La monnaie pourra-t-elle changer le monde ?

La monnaie pourra-t-elle changer le monde ?

Depuis des décennies, la création monétaire n’a plus pour but que de maintenir à flot une économie-monde fondée sur l’hégémonie de la finance et la subalternisation de la production « réelle ». La crise du coronavirus a remis la question monétaire au centre des préoccupations économiques. Mais si l’on ne veut pas revenir à l’ancien monde des milliards qui manquent ici et sont abondants là, il faut changer totalement de pratiques et de priorités.

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publié le 17 mars 2022 dans Libération

Interview de Romaric Godin

Quel est selon vous le rôle des livres courts et pas chers que l’on voit fleurir pour aider à penser des sujets complexes ?

Ce sont des outils très utiles du débat public qui permettent aux citoyens d’entrer dans des thématiques qui ne leur sont pas familières et, parfois, de remettre en cause un certain nombres d’idées reçues ou de réflexes de « bon sens ». Ce format permet au lecteur d’ouvrir le débat, d’être attentif à des arguments nouveaux et de construire sa propre opinion, si besoin en allant plus loin et en lisant des livres plus longs, plus complets et plus techniques.

Ceci me semble particulièrement pertinent pour les sujets d’économie où le débat est souvent caricatural parce qu’il s’appuie sur des comparaisons hasardeuses (par exemple entre un État et un ménage) et parce qu’il s’inscrit dans des récits politiques. Venir briser cette forme de consensus pour instiller du doute, de la réflexion et du recul me semble un exercice démocratique indispensable.

En quoi la crise sanitaire pourrait-elle nous amener à modifier nos pratiques ?

Cette crise et sa réponse économique constituent ensemble un événement assez unique dans l’histoire. Pour la première fois, on a accepté de suspendre le cours de la vie économique et de la compenser de la monnaie. En agissant ainsi, les autorités se sont substituées à l’économie marchande, c’est-à-dire au circuit normal de la monnaie, issue de la production et de la distribution de biens et de services.

Cette action inédite renverse un certain nombre de fondements du discours économique dominant, à commencer par celui qui voudrait que « pour redistribuer des richesses, il faut d’abord les créer ». Si tel était le cas, les États n’auraient pas pu ni voulu agir comme ils l’ont fait, car leur stratégie était de bien de penser qu’en limitant la casse par le maintien du flux monétaire, on finirait, après la crise, par créer des richesses. Il faut donc redistribuer avant de créer des richesses.

Ce n’est pas un simple jeu de mots, mais bien la preuve qu’il existe des pratiques économiques différentes. Évidemment, cela ne signifie pas pour autant qu’il faut faire n’importe quoi. La crise a prouvé que la création monétaire est un outil économique puissant et efficace. Mais l’usage de cette monnaie peut toujours être contestée, discutée et orientée. C’est d’ailleurs sans doute ce qui a manqué dans cette période de crise sanitaire : la réflexion démocratique sur ce que l’on voulait sauver, pourquoi et sous quelles conditions.

Mais si l’État a confisqué cette discussion, c’est bien aussi parce que le but de tout cela était conservateur : c’était celui de revenir au statu quo ante, de ne faire de cette action qu’une parenthèse. L’enjeu est maintenant de saisir le potentiel de transformation de l’outil monétaire.

Qu’est-ce-que l’argent magique et la monnaie hélicoptère ?

« L’argent magique » est un terme qui a été longtemps utilisé de façon péjorative par ceux qui s’opposaient à l’usage de la création monétaire. C’est d’ailleurs ce qu’Emmanuel Macron oppose à une soignante en 2018 lorsque cette dernière demande plus de moyens. C’est un moyen de couper court à la discussion en prétendant que la dépense publique n’est possible que si cette dernière est couverte par les recettes fiscales. Celui qui prétend le contraire serait un bonimenteur, un magicien, un artiste de foire pas très sérieux.

En réalité, depuis 50 ans, on sait que cela n’est plus le cas et que les États ont effectivement recours à la création monétaire non seulement pour assurer leurs dépenses, mais aussi pour soutenir le système économique. La crise sanitaire a achevé de le prouver. Lorsque l’État a des besoins non satisfaits pour sauvegarder l’ordre économique, il peut créer de la monnaie. Il m’a semblé utile de retourner le stigmate, de revendiquer ce terme pour montrer que l’on peut se saisir de cet outil non plus seulement pour « sauver » le système économique, mais pour le transformer en un système qui réponde directement aux besoins réels de la société, notamment sur le plan social et sociétal.

« La monnaie hélicoptère » est une pratique proche, mais différente. C’est la distribution directe d’argent par la banque centrale à l’économie. Le caractère « magique » est ici encore plus évident car il n’y a pas besoin de passer, comme dans le cas de l’État, par le biais des marchés financiers, eux-mêmes largement soutenus par la banque centrale. Néanmoins, cette action pose le problème du contrôle de l’action de la Banque centrale. La décision d’attribution et de redistribution de la monnaie ne peut dépendre d’une institution non démocratique. Elle doit être, précisément si elle veut être transformative, issue d’une réflexion sur la définition commune des besoins. Tant que la banque centrale n’est pas placée dans un état de dépendance à cette définition, sa « monnaie hélicoptère » reste une option suspecte.

C’est le dernier point sur lequel je voudrais insister : avoir recours à la création monétaire ne signifie pas de simplement faire tourner la « planche à billets ». Bien au contraire. Il s’agit d’utiliser la monnaie comme un outil dans un processus démocratique où l’on peut, consciemment, réfléchir aux priorités, aux risques et aux besoins. Au final, une telle politique n’est pas nécessairement plus « coûteuse », c’est même le contraire : elle permet de se libérer en grande partie des besoins de la croissance et de la rentabilité du capital. Ce qui est coûteux, c’est bien plutôt d’utiliser cette création monétaire pour sauvegarder un système économique qui est destructeur sur le plan économique et social et qui n’offre aucune garantie en termes de prix et d’emplois. La création monétaire démocratique n’est pas « inconsciente », elle est au contraire l’entame d’une politique économique pleinement démocratique.