La venue à Paris du premier ministre indien suscite l’opposition d’Indiens de France

 

Narendra Modi est cette année l’invita vené d’honneur du 14 Juillet. Une partie de la diaspora indienne critique fermement cette initiative d’Emmanuel Macron. Pour eux, c’est une gifle aux défenseurs d’une Inde respectueuse de tous ses citoyens.

Gwenaelle Lenoir

12 juillet 2023 Le Monde

 

Des opposants à l’invitation de Narendra Modi aux cérémonies du 14 Juillet protestent en organisant un happening dans les rues de Paris et un rassemblement statique. Ils reprochent à Emmanuel Macron de ne pas tenir compte des multiples atteintes aux droits humains dont le gouvernement Modi est responsable.

CetteCette matinée du 12 juillet, Narendra Modi, le premier ministre indien, se promène dans Paris. Il se fait prendre en photo devant le parvis des droits de l’homme, place du Trocadéro, avec, comme il se doit, la tour Eiffel en fond. Il pose devant l’Assemblée nationale. Il fait une apparition devant le siège de France Télévisions.

Enfin, un Narendra Modi de carnaval, une tête énorme à son effigie posée sur le corps d’un homme en chair et en os. Cet homme, c’est Joy Banerjee, un documentariste français d’origine indienne. Il brandit plusieurs pancartes en français et en anglais, qu’il tient tour à tour dans ses mains : « Je détruis la démocratie »« Je fais taire les critiques par la peur »« Modi n’est pas le bienvenu à Paris ».

Joy Banerjee a été pris de colère quand, rentrant juste du Bengale-Occidental, il a appris que Narendra Modi serait l’invité d’honneur des cérémonies du 14 Juillet. « Le 14 Juillet, c’est la fête de la prise de la Bastille et celle de la Fédération, la célébration de la liberté, des droits de l’homme et le rejet du despotisme ! L’invitation de Narendra Modi, qui bafoue les droits humains en Inde, nous semble particulièrement malvenue », s’insurge-t-il. Familier de la gauche indienne sur laquelle il a réalisé plusieurs documentaires, il a décidé de réagir.

Est né un collectif, tant associé à un seul événement qu’il n’a même pas de nom. Il rassemble des personnes qui ne se connaissaient pas il y a quelques semaines encore, des intellectuel·les, documentaristes, écrivain·es, cinéastes, chercheuses et chercheurs. Ces quelques dizaines d’Indien·nes résidant en France, de Franco-Indien·nes amoureux de ce pays ont un objectif en commun : dire « non » à la présence de Narendra Modi aux côtés d’Emmanuel Macron dans la tribune du 14 Juillet.

Hormis ce happening dans les rues de Paris, est prévu un rassemblement statique, jeudi 13 juillet. Initialement programmé sur le parvis des droits de l’homme, il a été déplacé, à la demande de la préfecture de police de Paris, place d’Iéna. Le symbole, évidemment, s’en trouve affadi.

Un premier ministre et l’Hindutva, idéologie extrémiste

« Que les commerciaux fassent la loi, soit. Que la souveraineté diplomatique soit un mot d’ordre très à la mode, soit. Mais le 14 Juillet est un symbole, assène avec colère Shumona Sinha, écrivaine indienne de langue française, lauréate notamment du prix du rayonnement de la langue et de la littérature française décerné par l’Académie française. On ne le salit pas, on n’invite pas un chef d’État qui mène une politique fascisante. »

Shumona Sinha rappelle avec ce terme l’appartenance du premier ministre indien à la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’Association des volontaires nationaux, à laquelle il a adhéré à l’âge de 8 ans. L’organisation est née en même temps que les fascismes européens. Fondée en 1925 par un médecin hindou, elle s’appuie sur l’Hindutva, une idéologie nationaliste hindoue dont l’objectif est de combattre une prétendue volonté hégémonique musulmane et, plus accessoirement, de lutter contre les occupants britanniques. Les jeunes gens y sont entraînés au maniement des armes et à la discipline, portent shorts et chemises blanches. C’est de ses rangs que sortira Nathuram Godse, l’assassin du Mahatma Gandhi.

Dissoute par Nehru à la suite de ce meurtre, la milice se reforme. Elle donne aussi naissance au Bharatiya Janata Party (BJP), qui a porté Narendra Modi au pouvoir. « Le BJP est la vitrine politique de la RSS et l’agenda de Modi est bel et bien l’Hindutva, assure Joy Banerjee. Cette idéologie remet en cause les valeurs de l’Inde définies dans la Constitution à l’indépendance. Celle-ci affirme le principe du sécularisme, c’est-à-dire l’interdiction des discriminations envers les minorités, qu’elles soient religieuses ou tribales, et les discriminations portées par le système des castes. Cette idéologie de l’Hindutva est la matrice politique de Narendra Modi. »

La marque de son pouvoir : une fuite en avant dans la discrimination contre les minorités religieuses, les musulmans, mais aussi les chrétiens. Tout ce qui n’est pas hindou.

, alors qu’il est chef du gouvernement (chief minister) de l’État du Gujarat depuis moins d’un an, des émeutes ciblent la minorité musulmane après une attaque contre un train de pèlerins hindous. Plus de 2 000 personnes sont massacrées en trois jours au cours de ces pogroms. La police de l’État est accusée de ne rien faire pour protéger les musulman·es. En fait, elle a reçu des ordres pour rester l’arme au pied.

« Suite à ces événements, il y a eu des commissions d’enquête, notamment du Foreign Office à Londres, et la responsabilité de Modi a été dénoncée. Il a été interdit de séjour aux États-Unis et dans l’Union européenne », rappelle Joy Banerjee. Narendra Modi a gravi les échelons, mais il n’a pas changé. Et le documentariste n’est pas le seul à voir dans la politique menée par le premier ministre Modi depuis son élection en 2014 et sa réélection, cinq ans plus tard, contre les minorités religieuses la suite des événements du Gujarat.

Depuis 2019, plusieurs lois ont été votées, lesquelles accentuent les discriminations contre les musulman·es. L’État du Jammu-et-Cachemire, le seul dont la majorité de la population suit les préceptes de l’islam, voit son autonomie abolie par un vote du Parlement et passe sous le contrôle direct de Delhi.

Une nouvelle législation sur le recensement, le National Register of Citizens (NRC), exige des habitant·es qu’ils produisent des papiers quasiment impossibles à obtenir pour prouver l’antériorité de leur présence sur le sol indien. Sont concernés dans ce cas en particulier celles et ceux venus du Bangladesh et du Pakistan, soit des musulman·es. Le Citizenship Amendment Act (CAA), à la suite du NRC, modifie l’accès à la citoyenneté et y introduit des critères religieux qui menacent d’en exclure une partie des musulman·es.

« Ce sont des projets anciens portés depuis longtemps par la droite nationaliste hindoue, reprend Joy Banerjee. Modi les a mis en œuvre. C’est ça, la marque de son pouvoir : une fuite en avant dans la discrimination contre les minorités religieuses, les musulmans, mais aussi les chrétiens. Tout ce qui n’est pas hindou. »

C’est toute la société que le gouvernement Modi et le BJP veulent refaçonner en suivant les principes de l’Hindutva. Les manuels scolaires sont réécrits, les censeurs rayant d’un trait de plume des pans entiers de l’histoire de l’Inde, l’empire mongol, les Églises chrétiennes par exemple. « Il existe même des laboratoires de biologie qui prétendent créer la “race aryenne” selon les principes hindouistes », s’étrangle Shumona Sinha.

Une chape de plomb s’est abattue sur l’Inde

Les protestations et manifestations contre cette « hindouisation », populaire dans certains secteurs de la population, se heurtent aux partisans du BJP… et à des attaques grandissantes du gouvernement. Les opposants se retrouvent en butte à de multiples moyens de les faire taire. Arrestations d’activistes, détentions arbitraires, mise sous coupe réglée des médias les plus populaires, notamment les télévisions, rachetées par des amis milliardaires, menaces physiques, raids organisés par des nervis de la RSS, bureaux d’organisation de défense des droits humains comme Amnesty International fermés, documentaires censurés, la liste est sans fin et l’air devient irrespirable dans la plupart des États de la fédération.

« Il faut faire attention à tout ce que vous écrivez, tout ce que vous publiez, non seulement dans les journaux, mais aussi sur les réseaux sociaux, avec qui vous parlez, avec qui vous êtes vu, se désole S. Maryam, écrivaine de langue anglaise et musulmane. Mon compte Twitter a été suspendu après un signalement effectué par le gouvernement indien lui-même, parce que je dénonçais la situation au Cachemire. Et puis à la moindre publication critiquant la politique du BJP ou de Modi, nous pouvons être victimes de harcèlement sur les réseaux sociaux»

est précisément pour cela qu’elle a quitté son pays, à regret. « Ce pays est devenu fascisant et ce n’est pas compatible avec mon identité musulmane, ni avec mon métier d’essayiste. Il n’est plus sûr pour moi », reprend-elle.

« Ce qui est considéré comme la plus grande démocratie au monde par sa population ne l’est plus, elle est devenue une autocratie, presque une théocratie hindouiste », déplore Shumona Sinha.

Lors de son dernier séjour en Inde, il y a quelques mois, Joy Banerjee a été frappé par l’autocensure de ses interlocuteurs : « C’est comme une chape de plomb qui s’est abattue sur ce pays où l’on adore tant discuter politique. Beaucoup m’ont dit que nous devions porter cette parole étouffée à l’étranger, dénoncer la dérive autocratique, car eux n’osent plus le faire. »

Le collectif espère alerter une partie de l’opinion française. Sans se faire grande illusion. Le soft power de la cinquième économie mondiale pèse très lourd. Bien plus que l’éthique.

Gwenaelle Lenoir