La Russie dans la course à l’abîme

La Russie dans la course à l’abîme

par David Novarina

5 octobre 2022 dans  EN ATTENDANT NADEAU

Comment expliquer le soutien d’une large partie de la population russe à une guerre d’invasion qui se prétend libératrice au nom d’arguments absurdes ? Sur cette question importante, Iegor Gran donne des éléments de réponse dans un pamphlet bien informé et convaincant. La question traverse aussi le singulier journal publié sous pseudonyme par Alexandre S., un écrivain moscovite hostile à la guerre qui observe de l’intérieur les mutations de la société russe pendant les trois premiers mois du conflit.

 

Iegor Gran, Z comme zombie. P.O.L, 176 p., 16 €

Alexandre S., Je vous écris de Moscou. Trad. du russe par Nina Kehayan. L’Aube, 144 p., 15 €

 

Depuis le 24 février 2022, le mot a connu en russe un succès foudroyant : on appelle « zombies » tous ceux qui soutiennent « l’opération militaire spéciale » en reprenant à l’envi les éléments de langage et les arguments de la propagande officielle. Des zombies, on en rencontre en Russie de toutes sortes : on peut être jeune, instruit, exercer un métier honorable, avoir fait ses études à l’étranger, et cautionner pleinement l’entreprise de « dénazification » de l’Ukraine. On peut avoir des cousins à Marioupol ou à Kharkiv, communiquer avec eux alors qu’ils sont sous les bombes, et clamer avec aplomb que la Russie est dans son bon droit.

 

Le titre choisi par Iegor Gran est efficace ; il permet non seulement de filer avec drôlerie dans tout le livre la métaphore du zombie, mais aussi de consacrer quelques développements indispensables à la lettre Z, ce signe très vite devenu le symbole de la guerre. Iegor Gran constate que celui-ci fonctionne selon un double régime : « signe d’appartenance quand on le porte soi-même », le Z fonctionne aussi « comme un signe de marquage de l’ennemi », comme ont pu le constater douloureusement tous ceux qui, ayant exprimé publiquement leur désaccord, ont découvert ces derniers mois sur la porte de leur appartement un Z tracé à la peinture blanche.

Le court pamphlet que signe Iegor Gran est bien informé. Né dans une famille de dissidents exilés en France (il a évoqué la traque de son père, l’écrivain Andreï Siniavski, par le KGB dans son roman Les services compétents), Iegor Gran a prêté une oreille attentive aux propos de vieux amis de la famille devenus « zombies » ; il a regardé les interminables talk-shows politiques de la télévision russe ; il a navigué sur internet à partir de quelques mots clés du discours anti-occidental, parcouru les messages associés au hashtag « je n’ai pas honte », lu des transcriptions de conversations de soldats interceptées en plein pillage, décortiqué les propos tenus par les personnalités les plus en vue du régime, visionné le documentaire d’Andreï Lochak Rupture du lien sur les brouilles familiales entraînées par la guerre. De ces explorations, l’auteur n’est pas revenu les mains vides ; le titre du dernier chapitre, « Les faits et la vérité », provient par exemple des étonnantes déclarations d’un réalisateur de documentaires à la télévision : « L’homme russe sait toujours faire la différence entre un fait et la vérité ».

 

Au-delà de sa verve pamphlétaire, le texte propose une analyse assez serrée des origines de l’adhésion à la guerre : la dimension intrinsèquement violente permet déjà de cerner la spécificité de l’adhésion à la guerre par rapport aux habituels discours complotistes ; l’explication à partir du charisme du dirigeant russe est écartée, car celui-ci, « toujours vêtu d’un costume de commis voyageur suintant la raideur et l’ennui », a selon Gran des dons oratoires inexistants ; l’explication par l’habileté de la propagande n’est pas non plus retenue, car les ficelles des fake news de la télévision russe sont généralement trop grossières.

Une fois ces hypothèses écartées, on en arrive à l’une des thèses centrales du livre : le zombie « a choisi d’être zombie ». C’est-à-dire que l’adhésion à la guerre s’explique par un élan plus ancien et plus vaste, que Gran relie à un complexe de supériorité de la nation russe, fière de son territoire « sans limite », de sa langue si riche et de ses grands écrivains, quelque chose d’assez proche de ce que Lénine en son temps appelait le « chauvinisme grand-russien ». D’où la thérapie que l’auteur nous propose finalement : se « libérer de l’hypnose dans laquelle nous a plongés notre envie d’idéaliser ce peuple », en finir une bonne fois pour toutes avec une « démangeaison russophile » ancienne et tenace.

 

Pour percevoir de manière plus concrète et plus diversifiée le basculement de la société russe dans la guerre pendant les trois premiers mois de celle-ci, on pourra lire aussi le curieux journal publié sous pseudonyme par l’écrivain moscovite Alexandre S. Son point de vue sur les ressorts de l’adhésion à la guerre concorde souvent avec les thèses de Gran : « la propagande n’a rien inculqué à ceux qui approuvent la guerre. Elle a réveillé ce qui est latent, elle a activé un virus dormant. L’arrogance humiliée est à l’origine de tout », note-t-il dès le mois d’avril. Cette « arrogance humiliée », Alexandre S. la relie à ce qu’il nomme le « complexe du vainqueur » : le « grand guerrier » de la Seconde Guerre mondiale est devenu à ses yeux un « psychopathe dangereux ».

Au gré des hasards du quotidien, Alexandre S. croise des gens qui soutiennent la guerre, mais ce soutien peut aussi être le fait de proches, à commencer par son père, avec qui il essaie d’éviter le sujet. Dans les positionnements sur la guerre, Alexandre S. constate une « fracture générationnelle » marquée ; il observe aussi que, malgré l’importance du soutien à la guerre, on ne sent pas « dans la société d’exaltation particulière » : « les buts de guerre ne sont pas clairs et d’ailleurs ils sont changeants. On ne sait pas à quelles fins on se bat », relève-t-il à la fin du mois d’avril.

 

B.

Du point de vue sociologique, le journal d’Alexandre S. constitue un document frappant. Écrivain invité dans les festivals littéraires, Alexandre S appartient à un milieu privilégié, où l’on peut passer ses vacances à Courchevel ou aller voir Le lac des cygnes au Bolchoï. De ce milieu, il évoque les états d’âme, les polémiques, et les soirées d’anniversaire. Personnage assez curieux, Alexandre S. est suffisamment détaché pour parier cent dollars sur l’absence d’intervention militaire le 24 février ou pour souligner quelques jours plus tard la surabondance des poncifs dans les réactions indignées à la guerre. Déclarant aimer davantage les chiens que les humains, il décide de verser de l’argent à un organisme ukrainien de protection des animaux.

Les positionnements d’Alexandre S. sont complexes : hostile à la guerre, il se montre assez prudent, semble-t-il, pour ne pas aller manifester, mais critique parfois la guerre dans des contextes publics, notamment lors d’un festival littéraire dans un pays asiatique voisin ; il désapprouve les choix de ses confrères de l’intelligentsia qui s’exilent à l’étranger et il estime que rester à Moscou constitue un devoir moral ; arguant du fait qu’il n’a jamais voté pour Poutine, il se refuse à envisager l’idée d’une responsabilité collective.

Son journal a aussi une tonalité fortement crépusculaire. Alexandre S. évoque à plusieurs reprises les discussions des Moscovites sur l’hypothèse d’une guerre nucléaire ; il prédit dans tout le pays une vague de suicides à grande échelle, et signale qu’une amie qui a fait carrière dans l’organisation d’événements artistiques lui avoue penser souvent à s’immoler par le feu. L’écrivain note dans son journal à quel point son propre esprit est hanté par les images des cadavres de Boutcha. Il donne à percevoir la guerre elle-même comme le suicide de tout un pays. « Une pensée étrange et terrible m’est venue à l’esprit », note-t-il début mai. « Nous avons décidé de déclencher une guerre pour mourir de façon spectaculaire. Pas d’une mort lente et dans les souffrances, mais mourir vite, avec éclat, scandaleusement. »