Le journalisme au-delà du mépris

Le journalisme au-delà du mépris

Par Nicolas Weill

Publié le 02 avril 2004 ..LE MONDE

 

Comment sortir du mépris dans lequel sont de plus en plus tenus journalistes et journaux sans tomber dans une complaisance aveugle ? A cette réflexion, Géraldine Muhlmann, qui cumule les diplômes de l'école de journalisme de la New York University et l'agrégation de sciences politiques, apporte une contribution qui pourrait bien se révéler indispensable à toute intelligence future des liens tumultueux que cette profession dépréciée entretient avec la démocratie.

Avec finesse, l'ouvrage passe au crible les présupposés philosophico-politiques qui soustendent l'art florissant de la critique antimédia. L'auteur part du constat que la plupart de ces offensives, qu'elles proviennent d'un professionnel en révolte comme Serge Halimi ( Les Nouveaux Chiens de garde, éd. Raison d'agir), de Pierre Bourdieu ( Sur la télévision, éd. Raison d'agir) ou du philosophe Jacques Bouveresse ( Schmock ou le triomphe du journalisme, Seuil), ont en commun une tendance non assumée à l'antidémocratisme. Car si la condamnation radicalisée du journalisme constitue souvent la recette d'un succès... médiatique, elle fait aussi bon marché d'un fait utilement rappelé par Géraldine Muhlmann : « La démocratie moderne s'est construite en dégageant, à côté de la scène des actions, un lieu d'observation du peuple par lui-même. »

Sous couvert de déverser des tombereaux d'injures sur les journalistes, accusés d'être les serviteurs des puissants, il se pourrait bien que ce soit donc l'ordre même de la liberté qui soit remis en question dans ces critiques. Géraldine Muhlmann montre comment toute une stratégie d'évitement permet aux imprécateurs de ne pas aborder la question des relations entre l'espace public et le journalisme, ce point aveugle constituant au contraire le centre de gravité de son livre.

QUEL « IDÉAL TYPE » ?

La « confusion des critiques actuelles du journalisme » viendrait de ce que celles-ci ne disent jamais au nom de quel « idéal type », censé être trahi, elles s'exercent. Sans « idéal type », les alternatives sont dangereuses ou absurdes : renoncer à la presse, sombrer dans des éloges voilés de la censure ou de se cantonner à une vision du journaliste strictement tenu en laisse par le sociologue. Patiemment, l'ouvrage en propose trois qui se complètent : la figure du « journaliste flâneur » (Baudelaire) oscillant entre rébellion et désespoir sans forcément s'y abîmer ; celle du « journaliste en lutte » (Marx), sensible à la domination et à l'idéologie véhiculées par les journaux mais qui s'efforce de les subvertir en y participant. Un troisième type est constitué par le journaliste ayant pour fonction de métamorphoser les foules modernes en « public ». Autrement dit, de produire un discours, certes commun mais qui, loin de chercher à dissoudre la conflictualité inhérente à la société démocratique dans l'homogénéité et le consensus, fait au contraire vivre et exister la pluralité. De cette catégorie, elle voit naître la théorie chez le sociologue allemand Georg Simmel (1859-1918) et son disciple américain de l'école de Chicago, Robert Park.

 

Tous ces idéaux types (ou « idéaux critiques » ) ont en commun de proposer une vision dégrisée du journalisme sans pour autant proposer d'en « sortir ». Tel est le cas du personnage que les contempteurs de la presse ont érigé en « héros culturel », le Viennois Karl Kraus. A propos de cet homme qui voyait dans les titres de son temps l'origine de tous les maux du monde et qui les citait inlassablement pour en montrer le ridicule, l'enflure ou la malfaisance, Géraldine Muhlmann montre de façon convaincante qu'au rebours de ce que lui prêtent ses thuriféraires français, il n'y avait pas non plus chez Kraus de désir de « rompre avec le lieu » de son « exaspération ».

L'analyse n'a pas été poussée jusqu'au point où la critique du journalisme au XIXe et au début du XXe siècle épouse un autre phénomène : celui de l'antisémitisme, le journalisme étant chez certains considéré comme la profession par excellence des juifs, supposés inaptes aux métiers « créatifs ». Car il n'est pas interdit de penser que sur ce point aussi, la haine du journalisme épouse celle de la démocratie et des Lumières symbolisés par l'émancipation des minorités.

 

Nicolas Weil