La mort de Déwé Gorodey, « la poétesse kanak qui a défié le pouvoir colonial jusqu’en prison »

 

Première romancière kanak et pionnière de la lutte pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, l’ex-membre du gouvernement du territoire de 1999 à 2019 est morte à l’âge de 73 ans.

Par Claudine Wéry(Nouméa, correspondante)

Publié le 16 août 2022 . Le Monde

Avec la disparition, le 14 août, à Poindimié (Nouvelle-Calédonie), à l’âge de 73 ans, de Déwé Gorodey, s’est éteinte la plus grande figure féminine de la littérature et de la politique calédoniennes. Jean-François Carenco, « en tant que ministre chargé des outre-mer mais aussi en tant que lecteur », a rendu hommage à une « immense poétesse, romancière d’avant-garde, militante convaincue, amoureuse de sa terre calédonienne ».

Entrée en 1999 dans le premier gouvernement collégial né de l’accord de Nouméa, Déwé Gorodey, qui luttait contre un cancer depuis plusieurs années, y occupera sans discontinuer pendant vingt ans, jusqu’en 2019, le portefeuille de la culture, de la citoyenneté et de la condition féminine. L’institution a salué « une femme politique indépendantiste et écrivaine de renom international », rappelant la création, au cours de ses mandats, de la Maison du livre, du Salon international du livre océanien, de l’Académie des langues kanak, de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de Nouvelle-Calédonie, ou encore de la Journée de la citoyenneté.

Fille de pasteur

Avocate de la multiculturalité, elle a œuvré « à l’avènement de la culture kanak et océanienne comme socle du destin commun pour un pays indépendant et souverain », a mis en avant le Parti de libération kanak (Palika), composante du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). Déwé Gorodey appartenait à cette branche d’inspiration marxiste de la coalition indépendantiste kanak et avait participé à sa création, en 1976.

Née le 1er juin 1949, à Ponérihouen, sur la côte est de la Nouvelle-Calédonie, cette fille de pasteur part étudier les lettres en 1969 à Montpellier, où elle prend pleinement conscience de sa condition de « colonisée »« A cette époque, il y avait beaucoup d’agitation dans les universités. J’ai commencé à écouter et à entendre ce que disaient notamment les étudiants d’autres pays et je me suis rendu compte que ce que vivait leur peuple était ce qu’on vivait, nous, les Kanak », avait-elle raconté dans une interview, en 2010.

A la lecture des écrivains de la négritude, Aimé Césaire, Léopold Senghor, Léon-Gontran Damas se greffe celle de Marx, de Lénine et de Rosa Luxemburg forgeant une ardente militante, qui, de retour sur sa terre natale en 1973, participe, avec d’autres étudiants ayant pareillement cheminé, au « réveil kanak »« Avant d’aller en France, elle s’était déjà engagée auprès des Foulards rouges de Nidoïsh Naisseline [mouvement pionnier de la revendication identitaire kanak] et avait fait un premier séjour en prison après la distribution de tracts en langue [kanak] », se souvient Elie Poigoune, ancien président de la Ligue des droits de l’homme de Nouvelle-Calédonie et grande figure de la lutte indépendantiste.

C’est à ses côtés que, en 1974, Déwé Gorodey contribue à créer le Groupe 1878, qui rassemble les jeunes militants de la Grande Terre et dont la revendication majeure est celle des terres spoliées de la colonisation. Il sera absorbé deux ans plus tard par le Palika avant que les partis indépendantistes se fédèrent au sein du FLNKS en 1984 à l’aube de la quasi-guerre civile qui opposa jusqu’en 1988 indépendantistes kanak et loyalistes d’origine européenne.

Fervente féministe

Enseignante en français et en paicï, sa langue maternelle, Déwé Gorodey privilégie longtemps son engagement politique à l’écriture. « En Nouvelle-Calédonie, la littérature est en émergence. Nous, les Kanak, sommes de tradition orale et sommes en train de passer de l’oralité à l’écrit », expliquait cette conteuse traditionnelle, qui publia en 1985 son premier livre de poésie, Sous les cendres des conques (Editions populaires)Ecrit en partie en prison où elle purgea plusieurs peines pour ses convictions politiques, cet hymne à la culture océanienne et à la lutte identitaire tente « une interprétation poétique de l’histoire ».

Composée de recueils de nouvelles, d’aphorismes et d’une pièce de théâtre, l’œuvre de cette fervente féministe, qui signait ses ouvrages « Gorodé » sans Y, est marquée en 2007 par la sortie de L’Epave (Madrépores)premier roman kanak jamais publié. « L’Epave n’est pas un roman de plus : c’est une œuvre fondatrice d’une écriture kanak contemporaine, inventive et courageuse, la voix d’une femme qui brise le silence autour des maux du sexe et des violences faites à ses pairs », décrypte Gilbert Bladinières, son éditeur en Nouvelle-Calédonie. Elle publiera un second roman en 2009, Graines de pin colonnaire (Madrépores)ouvrage polyphonique retraçant le parcours de femmes confrontées à la mort. En 2008, lors de la remise de son prix Nobel de littérature, Jean-Marie Gustave Le Clézio, avait cité Déwé Gorodey, « la poétesse kanak qui a défié le pouvoir colonial jusqu’en prison » parmi les illustres écrivains auxquels il dédiait sa récompense.

Déwé Gorodey en quelques dates

1er juin 1949 Naissance à Ponérihouen (Nouvelle-Calédonie)

1969-1973 Etudes de lettres à Montpellier

1976 Participe à la fondation du Palika (Parti de libération kanak)

1985 Premier livre de poésie Sous les cendres des conques (Editions populaires).

1999-2019 Membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie

2007 L’Epave (Madrépores)premier roman kanak jamais publié

14 août 2022 Mort à Poindimié (Nouvell