LE MENSONGE EN RUSSIE ARME DE DESTRUCTION MASSIVE

LE MONDE DU 23/09/2023 par Isabelle Mandraud.

Enquête.

("A l'intention des poutiniens du monde entier"(CLA)

 

Depuis l’invasion de l’Ukraine, le mensonge d’Etat en Russie a atteint son paroxysme. Le travestissement de la réalité et le mépris des faits sont des ressorts de longue date de Vladimir Poutine. Une pratique d’essence totalitaire héritée de l’époque soviétique qui gangrène toute la société russe.

Debout, seul sur la scène, baignant dans une lueur bleu et rouge, l’humoriste russe Danila Poperechny enchaîne des phrases, sans un mot de transition. « Je ne vais pas changer la Constitution » ; « Nous traitons l’Ukraine comme un Etat souverain » ; « Nous n’avons aucun plan pour la Crimée » ; « Nos soldats ne sont pas là et n’y ont jamais été » ; « Il n’y aura pas de guerre » ; « Ce n’est pas une guerre, c’est une opération spéciale » ; « Ils se bombardent eux-mêmes » ; « Nous effectuons des frappes de précision » ; « Il n’y aura pas de mobilisation ». Nul besoin d’explication. Chacun, dans le public, aura reconnu des citations de Vladimir Poutine.

Au bout de cette énumération, filmée à Londres en novembre 2022 et diffusée sous forme d’extraits en avril 2023 sur sa chaîne YouTube, « Spoontamer », suivie par 3,4 millions d’abonnés, l’artiste, très critique du pouvoir et aujourd’hui en exil, conclut sous les applaudissements : « Il y a tellement de mensonges que les Russes commencent à y croire. Parce qu’ils se disent : “Eh bien, tout cela ne peut pas être que des mensonges.” Mais si, tout ça, ce ne sont que des mensonges. Chacun de ces putains de mots en est un ! »

Depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, le doute, s’il devait en rester encore un, n’est plus permis. Poutine ment. Effrontément. Le jour même où ses troupes franchissaient la frontière du pays « frère », et tandis qu’une colonne de blindés fonçait vers Kiev, le chef du Kremlin déclarait ainsi dans son adresse à la nation : « Ce n’est pas notre plan d’occuper le territoire ukrainien. Nous n’avons pas l’intention d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit par la force. » Quelques jours plus tôt, Ben Wallace, alors ministre de la défense britannique, venu à Moscou dans une ultime tentative de sonder les intentions de la Russie, entendra dire exactement la même chose par la voix de son homologue, Sergueï Choïgou. Il en repartira avec la conviction que son interlocuteur lui ment délibérément et qu’il est trop tard.

Utilisation incomparable

Longtemps, les dirigeants occidentaux ont minimisé, ou feint de ne pas voir, cette subversion des mots caractéristique du pouvoir russe. Les signaux n’ont pourtant pas manqué. En 2013, après l’attaque au gaz sarin perpétrée par les forces syriennes dans la Ghouta orientale, en périphérie de Damas, l’ex-premier ministre britannique David Cameron en fait l’expérience. « J’ai appelé le président Poutine, raconte-t-il dans la série documentaire de Norma Percy, Face à Poutine [disponible sur Arte jusqu’au 16 octobre]. A ce moment-là, il n’y avait aucun doute qu’il s’agissait d’une attaque du régime. Nous avions déjà les preuves. Il a dit : “Ah, ce n’est pas dans l’intérêt du régime de mener une attaque aux armes chimiques, c’est beaucoup plus dans l’intérêt de l’opposition.” (…) Je savais qu’il avait vu les mêmes preuves que moi. Pour la première fois, j’ai pensé que ce gars ne faisait que mentir et qu’il était prêt à dire n’importe quoi. Il ne faisait que nier ce qui s’était passé, même s’il n’y avait pas le moindre doute. » Ce déni délibéré sert les intérêts du chef du Kremlin. Non seulement il parvient à empêcher une riposte des Occidentaux – la « ligne rouge » abandonnée par Barack Obama –, mais, en intervenant militairement, deux ans plus tard, sur le sol syrien, il s’impose comme le protecteur de son allié Bachar Al-Assad.

Certes, le mensonge, en politique, n’est pas un domaine réservé à la seule Russie, mais Vladimir Poutine en fait une utilisation incomparable. Au point que les Britanniques – submergés par des dizaines de versions différentes dans l’affaire de la tentative d’empoisonnement au Novitchok, en 2018, sur leur sol, de l’ex-agent de renseignement Sergueï Skripal – lui ont donné un nom : l’approche russe du déni et du mensonge (deny and lie).

Pendant des mois, après le crash de l’avion de la Malaysia Airlines MH17, abattu en juillet 2014 au-dessus du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, par un tir de missile russe, qui a entraîné la mort de 298 passagers et membres d’équipage, les autorités néerlandaises, saisies de l’enquête, ont été confrontées à la même déferlante d’interprétations russes. Fantaisistes, absurdes et contradictoires, ces dernières étaient portées à tous les niveaux, dans les médias, sur les réseaux sociaux, et par les diplomates jusque dans l’enceinte des Nations unies. Parmi les thèses avancées, l’appareil aurait été abattu par les Ukrainiens, qui l’avaient pris pour un avion de combat russe ; les Etats-Unis l’auraient pris pour cible parce qu’ils croyaient que Poutine était à bord ; ou bien les cadavres retrouvés auraient été mis en scène, afin de tromper l’opinion mondiale. Une « censure par le bruit », comme la nomme l’analyste russe Vasily Gatov, chercheur associé à l’Annenberg Center on Communication Leadership & Policy de l’université de Californie, destinée à saturer l’opinion publique, à démontrer qu’il n’y a pas de vérité simple et que chacun a bien le droit de proposer la version convenant à ses intérêts.

La même année, en septembre 2014, tant devant la chancelière allemande, Angela Merkel, que devant Petro Porochenko, alors président de l’Ukraine, Vladimir Poutine n’hésite pas à nier, les yeux dans les yeux de ses interlocuteurs, la présence de militaires russes aux côtés des séparatistes dans le Donbass, en dépit des preuves qui s’accumulent. Des soldats « en vacances » qui se seraient « perdus » en traversant la frontière, argue-t-il, sans ciller. A la table des négociations qui ont donné lieu aux accords de Minsk, censés aboutir, en 2015, à un cessez-le-feu dans le Donbass, le président français François Hollande observe alors que le président russe est « capable d’asséner des contrevérités avec une espèce de force de l’évidence ».

Secret de Polichinelle

« Quand Poutine débite des mensonges éhontés aux personnalités politiques occidentales, il observe leurs réactions avec un intérêt manifeste non dénué de plaisir : il se repaît de leur désarroi et de leur impuissance. (…) Rien ne les a préparés à pareil mensonge. Au lieu de mentir ouvertement, les responsables occidentaux déforment la réalité le plus discrètement possible ; un autre algorithme du mensonge a cours dans l’Europe démocratique », constate l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine dans son livre La Paix ou la guerre. Réflexions sur le « monde russe » (Noir sur blanc, 208 pages, 21,50 euros). Pour le chef du Kremlin, « le mensonge est un outil d’influence, “moi, je tiens tête au monde dominé par les Etats-Unis en lui mentant droit dans les yeux”, c’est presque un défi, une protestation », estime le philosophe et journaliste Michel Eltchaninoff, auteur de l’essai Dans la tête de Vladimir Poutine (Solin/Actes Sud, 2015). « Cette démesure du mensonge, ajoute-t-il, est très déstabilisante pour des Etats habitués depuis des siècles à l’exigence de fidélité au réel, aux enquêtes, à l’esprit critique. »

arfois, les « aveux » viennent plus tard, comme lorsque Vladimir Poutine finit par reconnaître, en mars 2015, que les soldats sans insigne – « les petits hommes verts » – qui se sont emparés de la Crimée, un an plus tôt, faisaient bien partie des forces spéciales russes. Une statue, à Simferopol, la capitale de la péninsule, leur sera même consacrée. Il finira aussi par admettre avoir financé la milice privée Wagner, qui, après s’être déployée en Syrie et dans de nombreux pays africains, s’est particulièrement distinguée sur le champ de bataille en Ukraine, notamment à Bakhmout, contre les forces ukrainiennes. Le 24 juin, les tensions entre le ministère de la défense russe et le Groupe Wagner, de plus en plus hors de contrôle, ont culminé dans une incroyable séquence au cours de laquelle les mercenaires ont entrepris, les armes à la main, de marcher sur Moscou.

eux jours après cette mutinerie vite avortée, le président russe déclare : « L’entretien du Groupe Wagner a été entièrement financé par l’Etat. (…) De mai 2022 à mai 2023 seulement, Wagner a reçu 82,6 milliards de roubles [800 millions d’euros], dont 70,3 milliards pour la solde… » Un secret de Polichinelle soigneusement tu jusqu’ici. Les sociétés militaires privées n’ont, en effet, aucune existence légale en Russie.

Vladimir Poutine avouera enfin, peu de temps après, connaître de longue date, « depuis les années 1990 », le patron du Groupe Wagner, Evgueni Prigojine – qui avait lui-même nié farouchement, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, diriger la société paramilitaire, allant jusqu’à poursuivre en justice les journalistes affirmant le contraire. Le 23 août, l’avion qui transportait entre Moscou et Saint-Pétersbourg le sulfureux homme d’affaires et sa garde rapprochée s’écrasait, sans cause connue. L’information, en Russie, est un trou noir. Jamais non plus aucune lumière ne sera faite sur les commanditaires des meurtres d’opposants, qu’il s’agisse de la journaliste Anna Politkovskaïa, tuée en 2006, ou de l’ex-ministre Boris Nemtsov, assassiné par balle au pied du Kremlin en 2015.

Mépris pour la réalité

« Dans les pays démocratiques, il existe des contrepoids, une presse pluraliste, des enquêtes ; rien de tel n’existe ici », souligne Vera Grantseva. Pour cette ex-professeure à l’Ecole des hautes études en sciences économiques à Saint-Pétersbourg, émigrée en France depuis 2021 et aujourd’hui enseignante à Sciences Po Paris, « ce système du mensonge permanent » a acquis une telle force qu’« il imprègne tous les niveaux du pouvoir, même au plus bas niveau ». « Quand des Russes se plaignent de l’état des routes – un problème récurrent dans le pays –, des fonctionnaires publient des photos des trous dans l’asphalte réparés avec Photoshop ! », poursuit la politiste, autrice de Les Russes veulent-ils la guerre ? à paraître en octobre (Cerf, 186 pages, 19 euros).

Formé à l’école du KGB, à l’époque soviétique, Vladimir Poutine possède un solide héritage en matière de propagande et de mépris pour la réalité. « Sous l’URSS, se souvient Lisa, une enseignante retraitée qui souhaite préserver son anonymat, il y avait deux mondes : celui du parti, totalement imaginaire, avec sa mythologie, et le monde réel, où on faisait la queue pour le sucre. On passait de l’un à l’autre en un instant ; d’un côté, c’était une pièce comme au théâtre, de l’autre, la réalité. Aujourd’hui, le pouvoir crée une autre réalité, un monde où les nazis dirigent l’Ukraine, mais les ressorts sont les mêmes. »

« Ma grand-mère, abonde Vera Grantseva, me répétait toujours : “Nous vivons dans un pays socialiste heureux.” Les gens préfèrent ne pas voir la vérité pour ne pas perdre le peu qu’ils ont. Et, aujourd’hui encore, même si les Russes ne sont pas crédules, la carte du nationalisme est plus forte. » A l’époque de l’URSS, le porte-étendard du régime, le quotidien Pravda (« vérité », en russe), était chargé de mettre en forme la désinformation, même si, après les années 1960, nombre de ses lecteurs avaient appris à lire entre les lignes. En 1973, l’écrivain Alexandre Soljenitsyne lui-même exhorte ses compatriotes à sortir de l’« obéissance » à la duplicité, en faisant paraître un Appel à ne pas vivre dans le mensonge. Ce sera son dernier samizdat (écrit clandestin) diffusé avant son expulsion, quelques mois plus tard, d’URSS.

Le retour vers le passé n’en est que plus criant. Du temps soviétique comme aujourd’hui, le mensonge en Russie reste une arme politique. Les manuels scolaires sont revus à l’aune des discours officiels, la télévision d’Etat se plie aux consignes, les voix critiques sont étouffées. Ceux qui refusent ce lavage de cerveau sont contraints à l’exil ou croupissent derrière les barreaux, à l’image d’Alexeï Navalny, dont les multiples vidéos diffusées sur Internet ont tenté de démonter l’hypocrisie du système. « Comme la propagande soviétique, les principes de cette nouvelle censure s’appuient sur le concept orwellien de “double pensée” qui constitue la base de la politique de l’Etat et, par définition, rejette complètement l’idée de démocratie », affirme, dès 2015, l’analyste Vassili Gatov, dans un long texte publié par The Moscow Times.

« Les personnes les plus soviétiques »

En Russie, justement, dans les semaines suivant le début de l’invasion de l’Ukraine, les ventes du célèbre roman de George Orwell, 1984 – qui décrit un monde totalitaire mêlant des éléments du nazisme et du stalinisme, où les populations sont soumises à une extrême surveillance après une guerre nucléaire –, se sont envolées. Cet engouement a même poussé un petit entrepreneur d’Ivanovo, au nord-est de Moscou, à distribuer gratuitement des exemplaires dans la rue, comme un acte de résistance. Le pouvoir a aussitôt réagi à sa façon, c’est-à-dire révisionniste et mensongère. « Pendant de nombreuses années, nous avons cru qu’Orwell décrivait les horreurs du totalitarisme. C’est l’une des plus grandes contrefaçons au monde », a soutenu Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères russe, dans un discours public à Iekaterinbourg. « Il a montré comment le libéralisme conduirait l’humanité dans une impasse. »

Parfois aussi, les mêmes recettes du passé, à peine recyclées, sont appliquées. La politiste Vera Grantseva dit avoir été saisie de stupeur en regardant, en 2022, un « reportage » à la télévision russe montrant des files d’attente devant les boulangeries françaises, faute d’approvisionnement en blé russe, sur le thème « à cause de l’Ukraine, l’Europe joue contre elle ». Or, dans les années 1960, un sujet identique avait été diffusé avec les mêmes files d’attente supposées refléter une pénurie. Dans un cas comme dans l’autre, les images ont été tournées devant des boulangeries artisanales prisées des Parisiens, un dimanche matin. A des années de distance, la tromperie perdure.

« Poutine est un professionnel de la diversion, un manipulateur. Il peut dire n’importe quoi, déclarait, le 12 août, la politologue Ekaterina Schulmann, interrogée par la radio Svoboda, l’antenne russophone de Radio Free Europe. Nous ne savons pas ce qu’il pense réellement. (…) Mais il y a une chose utile à savoir à propos de la génération de Poutine : ce sont les personnes les plus soviétiques que nous ayons jamais rencontrées. » Pendant des années, le dirigeant russe, imprégné de la « grammaire du mensonge soviétique », pour reprendre l’expression de Michel Eltchaninoff, a en effet combiné volte-face, langue de bois et dissimulations pour dérouter ses adversaires.

Mais, en s’appuyant sur les moyens de communication modernes, capables de dupliquer n’importe quel message dans l’instant sans aucune barrière, et en enrôlant des armées de trolls pour inonder de « fake news » la terre entière, Vladimir Poutine a donné à l’arme du mensonge une dimension industrielle. Sous de fausses identités, des centaines de Russes ont ainsi été employés, moyennant salaire, par des entreprises la plupart du temps créées par Evgueni Prigojine, pour diffuser des messages hostiles à l’Occident.

La fiction doit s’imposer

« Depuis 2012, Poutine a développé une vision de plus en plus fantasmatique selon laquelle la Russie serait un pôle conservateur face à la décadence occidentale, en tentant de faire correspondre la réalité à son discours, note Michel Eltchaninoff. S’y ajoute sans doute aussi une spécificité de la culture russe, construite autour du mythe, de la légende. Dans Les Démons, de Dostoïevksi, le héros disait ainsi : “L’essentiel, c’est la légende !” »

Patiemment, le mythe de la Russie « forteresse assiégée » a donc repris corps. L’étape suivante a été franchie avec l’invasion de l’Ukraine. Depuis, le pouvoir russe se positionne clairement à la frontière de la propagande des régimes autocratiques et de la réalité fantasmée propre aux systèmes totalitaires.

Dans la troisième partie de son œuvre magistrale, Les Origines du totalitarisme, la philosophe allemande Hannah Arendt écrivait : « Dans un système totalitaire, la pratique du mensonge se distingue ; elle ne ment pas sur les faits, elle affiche un mépris absolu pour tous les faits. » En 1943, l’historien des sciences et philosophe français Alexandre Koyré (1892-1964), né sous l’Empire russe, à Taganrog, s’interrogeait également sur la « conspiration en plein jour » et la propagande qui permettent l’avènement d’une société totalitaire. Dans un bref texte intitulé Réflexions sur le mensonge (Allia, 1996) et publié alors qu’il se trouvait en exil aux Etats-Unis, il soulignait l’absolu mépris de ses dirigeants pour la vérité, vécue comme un « aveu de faiblesse » face à un ennemi désigné. La fiction doit s’imposer, sans aucune retenue.

C’est ainsi que la Russie de Vladimir Poutine peut enterrer avec les honneurs un néonazi notoire, Dmitri Outkine, fondateur du groupe de mercenaires Wagner et membre actif d’une mutinerie par-dessus le marché, mort dans le crash de l’avion de Prigojine, alors que le pouvoir prétend combattre des nazis installés à la tête de l’Ukraine avec le soutien de l’Occident. Qu’importe. Le brouillard créé est tel que plus personne ne doit s’y retrouver. En parallèle, la répétition continue des messages sur la supposée agressivité de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), l’hégémonie américaine et la « russophobie multiséculaire » de l’Occident doit pénétrer les esprits à la façon d’un marteau piqueur. Un Occident par ailleurs désigné comme un vecteur de « satanisme », coupable de vouloir éduquer les enfants dans le culte de l’homosexualité et des questions de genre.

Par une extraordinaire inversion de la charge, Vladimir Poutine a construit toute son image d’homme fort capable de tenir tête aux puissances occidentales en les accusant… de mensonges. De l’élargissement de l’OTAN aux présumées manœuvres de l’Ouest pour détruire l’URSS puis la Russie, en passant par ses prétendus agissements dans les « révolutions de couleur » (les soulèvements prodémocratie qui ont eu lieu au début des années 2000 dans plusieurs ex-républiques soviétiques comme la Géorgie, l’Ukraine ou le Kirghizistan), tout doit entrer dans ce cadre, selon la doxa officielle. « L’Occident est prêt à tout pour maintenir le système néocolonial qui lui permet de vivre en parasite et de piller le monde entier », a lancé le chef de l’Etat russe en septembre 2022, dénonçant « une hégémonie qui porte la marque du totalitarisme, du despotisme et de l’apartheid ». Un discours virulent prononcé lors d’une cérémonie destinée, à Moscou, à « célébrer » l’annexion par la force de quatre régions ukrainiennes à la Fédération de Russie. Un acte de pur impérialisme. Qu’importe, là encore, le paradoxe.

La plus grave des corruptions

« A l’étranger, et notamment dans le Sud global, on achète l’idée que Poutine serait une alternative à l’Occident », déplore Vera Grantseva. Soutenu par une propagande agressive et continue, le mensonge poutinien trouve en effet des complicités, des relais, et se propage comme un virus. Pour le philosophe ukrainien Constantin Sigov, auteur du livre Le Courage de l’Ukraine (Cerf, 208 pages, 18 euros), rédigé en français après l’invasion de son pays, la « corruption des esprits » est la plus grave des corruptions, la plus lourde de conséquences. « Le mensonge, écrit-il, diffuse dans l’air que nous respirons la drogue, quasi indécelable, de l’indifférence face aux actes inhumains. »

Fils de dissidents soviétiques exilés, le chercheur britannique Peter Pomerantsev a juxtaposé l’histoire de sa famille avec sa propre expérience lorsqu’il est retourné à Moscou travailler pour la télévision russe, entre 2006 et 2010. Il en tirera un témoignage glaçant dans son livre Rien n’est vrai, tout est possible. Aventures dans la Russie d’aujourd’hui (Saint-Simon, 2015), dans lequel il décrit une stratégie médiatique « devenue encore plus retorse » basée sur « la nécessité d’instiller un sentiment de panique », où « toute rationalité a disparu ». Preuve que le dessein du Kremlin était déjà à l’œuvre. Dans l’épais écran de fumée érigé par le mensonge, Vladimir Poutine n’a jamais fait mystère, en effet, de ses intentions d’affronter l’Occident et de soumettre l’Ukraine, « un pays qui n’existe pas », comme il l’a maintes fois répété.

Dans son nouvel essai paru en 2019, This Is Not Propaganda. Adventures in the War Against Reality (« ceci n’est pas de la propagande. aventures dans la guerre contre la réalité », Faber & Faber, non traduit), Peter Pomerantsev s’est ensuite inquiété d’une contamination au-delà des frontières de la Russie. « Pendant la glasnost [“transparence”, politique de libération de la parole qui a accompagné la perestroïka (“reconstruction”) à partir de 1985], la vérité était censée libérer tout le monde. (…) Or, les choses ont très mal tourné : nous avons accès à plus d’informations et de preuves que jamais, mais les faits semblent avoir perdu leur pouvoir. »

La profusion de sources d’information, où le faux se mêle au vrai, ne nuit pas au Kremlin, bien au contraire. Vladimir Poutine et ses propagandistes tirent parti de ce désordre, creusant un fossé toujours plus grand entre la vérité et la justice. Car, en dépit des exactions documentées sur des civils pris pour cible, du mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale contre le dirigeant russe et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, pour « crimes de guerre » liés à la déportation d’enfants ukrainiens, en dépit du nombre de morts sur le champ de bataille, estimé à un demi-million de part et d’autre, la Russie poursuit son dessein – bien affiché, celui-ci – de détruire l’Ukraine et son identité. « La guerre, c’est la paix », disait le ministère de la vérité dans le roman d’Orwell.

 

Isabelle Mandraud