiance généralisée vis-à-vis des structures politiques, la protection de la liberté infinie d’entreprendre – et de prendre –, la dénonciation de la solidarité, vis-à-vis des immigrés aujourd’hui, vis-à-vis des assistés demain et, last but not least, le détricotage de toutes les politiques contre le dérèglement du climat et pour la préservation de la biodiversité.

Des armes bien légères

Le combat pour la démocratie contre la milliardocratie, autrement dit le combat pour l’intérêt général contre les intérêts particuliers, nécessite humilité et détermination. Pour dessiller les yeux d’électorats massivement séduits par les sirènes populistes, la démonstration patiente vaut mieux que l’invective fébrile.

Oui, les programmes d’extrême droite ou les expériences argentine, hongroise et italienne témoignent d’une volonté systématique d’en finir avec ce que les Etats démocratiques ont construit pour corriger les inégalités, protéger les libertés et promouvoir la fraternité. Oui, les politiques climatiques et environnementales manifestent le souci de prémunir les populations contre des épisodes extrêmes et de protéger leur santé fragilisée par les pesticides, la pollution ou les passoires thermiques.

Les armes des démocrates peuvent paraître bien légères pour résister à la puissance de l’argent. Pourtant, elles sont potentiellement redoutables, à la condition absolue de ne rien céder à la vision hypercapitaliste.

Le bon sens n’est pas celui que vantent Donald Trump, Javier Milei, Viktor Orban ou Giorgia Meloni pour justifier atteintes à l’Etat de droit et remise en cause de la solidarité sociale. Le bon sens est de convaincre les peuples que la transition est nécessaire et qu’elle peut être heureuse si l’argent roi cesse d’être le seul moteur de la condition humaine.

A l’échelle du monde, l’Europe a été pionnière dans la construction d’un modèle social, comme elle est engagée aujourd’hui dans la limitation du pouvoir monopolistique ou de nuisance des plateformes et dans la mise en œuvre de politiques destinées à rendre durable la vie des générations futures. Plus que jamais, il lui appartient, non pas de faire le dos rond devant la vague nauséabonde qui déferle, mais de prendre la tête du combat contre la milliardocratie en visant ainsi son ombre populiste qui rôde et prospère sur le Vieux Continent.

Cécile Duflot, ancienne ministre socialiste du logement (2012-2014), est directrice générale de l’ONG Oxfam France.