Le mythe russe de la Grande Guerre patriotique et ses manipulations

La documentation existe. Il deviendra de plus en plus difficile d'accorder le moindre crédit à la propagande poutinienne.

Le mythe russe de la Grande Guerre patriotique et ses manipulations

Par Florent GeorgescoPublié le 29 avril 2022   LE MONDE

 

ENQUÊTE

 

Inscrite depuis 2020 dans la Constitution russe, la glorification du rôle de l’URSS pendant la seconde guerre mondiale est utilisée par Vladimir Poutine pour justifier l’invasion de l’Ukraine. Une propagande directement héritée de l’époque soviétique.

L’un des mystères qui entourent l’invasion de l’Ukraine tient à l’absurdité apparente de la propagande russe. « Dénazification », lutte contre un gouvernement « pronazi »… L’agression, quels que soient ses buts réels, est invariablement mise en scène comme la guerre de libération d’un peuple ukrainien uni aux Russes « par des liens du sang » – selon les mots du président Vladimir Poutine prononcés le 21 février –, un peuple qui aurait « fait face à la montée de l’extrême droite nationaliste (…) rapidement développée en une russophobie agressive et en néonazisme ».

Le fait que de telles affirmations n’entretiennent aucun rapport avec la réalité, alors que le poids de l’extrême droite ukrainienne est aujourd’hui marginal, relève à ce point de l’évidence qu’on peut être tenté de les passer par pertes et profits. Quelle guerre n’entraîne pas son flot de mensonges ? Sauf qu’à tirer le fil de ce discours sur la longue durée, une autre évidence apparaît bientôt, dont on n’a peut-être pas mesuré toutes les implications : l’impossibilité dans laquelle se trouve désormais la Russie de se présenter au monde autrement que comme une puissance antinazie, tant le régime poutinien a fait de la victoire de 1945 contre le IIIe Reich le fondement de sa légitimité, voire de l’identité russe.

Une victoire par laquelle, disait Poutine en la commémorant le 9 mai 2021, « le peuple soviétique a (…) libéré les pays d’Europe de la peste brune ». Neuf ans plus tôt, le 9 mai 2012, il proclamait, dans les mêmes circonstances : « Notre pays (…) a offert la liberté aux peuples du monde entier. » C’est ce libérateur, cet héritier antinazi de l’URSS qui, le 24 février, est entré en Ukraine, poursuivant sa mission historique. Dans son intervention matinale à la télévision, ce jour-là, M. Poutine déclarait encore : « L’issue de la seconde guerre mondiale est sacrée. »

Entre deuil et triomphe

Dans un pays qui, en juillet 2020, a amendé sa Constitution en y introduisant la célébration de « la mémoire des défenseurs de la patrie » et l’interdiction de « minimiser la signification de [leur] héroïsme », il n’est pas étonnant qu’un rappel historique de cette nature apparaisse au cours de l’annonce d’une invasion, même si celle-ci n’a, en réalité, aucun rapport avec lui. Mais cela implique qu’il faut examiner la construction mémorielle qui se fait alors jour. Non pour y dégager ce qui formerait une cause unique des événements, mais parce qu’aucune explication ne vaudrait sans les replacer sur cet arrière-fond, alors que le régime poutinien ne cesse de le faire en célébrant la Grande Guerre patriotique, comme l’on disait en URSS et comme l’on dit toujours dans la Russie contemporaine.

De sorte qu’il peut se révéler utile de remonter aux sources soviétiques de ce récit tellement englobant qu’il englobe encore notre présent. Que désigne-t-on au juste en parlant de « Grande Guerre patriotique » ? D’abord, un fait historique incontestable : le rôle joué par l’URSS dans la victoire contre le nazisme. Du déclenchement par le IIIe Reich, le 22 juin 1941, de l’opération Barbarossa d’invasion de l’URSS à son échec, en décembre, puis à la libération de l’ensemble de l’Europe de l’Est et à la prise de Berlin, la résistance des Soviétiques s’est révélée décisive.

Vingt-six millions de Soviétiques sont morts, dont 16 millions de civils, selon les chiffres cités par l’historien spécialiste de l’URSS Nicolas Werth, directeur de recherche émérite au CNRS, dans son Histoire de l’URSS (Que sais-je ?, 2020). A l’issue de la guerre, chaque famille est touchée. L’URSS est en deuil. Mais en vérité, elle triomphe, saturée de dizaines de millions de traumatismes personnels qui ne trouvent pas ou peu de relais publics, sous un régime dont le ressort principal, depuis octobre 1917, est l’effacement de l’individu derrière la société. Et c’est sur Staline, le vainqueur d’Hitler, que la gloire accumulée se précipite, faisant taire la souffrance et la mort, ces péripéties du patriotisme.

De cette première manipulation de l’expérience réelle de la guerre va découler une transformation progressive de sa mémoire, avalée et recrachée par la machinerie idéologique, transformée en mythe. Mais cela va prendre du temps. Car ce n’est pas sous Staline (mort en 1953), ni même sous Khrouchtchev (au pouvoir de 1953 à 1964), mais à partir de Brejnev que la guerre va devenir « sacrée », pour reprendre le mot de Poutine. « Staline avait une grande méfiance envers les chefs militaires, explique au Monde Nicolas Werth. Il craignait qu’ils ne lui portent ombrage. »

 

Il y eut, bien sûr, des célébrations de la victoire sous son règne, mais rien de semblable à ce qu’elles allaient devenir. Toute la gloire pour le chef, disions-nous. D’autant que le chef est un guide, et que, sous cette auréole nouvelle, il peut entraîner son peuple sur le chemin du communisme avec une vigueur accrue. Aussi les répressions de masse s’intensifient-elles, en particulier dans les territoires de l’Est libérés de l’occupation nazie.

Elément essentiel de la propagande

Et si, sous Khrouchtchev, la violence politique s’atténue, l’heure n’est toujours pas à la célébration de la guerre. Le successeur de Staline est, comme lui, tourné vers l’avenir radieux. « La grande bataille n’est pas encore mémorielle, souligne l’historienne Marlène Laruelle, professeure à l’université George-Washington (Washington, DC), qui a publié en 2021 Is Russia Fascist ? (« La Russie est-elle fasciste ? », Cornell University Press, non traduit). Il s’agit de montrer à l’ennemi capitaliste que le socialisme est meilleur. Mais faire fonctionner la société soviétique sur sa projection dans l’avenir, cela ne fonctionne que si les gens y croient ou si le système est fondé sur une répression et un endoctrinement permanents. »

D’où la rupture que représente l’arrivée de Brejnev au pouvoir, en 1964. Au cours des années qui suivent, poursuit la spécialiste des idées politiques dans le monde russe, « il y a un relâchement doctrinal. Les citoyens n’y croient plus vraiment, et la répression n’a plus l’intensité qu’elle avait sous Staline. Dans ces conditions, le passé était l’outil le plus facile pour créer du consensus, comme pour renforcer le prestige de l’URSS sur le plan international, en rappelant qu’elle avait gagné en 1945 ».

 

Le vingtième anniversaire de la victoire, le 9 mai 1965, offre au nouveau leader l’occasion d’utiliser ce « formidable levier », dit encore Marlène Laruelle. Il crée ce jour-là la tradition des grandes parades militaires sur la place Rouge, à Moscou. Comme le rappelle Andreï Kozovoï dans la biographie qu’il lui a consacrée (Brejnev. L’antihéros, Perrin, 2021), « le mythe de la victoire » devient « un élément essentiel du vaste système de propagande soviétique, au sens de diffusion d’un mode de pensée et d’action particulier destiné à forger “l’homme nouveau” (…). Il sert de matrice à une reconfiguration identitaire de l’homo sovieticus, moins communiste que patriote ». Un patriotisme dont les soldats deviennent les figures emblématiques, souligne Nicolas Werth : « Il fallait bien que Brejnev innove. C’est cela, sa grande innovation : l’unité du peuple, du parti et de l’armée. »

La Grande Guerre patriotique occupe désormais une place centrale dans l’imaginaire soviétique, tel que le régime l’instrumentalise pour se maintenir. En asseoir le récit, le structurer avec précision, et dès lors interdire d’en modifier la substance deviennent des objectifs prioritaires pour Brejnev et les siens. Emerge ce qu’il faut bien appeler une « fiction », malgré l’éclatante vérité de l’héroïsme des Soviétiques en guerre. On sélectionne, on met en avant, on met de côté, on raconte une histoire à sa convenance, sans souci du réel.

« Le mythe brejnévien »

Le chiffre officiel des victimes soviétiques de la guerre reste, par exemple, de 7,10 millions jusqu’à Gorbatchev, loin des 26 millions réels, comme s’il fallait estomper la brutalité qui s’exerça dans la mobilisation des Soviétiques. Pas question non plus d’évoquer les déportations de masse dans les territoires repris ou intégrés à l’issue de la guerre. Le statut même de la souveraineté soviétique qui y règne, ou des liens de subordination créés au même moment avec les « pays frères » au sein de ce qui devient le « bloc de l’Est », fait l’objet d’une rhétorique inchangée depuis la guerre : l’URSS reste la grande libératrice, quand bien même elle soumet ces peuples à une dictature implacable.

Selon Nicolas Werth, « ce sont tous ces silences qui dessinent le mythe brejnévien de la Grande Guerre patriotique. Mais le plus important d’entre eux, le grand sujet tabou, c’est le pacte germano-soviétique ». Cet accord, signé à Moscou dans la nuit du 23 au 24 août 1939, longtemps résumé à un pacte de non-agression, contenait un protocole secret, rendu public en 1989, qui organisait un partage de l’Europe de l’Est entre les deux puissances. A l’Allemagne, l’ouest de la Pologne et la Lituanie (qu’elle cédera bientôt aux Soviétiques) ; à l’URSS, l’est de la Pologne, l’Estonie, la Lettonie, la Finlande et la Bessarabie. C’est dans ce cadre que la Pologne est envahie, le 1er septembre, par les troupes du IIIe Reich, puis, le 17, par les Soviétiques. La seconde guerre mondiale vient de commencer.

Assumer cette réalité aurait fait voler en éclats le mythe de la Grande Guerre patriotique. Sur le plan chronologique d’abord, puisque celle-ci est censée s’ouvrir le 22 juin 1941, quand l’Allemagne trahit le pacte et envahit l’URSS. A l’égard du thème de la libération, ensuite, le protocole secret montrant que la volonté de conquête a préexisté à la lutte contre les nazis, qu’elle a même pu s’assouvir en accord avec eux, ce qui vide de sa substance la légitimation symbolique de la souveraineté soviétique directe et indirecte sur l’Est.

Impossible également, à la lumière de ces faits, de maintenir le discours officiel sur les rôles respectifs de l’URSS et de l’Occident pendant le conflit. « L’idée, rappelle Nicolas Werth, était que seule l’URSS avait payé le prix du sang et libéré l’Europe du nazisme. Les Européens de l’Ouest, à Munich, ou à travers la collaboration, se seraient accommodés des nazis. Quant aux Etats-Unis, ils étaient censés avoir été des profiteurs, qui n’auraient débarqué en Europe que pour installer leur domination sur le monde. »

Le pacte, forme radicale d’accommodement, dont le but était précisément de tirer profit d’une guerre que, du reste, il s’apprêtait à déclencher, créait à tout le moins « une équivalence », poursuit l’auteur du Cimetière de l’espérance (Perrin, 2019). Mais dans un monde à ce point structuré par la manipulation des faits et des esprits, le silence suffisait à effacer ce qui n’entrait pas dans le tableau. En conséquence, conclut Nicolas Werth, le « black-out » était total à ce sujet.

Sacrifice incommensurable

Vladimir Poutine, quand il célèbre la victoire, ne vise rien d’autre que cette guerre réécrite, ce produit manufacturé dans les ateliers de la propagande soviétique, dont l’efficacité ne se dément pas. Des décennies après l’arrivée de Brejnev au pouvoir, il permet encore au maître du Kremlin de se présenter comme l’antinazi en chef. Et, par là, de prétendre exercer les droits que conférerait à la Russie l’héritage de la Grande Guerre patriotique. Or ces droits ne peuvent être absolus – assez absolus pour justifier l’invasion d’un pays – que si le discours public est rigoureusement contrôlé.

C’est pourquoi Vladimir Poutine n’a cessé d’intensifier, ces dernières années, la répression contre ceux qui mettent en doute le récit officiel. Ce qui frappe le plus quand on analyse cette politique est de constater qu’elle s’appuie non seulement sur le principe général de la propagande brejnévienne, mais qu’elle en reprend point par point les éléments structurels. Une exception, néanmoins : le nombre de victimes soviétiques de la guerre. Poutine assume les 26 millions. Plus de soixante-dix ans après la guerre, les raisons qu’avaient les Soviétiques de masquer ce chiffre se sont estompées ; les deuils s’éloignent, reste le symbole, plus abstrait aujourd’hui, d’un sacrifice incommensurable.

Pour le reste, tout est maintenu, jusqu’à la réhabilitation partielle de Staline – après la « déstalinisation » menée par Khrouchtchev, partielle elle aussi – qu’avait entraînée le culte brejnévien de la Grande Guerre patriotique. Les persécutions contre l’ONG Memorial, qui fait un travail systématique de mise au jour des crimes soviétiques, tout en défendant les droits de l’homme dans la Russie contemporaine, en est un des signes. « Comme si nous n’avions rien d’autre à nous rappeler de l’époque soviétique que les camps staliniens et les répressions », disait déjà Poutine en 2000. Exhumer, en particulier, les charniers de la Grande Terreur de 1937-1938, ou désigner les responsables des répressions, rendait Memorial intolérable pour le pouvoir. L’association a été liquidée en décembre 2021, tandis que les troupes russes se massaient aux frontières de l’Ukraine.

Cependant, cette politique mémorielle, à l’instar de celle des Soviétiques, serait vide de sens si elle ne commençait par évacuer autant que possible le pacte germano-soviétique. Il arrive certes à Poutine de l’évoquer, mais en en escamotant le protocole secret, comme quand, en 2015, il déclarait : « Lorsque l’URSS a compris qu’on l’avait laissée toute seule face à l’Allemagne d’Hitler, elle a pris des mesures visant à éviter un affrontement direct, et le pacte a été signé. » Manière de reprendre à la fois le discours victimaire des Soviétiques à qui les Occidentaux n’auraient pas laissé le choix après les accords de Munich (1938) – oubliant au passage que le pacte avait été précédé par d’autres rapprochements, comme lorsque l’URSS avait négocié avec les nazis tout juste arrivés au pouvoir le prolongement du traité d’amitié signé en 1926 – et une définition du pacte en tant que simple accord de non-agression, et non comme un instrument de conquête heurtant de front la prétention à jouer le rôle de libérateur.

Interdiction de minimiser l’héroïsme

Surtout, a été votée en mai 2014 une loi mémorielle qui ne laisse aucun doute sur la volonté de contrôle étatique du récit. La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a publié, en juin 2021, un rapport intitulé « Russie : “crimes contre l’histoire” », qui étudie notamment l’article 354.1 du code pénal de la Fédération de Russie. Celui-ci prétend lutter contre « la réhabilitation du nazisme ». Mais si, sur les quatre clauses qu’il comprend, les deux premières sont similaires aux lois adoptées ailleurs pour condamner le négationnisme, les deux suivantes, écrit la FIDH, « reflètent un paradigme différent ».

Elles rendent en effet pénalement répréhensibles, d’une part, « la diffusion d’informations sciemment fausses sur les activités de l’URSS pendant la seconde guerre mondiale », d’autre part, « la diffusion d’informations manifestement irrespectueuses sur les dates de la gloire militaire et les dates mémorables de la Russie relatives à la défense de la patrie ». Ces clauses, toujours selon la FIDH, « permettent à l’Etat de poursuivre celles et ceux qui partagent des points de vue non approuvés par le gouvernement (ce qui signifie “faux”) ». Au premier chef, ceux qui touchent au pacte. Le rapport pointe que le premier Russe condamné – à une amende – en vertu de l’article 354.1 avait ainsi relayé sur les réseaux sociaux un article rappelant que « les communistes et l’Allemagne ont conjointement attaqué la Pologne et déclenché la seconde guerre mondiale ».

La Société russe de l’histoire militaire, une organisation gouvernementale créée en 2012, est allée jusqu’à nier un fait incontestable : le massacre de milliers de Polonais commis à Katyn par le NKVD (la police politique soviétique) en 1940, alors que s’appliquait le pacte. Dans un document publié en novembre 2020, l’organisation n’avance aucun argument historique, mais écrit en revanche que le consensus sur Katyn « fait partie d’une campagne de propagande visant à faire porter à l’URSS la responsabilité du déclenchement de la seconde guerre mondiale ». L’interdiction de « minimiser la signification de l’héroïsme » des « défenseurs de la patrie », introduite dans la Constitution quelques mois plus tôt, prenait tout son poids. Il n’y avait plus qu’une « signification » possible : celle donnée par l’URSS, à partir de Brejnev, à la Grande Guerre patriotique.

Vingt-cinq condamnations

Il se trouve que ce qui se passe en Ukraine depuis la révolution de Maïdan en 2014 remet profondément en cause cette signification. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’article 354.1 a été voté en mai de cette année-là, trois mois après le début des émeutes de Kiev. « Depuis 2014, raconte Nicolas Werth, les Ukrainiens ont mis en avant une politique mémorielle diamétralement opposée à celle de la Russie. Ils ont tout fait pour montrer que la guerre a commencé le 1er septembre 1939, et non le 22 juin 1941, avec notamment, le 17 septembre, l’entrée de l’Armée rouge en Ukraine occidentale, alors sous souveraineté polonaise. »

L’historien rappelle aussi que « cette politique est allée assez loin, y compris d’une manière très contestable, lorsque les Ukrainiens ont commencé à célébrer des “héros” nationalistes, et d’abord Stepan Bandera, dont le parti, l’OUN, a collaboré avec les nazis pendant l’occupation ». En février 2014, sur Maïdan, beaucoup de manifestants ont repris un slogan de l’OUN : « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! »

L’historienne Korine Amacher note, dans un article publié en mars sur le site suisse Heidi.news (« D’où vient l’obsession russe d’une Ukraine “nazie” ? »), que si y figuraient bien des « activistes radicaux d’extrême droite », d’autres étaient des « manifestants qui rêvaient de démocratie et qui ignoraient visiblement tout de l’histoire ». Elle ajoute que, dorénavant, si « Volodymyr Zelensky, russophone et d’origine juive, élu à 73 % [en avril 2019], termine ses discours par les mots : “Gloire à l’Ukraine !”, il s’arrête là et ne rend pas gloire aux héros ukrainiens d’extrême droite ».

Pour résumer, une partie de l’Ukraine a connu, depuis 2014, des errements mémoriels indubitables, mais aujourd’hui atténués – sinon éteints – par un président qui ne les partage pas. En parallèle, ses historiens et nombre de ses responsables politiques ont mené, et continuent de mener, une politique lucide et informée de rappel à la réalité cachée derrière le récit brejnévo-poutinien de la Grande Guerre patriotique. Et c’est elle que le régime russe ne peut en aucun cas accepter. Aussi sa réponse porte-t-elle massivement sur le second point, sans autre action concernant le premier que la fameuse propagande sur la « dénazification », laquelle apparaît ainsi, avec plus d’évidence encore, comme un leurre.

Il en va d’ailleurs de même de la définition de l’article 354.1 comme loi contre « la réhabilitation du nazisme ». La FIDH, dans son rapport, relève qu’il y a eu, entre 2015 et 2019, 25 condamnations au nom de cet article. Un seul accusé a été acquitté, et il s’agissait de l’unique négationniste mis en cause : il avait nié, sur les réseaux sociaux, la réalité du génocide des juifs, affirmant que le chiffre de 6 millions de victimes était une « énorme fraude ».

Au demeurant, Vladimir Poutine, au fil de ses interventions sur l’Ukraine, du grand article publié sur le site du Kremlin le 12 juillet 2021 jusqu’à l’annonce de l’invasion, le 24 février, ne mentionne jamais la participation à la Shoah, en tant que supplétifs des forces nazies, de dizaines de milliers d’Ukrainiens nationalistes – une tache indélébile qu’il faut d’ailleurs se garder d’attribuer collectivement aux Ukrainiens, dont quelque 5 millions ont combattu les Allemands dans les rangs de l’Armée rouge. Pourtant, le mot « juif » n’apparaît dans aucun de ces textes, pas plus que le mot « génocide » appliqué à la seconde guerre mondiale.

Le modèle indépassable de l’URSS

« En Russieà l’instar de ce qui se passait en URSS, explique Marlène Laruelle, à aucun moment on ne dit clairement que le nazisme est une idéologie de la race, qui veut détruire d’autres races. On le présente toujours comme une création des capitalistes contre l’URSS et contre les Slaves. La Shoah n’est pas niée, mais les juifs sont mentionnés avant tout comme des citoyens soviétiques, et l’accent est mis sur le nombre de Soviétiques morts, plus que sur la spécificité de la Shoah. » Dénoncer le nazisme sans mettre en avant son crime principal, qui définit sa place dans l’histoire : ultime paradoxe de la « dénazification » poutinienne ; ultime héritage de cette URSS dont Vladimir Poutine a pu dire, en 2014, alors qu’il célébrait l’annexion de la Crimée, qu’elle avait « malheureusement » disparu.

Un malheur dont certains, en Occident, ont pensé qu’il le relativisait quand, dans son discours du 21 février, il a reproché aux bolcheviques d’avoir « entièrement créé » l’Ukraine moderne en se livrant, peu après octobre 1917, à un redécoupage des frontières. Il est vrai qu’il écrivait aussi, dans son article du 12 juillet 2021, que lorsque la Constitution soviétique de 1924 a accordé aux républiques composant l’URSS le droit de quitter librement l’Union, une « bombe à retardement » a été installée dans le système. Laquelle s’est déclenchée en 1991, entraînant la fin de l’URSS.

Mais pourquoi n’a-t-elle pas explosé plus tôt ? Pour la bonne raison que ce droit restait théorique, les républiques étant des réalités fantoches dans l’ensemble soviétique, soumises au pouvoir central – ce qui rendait également dérisoire le redécoupage bolchevique des frontières de l’Ukraine. Vladimir Poutine a lui-même exprimé cette idée dans l’article de 2021 : « A l’intérieur de l’URSS, les frontières entre les républiques n’ont jamais été considérées comme des frontières d’Etat ; elles étaient nominales à l’intérieur d’un seul pays. »

s noms des peuples autrefois soumis ont recouvré une réalité, puisque, « malheureusement », l’URSS est morte. C’est ce désir d’exister par soi-même qui, selon Poutine, est inacceptable. Il ne s’agit pas pour lui de regretter le communisme, auquel on ne croyait déjà plus guère dans sa jeunesse brejnévienne.

Mais comment ne pas voir que l’URSS, par ses modes de pensée, sa constante fabrique d’un discours dédoublant le réel, et le niant, demeure à ses yeux un modèle indépassable ? Comment ne pas percevoir son rêve d’investir, au service du nationalisme russe, ce cadre géographique et politique, cette forme impériale que les Soviétiques, en étouffant toute aspiration à la liberté, avaient su maintenir plus étroitement serrée encore que ne le fit l’empire tsariste ? Quand Poutine envahit un pays en organisant son discours autour du mythe de la Grande Guerre patriotique, tel que l’URSS l’a forgé, il reste peu de doute sur la nature de sa nostalgie. Et sur le fait que cette nostalgie a été un élément moteur de l’invasion.

Encore une fois, on ne peut se contenter d’un facteur explicatif pour comprendre la tragédie ukrainienne. Mais une chose est sûre : le passé soviétique vient de prendre dans nos vies une importance démesurée, à laquelle nous n’étions peut-être pas suffisamment préparés. Le 24 février, Vladimir Poutine a réveillé les spectres du XXe siècle. Il va falloir réapprendre à les affronter.

 

Florent Georgesco