Le retour du totalitarisme soviétique

 

Vladimir Poutine, converti au nationalisme russe, a renié depuis longtemps une Union soviétique coupable à ses yeux d’avoir mené, en premier lieu avec Lénine, une politique des nationalités qui a conduit à la situation actuelle de l’autonomie de l’Ukraine. Certains observateurs estiment qu’il entend reconstituer l’Empire des Romanov. Si tel est son but, c’est néanmoins en héritier du totalitarisme stalinien qu’il compte l’atteindre.

La vision du monde de Poutine, ancien lieutenant-colonel du KGB, s’est construite à l’intérieur du monde soviétique et il a très mal vécu la fin de l’URSS, dont il affirmait en 2005, six ans après son arrivée au pouvoir, que c’était « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Cette même année est fondé en avril un mouvement de jeunesses poutinistes dont le nom, Nachi (Наши « les nôtres » en russe) donne le ton de ce qui va suivre.

Car après une période de flottement dans son premier mandat, la Révolution orange de 2004 en Ukraine semble lui avoir fait redouter qu’une autre révolution démocratique se produise et fasse exploser la Russie comme hier l’Union soviétique. Il semble se convaincre alors que, pour bloquer cette évolution, il lui faut établir une dictature personnelle, estimant que la chute de l’URSS a été due d’abord à la faiblesse du pouvoir, avant comme après cette chute. Il s’agit, pour lui, après la politique de décentralisation lancée par Boris Elstine, de recentraliser fortement le pouvoir. C’est dans ces années-là qu’apparaissent dans la phraséologie officielle des formules comme « verticale du pouvoir », « dictature de la loi », « démocratie souveraine », « capitalisme administré ». Le pouvoir central se renforce alors face aux oligarques et aux gouverneurs des régions ; l’opposition s’affaiblit. Après l’alternance en trompe l’œil de 2008, le retour de Poutine à la présidence en 2012 est marqué par des contestations qui occasionnent un nouveau tour de vis. Il ne va plus cesser de renforcer son pouvoir jusqu’à devenir un véritable autocrate.

Dès le milieu des années 2000 il entreprend parallèlement une réhabilitation de Staline, modèle à ses yeux du véritable dirigeant ; une entreprise clairement révisionniste. En 2008, de nouveaux manuels scolaires, commandés par l’administration présidentielle, réhabilitent l’ancien maître du Kremlin. Ils abordent notamment la question des purges, affirmant qu’il y avait beaucoup coupables parmi les personnes poursuivies et que ces purges avaient permis de gagner la guerre en se débarrassant de la cinquième colonne. La récriture révisionniste de l’histoire trouve son aboutissement quand en décembre 2020, il fait dissoudre l’ONG Mémorial, fondée en 1989 dans le but d’archiver les exactions de la période stalinienne et, plus largement, les violations des Droits de l’Homme jusqu’à aujourd’hui. Dans un esprit qui évoque furieusement les procès des années 1930, le procureur qui traite l’affaire estime que le simple fait d’évoquer les purges est une justification du nazisme.

La fausse alternance de 2008 s’était déroulée dans le respect de la lettre des institutions, et sans toucher à la constitution. Mais le 10 mars 2020, la Douma vote un amendement du projet de révision constitutionnelle qui permettra à Vladimir Poutine de briguer deux nouveaux mandats consécutifs après 2024, ouvrant ainsi la voie à la possibilité du maintien au pouvoir du président russe jusqu’en 2036. Le 22 décembre, il fait adopter une loi donnant l’immunité judiciaire à vie aux anciens présidents ainsi qu’à leurs proches. Ce nouveau texte dispose qu’un ex-président russe « ne peut être poursuivi pénalement ou administrativement » ; il ne peut pas, par ailleurs, être arrêté par la police, subir un interrogatoire ou être perquisitionné.

Poutine, dès lors seul maître à bord, se met à traiter ses collaborateurs comme Staline traitait les siens, leur assassinat en moins il est vrai. Il suffisait pour s’en convaincre d’observer son patron du renseignement extérieur, au cours d’un conseil de sécurité convoqué en février sur la question ukrainienne, trembler et bégayer debout devant lui, pressé de donner clairement son avis sur la déclaration d’indépendance des deux républiques autoproclamées de l’est du pays.

Staline était considéré par certains spécialistes comme un pervers narcissique. Poutine, lui, pourrait être atteint d’un délire paranoïaque, isolé dans sa tour d’ivoire, peu curieux des avis de ses collaborateurs mais exigeant d’eux une obéissance et une loyauté absolues. Cette folie se communique à l’espace public. Comme sous Staline puis ses successeurs, la Russie poutinienne est le royaume de la propagande la plus grossière et de la pure désinformation, ce qu’Antoine Cigila notait dans son ouvrage publié en 1938, Dix ans au pays du mensonge déconcertant.

Cet art du mensonge est une seconde nature de ces régimes totalitaires où le pouvoir considère que toute personne qui s’écarte du discours officiel est à la fois un ennemi à abattre et un personnage sans valeur qu’il faut traiter par l’injure et le mépris. Rappelons le temps où Alexandre Fadeïev, au Congrès mondial des intellectuels pour la paix, en 1948, avait qualifié Jean-Paul Sartre, absent de la cérémonie, de « chacal muni d’un stylo » et de « hyène dactylographe ». Aujourd’hui les « ennemis de l’intérieur » ne sont pas beaucoup mieux traités qu’hier, même si les procès de Moscou ne sont pas réapparus : assassinats de journalistes, empoisonnement d’opposants, tel Alexeï Navalny, condamné à une lourde peine de prison, rafles par milliers de manifestants contre la guerre. « L’opération spéciale » en Ukraine s’accompagne à l’intérieur du recours à des mesures totalitaires pour contrôler la population russe. Ainsi, les parents d’élèves ont reçu des avertissements des écoles leur enjoignant de surveiller l’utilisation par leurs enfants des réseaux sociaux. Dans les écoles, les élèves assistent à des sessions spéciales destinées à leur inculquer la ligne officielle. La censure d’Internet se fait de plus en plus complète. Il s’agit de déconnecter la population russe du monde extérieur. On assiste ainsi à une résurgence du cauchemar stalinien. Le mot totalitarisme ne doit pas être prononcé à la légère, mais il s’impose ici pour décrire l’évolution de la société russe.

L’ennemi extérieur

L’ennemi extérieur doit être traité comme l’ennemi intérieur. Ici encore le vocabulaire rappelle le temps de Staline. Ainsi le gouvernement ukrainien n’est pour Poutine qu’une bande de nazis et de drogués qu’il faut liquider. Quant à la population ukrainienne, il faut l’écraser sous les bombes et obtenir une reddition sans conditions. Il n’existe pour ces deux hommes ni droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ni prix de la vie humaine. Les destructions et meurtres de masse sont les seules réponses adéquates aux demandes de liberté.

Il faut relire l’ouvrage de Robert Conquest, Sanglantes moissons, qui a décrit le martyre du peuple ukrainien à l’époque de la politique de la collectivisation forcée des terres par Staline au cours de l’hiver 1932-1933, qui entraîna une famine généralisée et cinq millions de morts. Les répressions, les persécutions et les purges y furent menées plus largement encore qu’ailleurs. Il faut dire que Staline, comme plus tard Poutine, détestait toute forme de pensée nationale s’écartant du modèle « grand-russe ». C’est cette politique d’une extrême brutalité qui fut menée par Poutine en Tchétchénie, avec la destruction de Grozny, puis en Syrie, et qui semble prendre la même direction aujourd’hui en Ukraine. L’entrée des chars russes dans les grandes villes renvoie à leur entrée hier à Budapest, en 1956, et à Prague, en 1968 : la loi de la force et la politique de la terreur.

Comme pour Staline, l’ennemi est pour Poutine l’Occident et ses régimes démocratiques dont il faut se protéger de la possible et dangereuse expansion. D’où l’abaissement d’un nouveau « rideau de fer » qui isole les habitants de l’empire russe. L’OTAN est le bras armé de cet ennemi, jugé seul responsable des réponses « purement défensives » adoptées par le pays. Après quelques années d’hésitation, Poutine est ainsi revenu à la vision stalinienne de la guerre froide. Dans ce monde deux camps s’opposent irréductiblement sur la planète. Les États-Unis et la Russie en sont les deux puissances dominantes. Face à l’ennemi occidental, Poutine tente de renouer avec la « mobilisation patriotique » du temps stalinien. Faute de fournir au peuple russe la modernisation économique promise, cette mobilisation, qui s’était avérée particulièrement efficace au temps de la « grande guerre patriotique » (il est vrai activée par les commissaires politiques), connaît une adaptation au temps présent. Car, si l’Ouest est considéré comme étant en guerre contre la Russie, celle-ci ne fait en revanche que « se défendre », son invasion de l’Ukraine n’étant qu’une « opération spéciale » et non une guerre, une sorte d’opération de maintien de l’ordre. Comme Staline, Poutine se présente comme le seul capable de protéger le peuple russe contre les agressions extérieures.

Stalinisme et hitlérisme

Un élément capital distingue cependant la Russie poutinienne de la Russie stalinienne. Staline, plus rusé et prudent que Poutine, n’avait mené de guerre offensive en 1939 que contre la petite Finlande, guerre qu’il avait fini par remporter malgré de sévères et nombreux revers (c’est pendant la guerre d’hiver que les Finlandais inventèrent le cocktail Molotov utilisé par les Ukrainiens aujourd’hui contre les chars), et contre la Pologne, guerre qu’il ne risquait pas de perdre puisque Hitler attaquait ce pays de son côté. En revanche, c’est une guerre défensive contre l’Allemagne nazie qu’il avait victorieusement menée. Poutine, moins prudent et plus mégalomaniaque, a nettement sous-estimé le rapport de forces en Ukraine.

C’est en réalité à l’offensive d’Hitler contre la Russie que l’on serait alors tenté de comparer le blitzkrieg raté de Poutine. Il faut d’ailleurs se rappeler que la dernière fois que Kyiv et d’autres villes ukrainiennes ont subi une telle brutalité militaire, ce fut aux premières heures du 22 juin 1941. Il s’agissait alors du lancement par Hitler de l’opération Barbarossa contre l’Union soviétique. Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine par Poutine, est paru sur RIA Novosti un éditorial annonçant prématurément la conquête du pays, où l’auteur qualifiait « l’opération spéciale » de « solution de la question ukrainienne »…

Si Staline n’a pas perdu de guerre, en revanche, ses successeurs en ont perdu une, en Afghanistan. Une défaite qui a joué un rôle notable dans l’écroulement de l’Union soviétique. Une défaite de Poutine en Ukraine, probable à plus ou moins long terme,  provoquera à coup sûr, mais après quelle catastrophe humanitaire et quelles destructions, la fin de Poutine et de la Russie poutinienne, la seconde mort de l’Union soviétique en quelque sorte