Revue Agone 06/10/2024
La troisième droite
Voilà quarante-trois ans, l’élection d’un dirigeant socialiste à la présidence de la République française donnait à deux essayistes l’occasion, sans attendre la fin du printemps, de qualifier de “deuxième droite” la gauche de gouvernement. La suite allait leur donner raison, au-delà de nos désespérances.
Cet automne 2024, c’est une actualité médiatique et éditoriale miraculeusement ajustée à l’actualité politique qui semble annoncer, en grande pompe, la naissance de la “troisième droite”. Côté presse, après une version estivale pré-promotionnelle du Monde, voici un dossier où Libération retrouve le meilleur des années du quotidien libéral-libertaire en lançant dès à présent la candidature de Raphaël Glucksmann pour la présidentielle 2027. Et côté édition, François Hollande tente de se remettre en selle gaillardement avec un livre sur “la gauche et le pouvoir” : Le Défi de gouverner.
Après la braderie de la rue Solférino, les mauvaises langues enterraient définitivement le social-libéralisme à la française. Puis les optimistes rêvaient d’un PS retrouvant les élans lyriques de Jaurès et le joyeux réalisme de Blum sous la bannière d’un Nouveau Front populaire. Fin de partie : c’est un trio Hollande-Glucksmann-Delga qui relance le pire héritage du PS, entre social-libéral et rad-soc : les noces du dernier avatar du socialisme cassoulet et du gendre idéal de la bourgeoisie du Ve arrondissement parisien sous la houlette du géniteur de la macronie.
Avec son livre d’“histoire”, François Hollande va-t-il réussir à faire oublier qu’il a fait campagne en 2012 sur la promesse de corriger trente ans d’abandon des classes populaires par les gauches de gouvernement ? et parce qu’il a créé l’espoir en dénonçant sans peur et sans reproche la finance comme le véritable ennemi de toutes celles et ceux qui travaillent ? Mais une fois élu, l’ennemi d’hier est redevenu son ami de toujours, alors qu’il qualifiait en privé de “sans-dents” son petit peuple.
Entre autres questions qu’on doit poser au “défi” hollandien : sa vision “historique” de la gauche au pouvoir, qui doit, selon lui, “prendre sa part dans la correction des dégâts d’un ordre qu’elle combat”, n’est-elle pas contredite par le bilan de son quinquennat ? durant lequel le PS tenait toutes les rênes du pouvoir (présidence, Assemblée, Sénat Régions) mais a pourtant aggravé les inégalités et plus que jamais servi et favorisé les rentiers en appauvrissant et desservant les autres ?
Enfin, l’auteur-fantôme du livre que Hollande a signé réussira-t-il à convaincre ses lecteurs que le vieux cheval de retour n’a pas, lui aussi, et même plus que d’autres, détruit les “fondamentaux” – services sociaux, droit du travail, école publique, protection sociale – dont il se prétend désormais le gardien face aux irresponsables de la gauche “radicale” ?
Tous les premiers lecteurs autorisés du livre de l’ex-président ne vont pas au bout de leurs lectures : l’amateur historien s’efface derrière le témoin. Il s’agit moins d’un livre d’histoire que d’un tract de campagne. Ce qui n’a toutefois pas dérangé le sacro-saint comité scientifique d’historiennes et d’historiens mandatés par les “Rendez-vous de l’histoire”, habituellement si jaloux de leurs prérogatives, de faire inviter (le 11 octobre) l’ex-président pour un grand entretien dans la salle des États généraux du château royal de Blois – on ne pouvait faire moins.
Pour n’être pas dupes, on ne semble avoir guère remarqué, dans la presse nationale comme dans une presse régionale ou l’autre, que si elle était aussi légère qu’artificielle dans le livre de François Hollande, l’analyse des “leçons de la gauche au pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981)” est déjà parue, voilà quelques années, sous la plume de Serge Halimi et le titre Quand la gauche essayait. Parmi les quelques divergences notables entre les auteurs, notons que l’un arrête son analyse politique bien avant que l’autre ne commence son témoignage. C’est que, pour l’historien et journaliste au Monde diplomatique, la gauche a cessé d’essayer en 1983. Depuis, d’une présidence et d’un gouvernement à l’autre, elle n’a plus pour programme que “la privatisation de la santé et de l’école, la surveillance systématique des allocataires de la solidarité nationale, la généralisation des paranoïas sécuritaires, le durcissement des sanctions pénales ; avec, pour corollaire, un affrontement politique réduit au récital parodique que composent médias et publicitaires et qu’arbitre moins d’un électeur sur deux”.
La normalisation du Front national sous son nouveau patronyme est le dernier round du jeu de billard électoral inauguré le 13 février 1984 par l’invitation, à l’initiative de François Mitterrand, de Jean-Marie Le Pen à L’Heure de vérité, émission politique phare de la période. Souvenons-nous qu’au début des années 1980, en dépit de son nom, ce parti ne disposait d’aucun élu national. Deux présidents de gauche, deux de droite et deux fois le même libéral autoritaire plus tard, le Rassemblement national n’est pas seulement le principal parti de l’Assemblée nationale. Le Front républicain (macronien) l’a intégré en même temps qu’il en excluait la gauche radicale dans une opération de diabolisation déjà entrée dans les annales de la propagande médiatique et étatique. Avec un niveau de mensonge qui tient du tour de prestidigitation : placer l’extrême droite du bon côté de l’antisémitisme et la gauche du mauvais.
Cela suffit-il à expliquer la déception qui doit envahir toutes celles et ceux qui ne tiennent pas la démocratie pour un leurre ? Après tout, si la coalition qui porte le plus grand nombre de députés à l’issue d’élections marquées par un fort taux de participation débouche sur la naissance d’une troisième droite, c’est un peu la montagne qui a accouché… d’une momie. Et ce bilan n’est pas seulement dû aux attaques des plus grandes forces politiques et médiatiques du pays, aussi violentes et coordonnées ont-elles été pendant des mois.
Entre l’addiction des chefferies pour les rézososiaux où elles déversent leur indignation et leurs bons mots, les tentations sectaires issues du meilleur de la tradition stalinienne et la manie des ténors et des divas à laver en public leur linge pas propre — voilà qui n’a pas seulement déçu sinon désemparé les militants et les électeurs mais aussi prêté le flanc à des ennemis qui n’ont pas besoin d’être aidés dans leurs efforts pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
Peut-être aussi une cacophonie politique lourde de conséquences : un choix électoral exclusif entre ghettoïsés des banlieues vs relégués des zones rurales et désindustrialisées, en renvoyant dos à dos le racisme de classe pour les uns au racisme plein pot pour les autres. Comme si la gauche renforçait la bonne vieille stratégie patronale et poujadiste de division des classes populaires. Comme si le NFP retombait dans l’ornière du Premier ministre socialiste Pierre Mauroy requalifiant en 1984 les grandes grèves d’OS chez Citroën et Talbot de conflits plus “religieux et intégristes[…] qu’exclusivement syndicaux”. Et en prime, flattait l’antiracisme paresseux de la petite bourgeoisie urbaine cultivée en accablant les petits blancs xénophobes sinon racistes qui se trompent de colère. Parer de toutes les vertus les fantasmes radical-chics sans coûts ni enjeux des uns et renvoyer aux passés consuméristes moisis les modestes nostalgies des autres.
Ces contradictions sont précisément de celles que Laurence De Cock tente de résoudre avec son Histoire de France populaire. Ni roman national, ni catéchisme révolutionnaire. Ni portrait déprimant des luttes sociales et syndicales, ni gloriole révolutionnaire. Remplacer Jeanne d’Arc par Louise Michel, Henri IV par Robespierre, Marie-Antoinette par Olympe de Gouges et Napoléon par Jaurès serait tout aussi faux. Moins corriger l’histoire de droite par une histoire de gauche que remettre le plus grand nombre à sa place au premier plan du tableau, et pas en simples figurants d’une histoire faite par quelques grands hommes blancs, seraient-ils des femmes ou noirs.
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