La vérité, pilier ébranlé de la démocratie

L'éternel débat ?

La vérité, pilier ébranlé de la démocratie

Par Marion Dupont

Publié le 08/07/2022  dans Le Monde.

 

ENQUÊTE

L’idée que le personnel politique serait incapable d’accéder à la vérité et enclin à la dissimuler n’est pas nouvelle. Jamais, pourtant, elle n’a été aussi répandue. La question des liens entre la politique et le vrai interroge depuis toujours la philosophie. Retour sur cette longue histoire, à l’heure de la « post-vérité ».

L’adéquation entre une proposition et la réalité des faits, ce que nous appelons communément « la vérité », a connu de meilleurs jours, notamment sur la scène politique internationale. Il suffit, pour s’en persuader, de regarder autour de soi.

A l’est, quatre mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, l’offensive informationnelle du régime de Vladimir Poutine est menée dans de nombreuses directions : contre-vérités grossières énoncées par le gouvernement, répression massive de toute expression de vérités autres que celle portée par le pouvoir, réécriture de l’histoire… Cet encadrement répressif et propagandiste de la sphère publique russe répond à une accélération de la stratégie, engagée de longue date par le régime, d’établissement d’une vérité d’Etat. Résultat de cette entreprise aux accents totalitaires – sans que cette analyse suffise (encore) à faire du poutinisme un totalitarisme : le lien entre le discours et la réalité se distend inexorablement.

Aux Etats-Unis, le « grand mensonge »

Aux Etats-Unis, c’est un autre redécoupage politique des contours entre « mensonge » et « vérité » qui semble avoir lieu. Le départ de Trump de la présidence ne s’est pas accompagné, comme espéré, de la fin de l’ère des « vérités alternatives » inaugurée, en 2016, par l’ex-président et son équipe. Alors que la commission d’enquête sur l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Capitole présente publiquement les résultats de son investigation, l’ancien chef de l’Etat persiste à la présenter comme « une tentative éhontée de détourner l’attention du public de la vérité » – la vérité résidant, selon lui, du côté du récit d’une élection « volée » par le Parti démocrate. Cette théorie du « grand mensonge » (« big lie »), récusée par le travail d’enquête d’innombrables journalistes et tribunaux saisis à la suite de l’élection, mais soutenue par la diffusion virale de fausses informations, poursuit son lent empoisonnement de la vie politique du pays : plus d’un tiers des électeurs américains y adhéreraient actuellement.

En Europe, et en France en particulier, un doute grandissant semble s’installer quant au devenir de la vérité dans les sociétés démocratiques. A en croire la 13e vague du « Baromètre de la confiance politique », étude menée par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et publiée en janvier 2022, une vaste majorité (75 % des répondants) juge que les hommes politiques seraient « déconnectés de la réalité », et donc, par extension, aveugles aux réalités du terrain et incapables de mener des politiques qui bénéficieraient à d’autres qu’eux. D’autre part, 65 % des personnes interrogées affirment que les élus et dirigeants politiques français seraient davantage « corrompus » qu’honnêtes – ce qui peut être interprété comme la conviction que ces dirigeants entretiendraient un rapport volontairement ambivalent aux valeurs de sincérité, d’honnêteté et de vérité.

Théories du complot

L’idée que le personnel politique est à la fois incapable d’accéder à la vérité, oublieux de la nécessité de tendre vers elle et enclin à la dissimuler si besoin n’est pas nouvelle. Rarement, pourtant, elle n’a été si répandue : un constat qui préoccupe d’autant plus le personnel politique et les spécialistes que ce niveau de défiance à l’égard de la sphère politique s’accompagne de remises en cause de plus en plus fréquentes des autorités scientifiques et d’une pénétration toujours plus profonde des théories du complot.

 

Mais si cette préoccupation quant à la place de la vérité dans nos démocraties est intuitivement légitime, il reste souvent difficile d’expliquer à quel titre. La vérité ne semble pas compter au rang des valeurs démocratiques traditionnelles ; et la place que chacun lui réserve dans ses discours semble davantage relever du domaine moral que du domaine politique. Pour comprendre la source de cette inquiétude, il n’est pas inutile d’interroger les institutions et les relations démocratiques elles-mêmes : quelle attitude face à la vérité présupposent-elles ? Et si l’heure est aujourd’hui à la « post-vérité », comme le pensent de nombreux spécialistes, cela signifie-t-il pour autant qu’auparavant la vérité régnait en politique, et plus particulièrement en démocratie ?

Le « bien » en politique fait, en effet, l’objet d’évaluations variées selon les individus. Autant d’appréciations avec lesquelles le jeu politique et démocratique doit composer

La nature des liens unissant vérité et politique, et plus particulièrement vérité et démocratie, est un problème aussi ancien que la philosophie. C’est donc aux philosophes qu’il semble le plus approprié de poser cette question, dans l’espoir de mieux comprendre la « crise » actuelle de la vérité et ses conséquences sur la démocratie. Première constatation, le « régime de vérité » propre à la politique – c’est-à-dire la façon dont les institutions, les procédures, les pratiques et les discours politiques se rapportent à la vérité – diffère de la façon dont les institutions, les procédures, les pratiques et les discours scientifiques s’y rapportent. « Cela tient, tout simplement, à la nature de la politique et de sa façon d’user du langage, souligne Jean-Claude Monod, philosophe et chercheur au CNRS. Dès ses commencements, la philosophie a réfléchi au fait que ce qui relevait des affaires humaines, des affaires courantes, ne relevait pas du même régime de vérité qu’un théorème mathématique par exemple. L’action politique, elle, porte en grande part sur des choses qui sont à venir et qui dépendront des choix faits dans le présent. »

Impossible, donc, d’anticiper ou de démontrer tous les tenants ou aboutissants d’une décision politique spécifique. Autre spécificité de l’action politique : pour s’orienter, celle-ci ne se rapporte pas à une vision du bien immuable ; le « bien » en politique fait, en effet, l’objet d’évaluations variées selon les individus. Autant d’appréciations avec lesquelles le jeu politique, et en particulier démocratique, doit composer.

Ce qu’est une « bonne société »

Pour éclairer ces spécificités, Jean-Claude Monod prend l’exemple d’une mesure politique défendue par le candidat du Parti socialiste à l’élection présidentielle de 2017, Benoît Hamon, et abondamment discutée : l’instauration d’un revenu universel, versé à tous les citoyens majeurs. Les promoteurs de cette mesure ont, en effet, pu avancer que sa mise en œuvre aurait un certain nombre d’avantages, comme le fait d’arracher une part de la population à la grande misère. Ses détracteurs, au contraire, ont pu arguer que cette mesure « désinciterait » à travailler et induirait un certain nombre d’effets pervers. « Tous ces effets anticipés, bénéfiques comme néfastes, ne peuvent l’être que sur un mode probabiliste. Surtout, juger si tel ou tel effet sera bon ou mauvais pour la société implique de faire appel à des jugements de valeur, à des interprétations », explique Jean-Claude Monod, avant de poursuivre : « Il serait donc vain de prétendre qu’il y existerait une unique vérité permettant de régler le problème de la juste distribution des richesses, ou encore de la juste répartition du travail : ces sujets font nécessairement l’objet de débats, d’abord parce qu’ils mettent en jeu des intérêts divergents au sein de la société, mais aussi des visions différentes de ce qu’est une bonne société. »

Cette question de la contingence de l’action politique (c’est-à-dire le fait que les choses pourraient être autres qu’elles sont) n’est pas récente, loin de là : elle est déjà l’enjeu d’un débat fondamental opposant, dans l’Antiquité, Platon à Aristote dans le contexte de la démocratie athénienne. Si les deux penseurs prennent acte de la difficulté à lier le jeu politique et la recherche de la vérité, s’ils s’opposent quant à la solution à avancer – confier le gouvernement de la cité à ceux qui « savent » pour l’un, discuter collectivement et mettre en place un exercice partagé du jugement pour l’autre –, pour autant ni l’un ni l’autre ne condamnent la politique comme intrinsèquement « mauvaise ».

Calcul, ruse, dissimulation, tromperie

« C’est au moment où s’inaugure la modernité, avec le “machiavélisme”, cette représentation fantasmatique qui n’a rien à voir avec la pensée de Machiavel, que s’installe la condamnation morale de la politique, liée au mensonge et à la manipulation », rappelle Myriam Revault d’Allonnes, philosophe et professeure émérite des universités à l’Ecole pratique des hautes études. En effet, dans l’Europe de l’Ancien Régime, un bon exercice de la souveraineté a longtemps été associé, sinon à l’usage du mensonge pur et simple, du moins à l’éloignement de la plupart des informations concernant l’Etat et les processus de décision des yeux et des oreilles de la population générale, et à la dissimulation, si nécessaire. Dès lors, « le calcul, la ruse, la dissimulation, la tromperie sont considérés comme les instruments habituels des politiciens, d’où l’idée que non seulement le pouvoir est nécessairement et intrinsèquement trompeur, mais que la vérité est impuissante », poursuit l’autrice de La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Seuil, 2018).

Quelques siècles plus tard, c’est un reproche similaire que l’on retrouve sous la plume des critiques éclairés de la fin du XVIIIe siècle. Dénonçant la culture du secret et l’hypocrisie qu’ils considéraient comme endémiques dans les gouvernements despotiques de toutes sortes, les partisans de la démocratie en France et aux Etats-Unis promettent ainsi que les républiques issues des révolutions seront fondées sur et guidées par l’exigence de « vérité ». Celle-ci, pourtant, n’apparaît pas dans les textes fondateurs des premières démocraties libérales représentatives, souligne Jean-Claude Monod : « Les Constitutions et les textes fondamentaux des démocraties modernes mettent plutôt en avant la liberté, l’égalité, éventuellement la liberté de conscience, la liberté d’expression et la liberté d’opinion. »

Valeurs fondamentales

Une formule, pourtant, retient l’attention : aux « principes simples et incontestables » (et donc irréfutables) mentionnés dans la Déclaration des droits de l’homme répondent les « self-evident truths » (« vérités auto-évidentes ») de la Constitution américaine. « Il ne s’agit pas là de vérités comme deux et deux font quatre, mais de formes de vérité politiques. Il s’agit de ce à quoi nous tenons, des valeurs fondamentales qui nous guident et nous donnent un cadre pour avancer », explique Benjamin Boudou, chercheur en sciences politiques à l’université de Francfort. Cet arrière-plan d’idées « tenues pour vraies » permet à la fois de fonder la démocratie sur un socle de principes communs et partagés, et, de surcroît, de les faire advenir, poursuit le politiste : « Ces vérités politiques deviennent des réalités parce qu’elles se solidifient dans des institutions, dans la loi, dans des pratiques qui font qu’elles deviennent vraies. »

Si les démocraties modernes se reposent donc sur certaines valeurs transcendantes ayant, au moins implicitement, le statut de vérités et devant être reconnues et partagées par tous, là n’est pas le seul présupposé démocratique concernant la notion de vérité. « La démocratie est liée à l’idée que les choses peuvent se régler par la délibération plutôt que par la violence, la force ou l’autorité. Or, pour donner crédit à la délibération, il faut présupposer que les gens peuvent quand même s’accorder et qu’une forme de vérité est accessible par la discussion », explique Jean-Claude Monod. Ainsi, pour les fondateurs des démocraties libérales, non seulement la vérité fournirait une fondation sur laquelle la vie politique démocratique pourrait être construite, mais la pratique des modes de gouvernement démocratiques pourrait aider à la manifestation de la vérité.

Pour autant, dès l’origine, la manifestation de la vérité dans le contexte des démocraties modernes n’est pas un long fleuve tranquille. Sophia Rosenfeld, professeure d’histoire à l’université de Pennsylvanie, l’une des raisons de cette histoire complexe est à trouver dans la vision de la vérité portée par les dirigeants révolutionnaires, influencés par les philosophes des Lumières, eux-mêmes imprégnés des conceptions aristotéliciennes. « Les partisans de la démocratie ont très clairement établi que la vérité, dans un contexte démocratique, n’aurait pas une origine unique. Aucun individu, secteur, institution ou même classe sociale n’aurait le monopole des manières d’atteindre la vérité, ou du contenu de cette vérité, et aucune vérité ne serait définitive », analyse l’autrice de Democracy and Truth : A Short History (« démocratie et vérité, une brève histoire », University of Pennsylvania Press, 2018, non traduit).

Une négociation permanente

Au lieu de cela, la vérité serait le produit d’une négociation permanente entre des experts, armés d’un savoir spécialisé, et le grand public, doté par essence de son expérience pratique et de « bon sens ». Avec la protection légale apportée par le nouveau principe de liberté d’expression et un espace public dans lequel les informations sont désormais libres de circuler, les deux pôles – qui recoupent souvent la distinction entre gouvernants et gouvernés – parviendraient à une sorte de consensus très souple sur ce qui est ou ce que l’on considère parfois comme étant de « notoriété publique ».

La conséquence de cette vision ? « Ce qui est tenu pour vrai sur la scène publique démocratique a toujours été et sera toujours l’objet de conflits. Non seulement l’opinion est divisée au sein du peuple – puisque chacun est libre de faire ses propres interprétations –, mais les deux pôles de négociation, les experts et les citoyens ordinaires, sont aussi parfois plus tentés de se considérer comme des adversaires que de trouver un compromis », explique Sophia Rosenfeld. Chaque camp pourrait même, dans le pire des cas, chercher à établir des normes de vérité de son côté, ignorant l’apport du camp adverse. Le triomphe de la vérité des « experts » et autres « sachants » sur celle des citoyens ordinaires tend alors à faire de la démocratie une technocratie : quand l’affirmation de la supériorité de la vérité du peuple mène à une forme de populisme ignorant des expertises professionnelles des scientifiques, des médecins, des économistes et des historiens, et pouvant sombrer dans la démagogie.

Extension du champ de l’Etat

Par ailleurs, note l’historienne, cette « négociation » devient d’autant plus difficile que l’écart entre « savoir populaire » et « savoir élitiste » a tendance à se creuser dès le XIXe siècle. Deux mécanismes d’expansion y sont, en effet, à l’œuvre. D’une part, la démocratisation politique, avec l’expansion du droit de vote à de plus grandes parts de la population (les hommes de la classe ouvrière, les femmes, les membres des minorités raciales, ethniques et religieuses…), agrandit considérablement le champ des citoyens, et donc le nombre de points de vue individuels à concilier. D’autre part, l’incroyable extension du champ de l’Etat, et conséquemment du besoin toujours plus grand d’un savoir si hautement spécialisé qu’il en devient quasi ésotérique, explique la difficulté à communiquer le contenu de ce savoir au plus grand nombre. « Comme l’économiste et sociologue allemand Max Weber l’avait prédit il y a près d’un siècle, ces deux secteurs ne fonctionnent ensemble que de manière problématique, l’un allant toujours dans une direction différente de l’autre, et quand bien même l’élargissement de l’un est la conséquence de l’élargissement de l’autre », conclut Sophia Rosenfeld. Une tendance encore exacerbée ces dernières années par une série de transformations globales, selon la chercheuse, allant de l’émergence des réseaux sociaux numériques à la montée des inégalités provoquées par le capitalisme mondialisé.

« Hannah Arendt souligne que l’un des changements majeurs à l’œuvre dans les totalitarismes, c’est la perte de la notion même de différence entre la vérité et le mensonge »Benjamin Boudou, politiste

Si la difficulté à réconcilier « savoir élitiste » et « savoir populaire » ne disparaît pas au siècle suivant, le problème des relations entre vérité et politique se trouve posé sous un angle nouveau dans la deuxième moitié du XXe siècle. « L’après-deuxième guerre mondiale a changé la donne de deux façons, explique Benjamin Boudou. D’abord parce qu’à l’issue du conflit l’idée démocratique a acquis une sorte d’évidence politique, une légitimité naturelle en Occident : elle s’impose comme le cadre quasi indépassable en politique. » Or, les régimes totalitaires – devenus de véritables repoussoirs – s’étant distingués par leur recours massif au mensonge, des éclaircissements semblent être de mise quant à la place de la vérité dans le cadre démocratique. La question occupe dès lors les philosophes, et en premier lieu Hannah Arendt (1906-1975), dont le célèbre article « Vérité et politique » paraît dans le New Yorker en 1967« Pour Arendt, le mensonge en politique n’est pas une tare en soi, en ce sens qu’il est fondamentalement politique : il est donc par-delà les questions morales et est indissociable de l’action politique. Un mensonge est une forme d’action à laquelle Arendt attribue une forme de courage et qui témoigne de la liberté humaine ; le menteur arpente la ligne de crête entre vérité de fait et opinion pour agir sur le monde et sur l’histoire », poursuit Benjamin Boudou. Cela n’empêche pas la philosophe de mettre en garde contre ses abus : « Arendt souligne que l’un des changements majeurs à l’œuvre dans les totalitarismes, c’est la perte de la notion même de différence entre la vérité et le mensonge. » Une perspective beaucoup plus grave.

Orienté par cette expérience des totalitarismes et de la guerre, l’effort des penseurs de la démocratie est dès lors double. En premier lieu, il s’agit pour eux de rappeler qu’un certain écart entre le pouvoir et la vérité doit être maintenu, c’est-à-dire « éviter que le pouvoir puisse prétendre être à l’avant-garde de la vérité », précise Jean-Claude Monod. L’objectif est clair : protéger le pluralisme des idées et des opinions, en empêchant qu’un monopole de la vérité puisse être revendiqué par une poignée de dirigeants. En ce sens, Hannah Arendt, reprenant les thèses d’Alexis de Tocqueville (1805-1859), fait de la démocratie le lieu de la confrontation des opinions plutôt que des vérités, quand d’autres, comme Claude Lefort, estiment que la démocratie implique la séparation du pouvoir, du savoir et de la loi, que la théocratie comme le totalitarisme tendent à fusionner. « Tous se rejoignent sur une même idée : en contexte démocratique, la vérité compte moins que l’échange des justifications. Ce processus de vérification, de jugement doit avoir lieu au sein d’un appareillage de délibération exigeant ; et si un consensus émerge autour de certaines vérités, celles-ci restent temporaires, toujours sujettes à l’interrogation », résume Benjamin Boudou. Mettre en doute le pouvoir et tout discours se présentant comme vrai participe d’un même mouvement, poursuit le chercheur : « Voilà ce qui différencie la démocratie de tous les autres régimes : cette possibilité de toujours remettre en question l’autorité et, donc, de remettre en question la prétention de l’autorité à dire la vérité. »

« Un exercice perverti du jugement »

Toujours conformément à sa fine connaissance des totalitarismes, Hannah Arendt n’oublie pas cependant de préciser que la confrontation continue des opinions et l’exercice du jugement partagé ne peuvent se passer de quelques règles. « La liberté d’opinion, écrivait-elle, est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. » Arendt a alors en tête la capacité dont ont fait preuve les totalitarismes à effacer et à détruire méthodiquement les traces de telle ou telle personne, de tel ou tel événement ; bref, de s’affranchir même des « vérités de faits », celles attestant de ce qui est et de ce qui a été. « Arendt conserve donc une notion de “degrés” dans l’attitude vis-à-vis de la vérité : si la politique n’a pas de rapport avec la vérité, il n’empêche que le mensonge perpétuel et généralisé détruit le socle commun sur lequel la réflexion, la discussion et l’exercice du jugement se font. Si on n’est plus d’accord sur un minimum de ce qui fait un peu tenir la réalité, il n’y a plus d’entente possible », et par extension plus de fonctionnement démocratique, précise Benjamin Boudou.

C’est précisément cet attachement à échanger des opinions fondées sur des faits que la philosophe Myriam Revault d’Allonnes voit aujourd’hui décliner, dans cette ère désormais souvent appelée « ère de la post-vérité ». « Aujourd’hui, la pluralité fondamentale propre au débat démocratique tend massivement à se dégrader en un relativisme des opinions qui ne se soucie même plus d’être étayé sur la réalité des faits. Ce relativisme s’exprime par des formules du genre “à chacun sa vérité”, “c’est ma vérité”… », explique-t-elle. Il ne s’agit pas, pour la philosophe, d’affirmer que la post-vérité serait une ère de désinformation falsificatrice ayant succédé à une ère d’information démocratique toujours orientée par la recherche de la vérité. La nouveauté est ailleurs : « La capacité de juger des citoyens qui, encore une fois, ne peut être fondée que sur des vérités de fait peut se dégrader en une sorte de “marché des idées” où tout se vaut. D’où la possibilité, intensifiée par la circulation incessante des réseaux sociaux et des canaux numériques, d’un exercice perverti du jugement, voire de son exténuation et de son extinction au profit d’une sorte de brouillard indifférencié où il n’est même plus nécessaire que les faits informent les opinions. »

Post-vérité contagieuse

Cette indifférence face à la vérité se distingue de l’entreprise de falsification propre aux totalitarismes, qui cherchaient à proposer un système englobant d’explication de la vie et du monde pouvant rendre compte de n’importe quel événement, passé ou à venir, sans se référer aucunement à la réalité des faits. La menace, pourtant, n’est pas moins grave, selon la professeure, tant la disparition d’un certain souci de vérité au sein du débat public à l’ère de la post-vérité semble contagieuse : « Ce que la pandémie a porté au jour, c’est que la post-vérité, entendue comme effacement des frontières entre le vrai et le faux, porte non seulement atteinte aux vérités de fait et à leur dégradation en opinions infondées, mais aussi à la rationalité scientifique elle-même. » En ce sens, souligne-t-elle, « le phénomène ne porte pas seulement atteinte aux conditions du débat démocratique, mais à notre capacité à vivre ensemble dans un monde commun ». Car, sans savoir partagé – dont l’exercice de la rationalité scientifique, avec ses limites, est l’un des garants –, comment débattre et juger collectivement ?

Alertés sur les dangers d’un tel relativisme pour les sociétés démocratiques et pour leur propre légitimité, les pouvoirs publics tentent actuellement d’apporter des réponses à ce phénomène : c’est en ce sens que peut être lue l’obligation de pouvoir signaler et contrôler la diffusion de fausses informations qui s’impose désormais aux organes diffuseurs, tout comme la mise en place de politiques de sensibilisation et de formation destinées aux citoyens. « Je ne pense pas aujourd’hui que l’on puisse se contenter de cela : tous les efforts massifs entrepris pour essayer de réduire cet univers de la post-vérité ont été mis en échec », constatait, en février, l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, invité à s’exprimer dans le cadre d’une conférence par l’Union rationaliste. En cause, selon l’historien : une erreur de diagnostic, qui fait du développement d’Internet la source de ces problèmes. Ceux-ci relèvent plutôt, à ses yeux, du déclin des « institutions invisibles » – la confiance, l’autorité et la légitimité –, autant de qualités nécessaires aux relations qui prennent place dans l’espace démocratique, aujourd’hui mises à mal par des divisions sociales nouvelles et toujours plus profondes. Pour retrouver le souci d’une vérité commune, et pour bien d’autres raisons encore, ces divisions doivent être résorbées. Reste à savoir si la discussion pour y remédier parviendra à faire entendre toutes les voix concernées.