Le vrai scandale des prisons françaises par Didier Fassin

 

« Le vrai scandale des prisons françaises », par Didier Fassin

TRIBUNE

L'Obs

TRIBUNE. Plutôt que de diligenter une enquête sur la séquence de karting à Fresnes, le professeur à Princeton suggère que le garde des Sceaux prenne le temps de s’informer des conditions d’incarcération réelles des prisonniers, ainsi que de leur taux de suicide.

Publié le 27 août 2022 à 9h00

 

Le scandale des prisons françaises, on l’a appris cette semaine, ce serait donc l’organisation d’activités ludiques qui évoqueraient, selon certains commentateurs, un « centre de vacances », et pourquoi pas, « le Club Med ». Privée de tout contexte sur les conditions de vie en prison, une partie de la France s’indigne donc en apprenant que de grands criminels, comme on le leur fait croire quand il s’agit pour l’essentiel d’auteurs de petits délits, puissent ainsi s’amuser, sans savoir ce que l’événement a d’exceptionnel, quand le reste du temps, les détenus sont à deux ou trois dans des cellules de neuf mètres carrés prévues pour une personne dont ils ne sortent, s’ils sont en maison d’arrêt, que deux heures par jour.

Probablement oublieux que ses services en avaient donné l’autorisation, mais ne souhaitant pas laisser le champ libre à la droite et à l’extrême-droite dans la dénonciation de l’affaire de la prison de Fresnes, le garde des Sceaux lui-même s’en dit révolté et a diligenté une enquête. Le problème du parc pénitentiaire français, c’est donc le karting que quelques détenus ont pratiqué avec des surveillants et des habitants.

Un nombre de matelas au sol multiplié par quatre

On se prend alors à attendre le jour où le garde des Sceaux s’insurgera en découvrant, car on ne l’a sûrement pas informé non plus, que depuis qu’il est arrivé place Vendôme, le nombre de prisonniers a augmenté de 23 %, hausse la plus élevée depuis des décennies, que le taux de suroccupation des cellules en maison d’arrêt a presque quadruplé et que le nombre de matelas au sol a, lui, été plus que multiplié par quatre. Même si ces augmentations surviennent après la baisse de la période de confinement lié à la pandémie de Covid, les chiffres de juillet 2022 sont les plus élevés jamais observés à ce moment de l’année.

Les directeurs de ces établissements pourront alors lui expliquer les conséquences de ces performances records sur les tensions au sein de leur prison et sur l’impossibilité de donner la moindre activité de travail, de stage ou de sport à la grande majorité des détenus. Les surveillants pourront également lui signifier ce que cette situation implique en termes de charge de travail supplémentaire dans un contexte où le taux d’absentéisme dans leur métier est particulièrement important et où nombre de postes trop peu attractifs ne sont pas pourvus. Les conseillères et conseillers d’insertion et de probation pourront encore lui rendre compte du fait qu’ils ne peuvent assurer qu’à un quart de ces détenus accomplissant des peines de moins de deux ans un minimum de soutien pour leur réintégration dans la société après la désocialisation causée par l’incarcération. Quant aux prisonniers, ils lui diront peut-être, comme ils me l’ont souvent dit, combien la justice est injuste, comparant la sévérité des peines auxquelles ils ont été condamnés compte tenu des délits qu’ils ont commis et les traitements bien plus indulgents réservés à d’anciens responsables politiques pour des faits plus graves.

 

 

Le taux de suicide le plus élevé en Europe

On se prend aussi à attendre le jour où le garde des Sceaux se déclarera choqué en apprenant, car on n’en a certainement rien laissé filtrer dans son entourage, qu’environ cent vingt prisonniers se donnent la mort chaque année, un chiffre également en hausse depuis qu’il est en fonction au ministère de la Justice et dont on a du mal à penser qu’il traduise un traitement trop bienveillant dans les prisons.

Les excellentes statisticiennes de la Direction de l’administration pénitentiaires lui fourniront alors des données montrant que le taux de suicide dans les prisons françaises est le plus élevé d’Europe : le double de celui observé en Angleterre, en Allemagne, en Italie et au Danemark ; le quadruple de celui constaté en Espagne et en Irlande. Elles lui montreront que ce taux est sept fois celui qu’on observe dans la population générale. Elles lui rappelleront qu’il a été multiplié par six depuis le milieu du vingtième siècle. Et s’il cherche à savoir comment interpréter cette situation tragique, elles lui présenteront leurs résultats établissant, d’une part, que le quart des suicides ont lieu au cours des deux premiers mois en prison, qui correspondent à ce que les magistrats qualifient avec satisfaction de choc de l’incarcération, censé faire prendre conscience au détenu de la signification de son acte, et d’autre part, que les prévenus, présumés innocents dans l’attente de leur procès, qui représentent quatre prisonniers sur dix en maison d’arrêt, se donnent la mort trois fois plus que les condamnés, ce qui pourrait aussi faire réfléchir les juges. Et quand elles lui auront indiqué que près de neuf sanctions sur dix y sont des peines de quartier disciplinaire et que le taux de suicide y est dix fois supérieur à ce qu’il est dans des cellules normales, il se fera probablement une idée différente du bien-être en prison.

La fausse loi d’airain

Quand, il y a quelques années, j’avais rencontré Robert Badinter, dont j’admire l’intégrité et le courage, il m’avait dit, comme certainement à bien d’autres, que la société ne peut supporter que les conditions dans les prisons soient meilleures que celles que connaissent les plus défavorisés à l’extérieur. Cette loi d’airain, comme il l’appelait, m’avait sur le coup paru juste et, du reste, elle est répétée à l’envi. Des journalistes n’ont pas manqué de la citer à l’occasion de l’affaire de Fresnes et certains politiciens l’ont traduite par le fait que la plupart de leurs concitoyens ne pouvaient pas se payer des sessions de karting.

Je considère aujourd’hui ce lieu commun particulièrement dangereux car il laisse celles et ceux qui l’entendent croire, de bonne foi, que les conditions en prison pourraient en effet être meilleures qu’elles ne sont à l’extérieur, alimentant ainsi le populisme pénal, qui demande toujours plus de sévérité des peines, et sa version pénitentiaire, qui exige toujours des conditions plus implacables. Rien n’est plus inexact, et il faut en finir avec ce leitmotiv trompeur. La prison, sa surpopulation, ses violences, ses vexations, son insalubrité parfois, son indignité souvent, est une humiliation pour la République, comme l’avait dit un rapport sénatorial.

Que l’administration pénitentiaire et la direction de la prison de Fresnes aient voulu, pendant quelques heures, en faire oublier l’expérience douloureuse, les citoyennes et les citoyens français devraient leur en être reconnaissants.

Bio expressMédecin et anthropologue, Didier Fassin est professeur à l’Institut d’étude avancée de Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il est notamment l’auteur, au Seuil, de L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale et Punir. Une passion contemporain