La pensée de l’antidémocratie ne se réduit pas à une affirmation désinvolte et violente du privilège des puissants »

 

Tribune    Publié hier le14/02/2023  dans Le Monde

Sandra Laugier  Philosophe

Albert Ogien    Sociologue

La philosophe Sandra Laugier et le sociologue Albert Ogien critiquent, dans une tribune au « Monde », le mépris du gouvernement qui ignore la capacité des citoyens « à déployer une intelligence collective pour prendre des décisions pour le bien public ».

 

Il faut défendre la démocratie, non pas parce qu’elle serait le pire des régimes à l’exception de tous les autres, ni parce qu’elle assure le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple, ni même parce qu’elle réalise la promesse d’une société libérée de la domination et régie par des principes de justice valables pour chacun.

S’il faut défendre la démocratie, c’est d’abord parce qu’elle entretient la possibilité de vivre dans un espace public décent, organisé autour d’une conversation où chaque voix vaut toute autre et permet de débattre ouvertement des problèmes publics et de les résoudre le plus collectivement possible.

Cette conception extensive de la démocratie est largement partagée – mais pas par des gouvernants qui entendent se prévaloir du monopole sur la définition de la manière dont les membres d’une société doivent vivre ; notamment dans un monde rendu vulnérable par le retour de la guerre, la prolifération des dictatures, la montée des violences, le rejet de la légitimité du droit international et des institutions qui le font appliquer, le refus d’entériner les résultats d’une élection.

Sang-froid et obéissance

Nous serions entrés dans une zone de turbulences politiques qui requiert le sang-froid de dirigeants avisés et l’obéissance de leurs assujettis. C’est au nom de ces menaces que les gouvernements se croient fondés à ignorer les revendications des citoyens, à réduire l’espace des libertés publiques, à étouffer les voix de la critique.

Défendre cet arrangement fragile qu’est la démocratie comme « forme de vie » n’implique pas le dénigrement de la démocratie comme système représentatif fondé sur l’élection, le débat parlementaire, la séparation des pouvoirs. C’est d’abord dénoncer le mépris que les autorités publiques affichent vis-à-vis des citoyens et de leur capacité à déployer une intelligence collective pour prendre des décisions pour le bien public. C’est comprendre la double menace de l’antidémocratie, sur l’expression populaire et sur les institutions de la République.

 

Car la pensée de l’antidémocratie ne se réduit pas à une affirmation désinvolte et violente du privilège des puissants. Et ne présente pas toujours l’allure alarmante qu’elle a prise aux Etats-Unis ou au Brésil. Elle peut informer, de façon plus insensible, des mesures prises par des gouvernements élus à l’issue d’un scrutin honnête et respectueux de l’Etat de droit.

« Le pouvoir se campe dans un autoritarisme qui, sous couvert de bon sens, de pédagogie, de protection, atrophie l’esprit de la démocratie »

C’est le cas de l’exécutif français ces jours-ci dans sa médiocre volonté de se soustraire au débat que suscite son projet de réforme des retraites. Usant de la rhétorique de l’antidémocratie, ce pouvoir cherche à prévenir ou à criminaliser l’expression d’une population descendue en masse dans la rue pour dire placidement son désaccord avec ses décisions. Il se campe dans un autoritarisme qui, sous couvert de « bon sens », de pédagogie, de protection, atrophie l’esprit de la démocratie.

 

Accuser les syndicats et l’opposition parlementaire de mettre la démocratie en danger en attisant le désordre alors qu’ils font simplement vivre le droit d’opinion et de manifestation, ou le débat, n’est rien d’autre qu’un réflexe antidémocratique ancré dans une vieille histoire de pratiques et discours réactionnaires – on se souvient des qualificatifs utilisés pour les mouvements de 1968, ou avant, pour les luttes pour les droits civiques : Martin Luther King était dit voyou et « bordélisateur ».

 

Le gouvernement clame que les mesures qu’il a prises sont « bonnes, justes et nécessaires », contre les données et les arguments provenant d’expertises de tous bords qui dessinent d’autres voies possibles pour régler la question du financement des retraites. Une telle morgue de la part de ceux et celles qui se posent en uniques détenteurs de la compétence, du savoir et de la raison est désormais inacceptable hors de leur sphère. L’antidémocratie se révèle dans ce regard condescendant porté sur cette majorité d’« ignorants », victimes de « désinformation ».

Bassesse morale

L’antidémocratie table sur un pseudo-individualisme des citoyens, en attendant le soutien des retraités et des entrepreneurs, imaginant qu’ils se satisferont d’une réforme qui ne les affecte pas. Eh bien non, la majorité des retraités se soucie des autres et notamment de l’avenir de leurs enfants et petits-enfants. Cette incapacité à concevoir le souci d’autrui (ce qu’on appelle le « care ») témoigne de la bassesse morale de ces personnels politiques, mais aussi de leur tendance typique à attribuer la même bassesse à leurs concitoyens.

 

L’antidémocratie se dévoile dans la malhonnêteté d’un président de la République qui, au soir de son élection, promettait de tenir compte du fait qu’elle réunissait beaucoup de suffrages venus de son opposition ; et qui, une fois en place, se drape de sa légitimité pour imposer un changement de société qui bafoue celles et ceux qui l’ont élu. Ce mépris du choix en conscience des électeurs est indigne et s’apparente à un véritable abus de pouvoir.

 

L’antidémocratie se manifeste explicitement dans le refus des discussions à l’Assemblée, ou encore mieux, lorsque le groupe majoritaire la quitte en refusant d’être présent pour enregistrer un vote qui le met en minorité.

 

Il existe beaucoup d’excellentes raisons de refuser le recul annoncé des droits sociaux : les choix arbitraires et confus du pouvoir, l’interdit sur la taxation des entreprises et des hauts revenus, l’injustice radicale d’une réforme qui réduit les revenus de la retraite, l’aggravation de la situation des femmes, le déni de l’aspiration à un temps soustrait à la subordination. Il y en a une autre : exiger le respect minimal des règles d’une vie démocratique.

Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, a publié Les Séries. Laboratoires d’éveil politique (CNRS Editions, 392 pages, 25 euros) ; Albert Ogien est directeur de recherche émérite au CNRS (CEMS-EHESS). Il a publié Emancipations. Luttes minoritaires, luttes universelles ? (Textuel, 160 pages, 17,90 euros).