Dans Le Monde du 22 juillet 2021
Ma Jian : « Tous les Chinois ont été mentalement incarcérés par le Parti communiste »
Ma Jian
Ecrivain
L’écrivain chinois en exil dénonce, dans une tribune au « Monde », la décrépitude des valeurs morales de son pays natal. Celles-ci, dit-il, sont mises à mal par la volonté de puissance et de contrôle total de la population par le PCC et son leader, Xi Jinping.
Tribune. Il y a quelques années, alors que je me trouvais à Taïwan pour participer à un festival littéraire, j’allai à un marché de nuit en quête de tangyuan – ces boulettes de riz gluant qui se mangent traditionnellement au dernier jour des festivités du Nouvel An chinois. J’avais récemment dû m’exiler de Chine continentale, et j’espérais que ces tangyuan étancheraient ma soif de revoir mon pays.
Au terme de longues recherches, je trouvai un petit stand de raviolis chinois et demandai à la vieille tenancière si elle avait des tangyuan. Elle me répondit qu’elle les avait tous vendus, mais que si j’achetais un sac de tangyuan surgelés au supermarché qui se trouvait de l’autre côté de la rue, elle pouvait me les faire cuire sur son réchaud. C’est ce que je fis. Elle me les servit dans un grand bol, me tendit une cuillère et m’invita à m’asseoir à l’une des tables bancales. Puis elle refusa catégoriquement que je la paye. En savourant ces boulettes de riz translucides et bouillantes, farcies de pâte de sésame noir sucré, je me suis senti près de chez moi, bien plus que depuis des années.
Ce n’étaient pas les boulettes de riz en soi, ni les souvenirs qu’elles évoquaient, qui me donnaient cette impression. C’était la gentillesse de cette vieille femme qui ne me connaissait pas. Cette bonté m’a frappé comme étant toute chinoise. Elle était empreinte de ce que nous appelons le renqing : cette émotion, ce sentiment qui pousse une personne à faire une faveur à une autre, simplement parce qu’elle le peut, sans en attendre aucune récompense.
De tels sentiments unifiaient la société chinoise traditionnelle. Ils s’enracinent dans les valeurs confucéennes de bienveillance, de droiture et de bienséance. Et en leur cœur se trouve l’idée que, pour mener une bonne vie, il faut traiter les autres avec compassion ; que tout être humain est potentiellement bon, mérite le respect et la dignité. Près de cinq siècles avant la naissance du Christ, Confucius définit sa règle d’or : « Quand tu sors de chez toi, traite chaque inconnu comme si tu recevais un invité d’honneur. Ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse. »
L’utopie, un cauchemar déshumanisant
Or, en Chine, ces valeurs ancestrales ont été passées à tabac par soixante-dix ans de règne du Parti communiste chinois. Depuis l’époque de Mao, le PCC s’accroche au pouvoir par la violence, la propagande et le mensonge, considérant les citoyens comme d’ineptes pions qu’il peut aveugler en leur promettant un utopique futur, tout en les confinant dans un infernal présent.
Comme il est aisé pour un tyran, armé de perfidie et de malveillance, de berner les humains. A 13 ans, après avoir survécu à la grande famine causée par l’insensé Grand Bond en avant de Mao, quand mes frères et sœurs et moi-même en avons été réduits à manger du dentifrice et l’écorce des arbres pour tromper la faim, je brûlais de rejoindre le parti de Mao. Et quand il a lancé sa Grande Révolution culturelle prolétarienne, j’ai été outré que l’origine sociale de mon grand-père, qui était mort dans une prison communiste, m’empêchât d’intégrer les gardes rouges.
Le plus grand espoir de ma génération était que, après avoir purgé la Chine de ses éléments bourgeois, nous pourrions aller en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis libérer les populations du joug de l’oppression capitaliste et les accueillir au sein de la grande famille révolutionnaire.
Puis, peu à peu, à mesure que j’assistais à de terribles scènes de violence collective, je commençai à voir cette marche vers l’utopie pour ce qu’elle était : un cauchemar déshumanisant qui divisait les gens en classes et les montait les uns contre les autres dans une lutte sans fin, les gens de droite contre les gens de gauche, les voisins contre leurs voisins. Les valeurs séculaires que sont la loyauté familiale et le respect des aînés ont volé en éclats alors que l’on encourageait les fils à trahir leurs pères et les filles leurs mères. Aucune autre pensée que celle de Mao Zedong n’était permise. Quiconque, même par inadvertance, s’écartait un tant soit peu de l’orthodoxie du parti était étiqueté « ennemi de classe » et détruit.
Le PCC a muté
Selon les estimations, au moins 45 millions de personnes sont mortes dans la grande famine de Mao. Des millions de plus ont été tuées ou persécutées lors de sa Révolution culturelle. Au cours des quarante années qui se sont écoulées depuis la mort de Mao, on a interdit aux Chinois de se pencher sur leur passé traumatique et de contester les injustices du présent. Tel un virus malin et obstiné, le PCC a muté.
D’autres régimes communistes sont tombés, mais le PCC, lui, est toujours là, il continue de nier la liberté de pensée et de réécrire l’histoire, tout en embrassant, avec de plus en plus de ferveur, le capitalisme que Mao s’acharnait à éliminer. Le Parti communiste a desserré la bride qu’il avait lui-même placée sur l’économie, et les Chinois sont devenus riches.
Alors qu’il continue de déblatérer son jargon marxiste-léniniste, le parti est obsédé par le pouvoir et les manières de s’y accrocher. Il continue de voir les Chinois comme d’ineptes pions qu’il peut manipuler ou écraser à sa guise. Il continue de leur raconter que la vie matérielle est la seule chose qui vaille et que le bonheur se trouve dans le rêve chinois de richesse et de gloire nationale tel que l’a forgé l’actuel leader du parti, Xi Jinping.
Par moments, parfois pendant quelques jours voire quelques semaines au cours des sombres décennies de l’histoire récente de la Chine, une main a poussé de côté la botte, et le visage a pu de nouveau respirer. En 1989, il a respiré avec espoir et joie pendant les protestations de la place Tiananmen, quand des millions de personnes de tout le pays se sont rassemblées pour la liberté et la démocratie. En 2008, il a respiré quand 303 dissidents chinois ont signé la Charte 08, qui demandait la fin du parti unique et affirmait que la liberté et les droits humains sont des valeurs universelles qui doivent être partagées par toute l’humanité.
A Hongkong, le visage a respiré avec défiance pendant que la population se battait vaillamment pour défendre le peu de libertés qu’il lui restait. Et en 2020, en Chine continentale, le visage a respiré l’espace de quelques heures seulement, quand, après que le docteur Li Wenliang a été réprimandé pour avoir sonné l’alarme à propos du Covid-19 et qu’il en est mort, les médias sociaux chinois ont été submergés de ce courageux hashtag : #Jeveuxlalibertédeparole.
Chaque fois que des journalistes citoyens comme Fang Bin postent des enquêtes indépendantes sur les médias sociaux, que des militants des droits civiques comme Xu Zhiyong appellent ouvertement à des réformes politiques, que des dissidents comme Gao Yu mettent en lumière les activités secrètes de l’Etat oppresseur, le visage humain respire et proclame : sans liberté d’expression, nous sommes tous réduits à l’état d’esclaves.
Mais, chaque fois, la botte du PCC s’abat de nouveau sur le visage. En 1989, il a envoyé les tanks écraser les manifestants désarmés de Tiananmen. En 2009, il a emprisonné le leader du mouvement de protestation Liu Xiaobo, coauteur de la Charte 08, puis il l’a empêché de récupérer le prix Nobel de la paix qu’il a reçu l’année suivante et, en 2017, il l’a humilié jusque dans la mort en orchestrant ses funérailles et en forçant sa famille à disperser ses cendres, sans cérémonie, dans la mer.
Fang Bin a disparu, Xu Zhiyong est en prison, Gao Yu et d’innombrables autres dissidents comme Ding Zilin, qui persistent courageusement à arracher le massacre de la place Tiananmen à l’amnésie imposée par l’Etat, sont placés sous une extrême surveillance. A Hongkong, le parti a violé la Déclaration conjointe sino-britannique, tabassé des protestataires et arrêté ses principaux détracteurs. Au Tibet, des décennies d’oppression du PCC ont poussé 156 Tibétains à s’immoler par le feu.
Contre les Ouïgours, les pires atrocités
En vérité, tout le monde en Chine est otage. Certains sont plus riches que d’autres, certains sont plus conscients que d’autres des barreaux de prison qui les entourent, mais tous les Chinois ont été mentalement incarcérés par le PCC. Tous ont été privés du droit humain le plus fondamental : la liberté de pensée. En son absence, l’être humain ne se respecte plus, il n’est plus capable de respecter autrui ni de ressentir de la compassion pour lui. La Chine a beau être riche, ces soixante-dix années de règne du PCC ont jeté le pays dans un abîme moral toujours plus profond.
On ne peut établir de hiérarchie de la misère, juger que la mort ou la persécution d’une personne ou d’un peuple est pire que celle d’autres personnes ou d’autres peuples. Mais l’horreur de la situation actuelle au Xinjiang semble appartenir à une catégorie à part.
Les images de détenus ouïgours, les mains enchaînées et les yeux bandés, la tête rasée et inclinée, que l’on entasse dans des trains ; les images de camps d’internement installés à la va-vite, hérissés de miradors, enclos de barbelés et de murs élevés ; celles de prisonniers forcés à sourire et à chanter devant les équipes d’inspection étrangères, les yeux embués de désespoir ; les récits de tortures, de viols, de stérilisations forcées et d’endoctrinement racontés par les rares Ouïgours qui ont réussi à s’enfuir.
Ces images et ces histoires rappellent les pires atrocités du XXe siècle. Au nom de la « lutte contre le terrorisme », un peuple et une culture sont en train d’être exterminés. Déterminé à anéantir tout ce qu’il perçoit comme une menace pour son pouvoir, le PCC abat ainsi sa botte sur tout un groupe ethnique, dans le but de faire disparaître le peuple ouïgour tout entier.
Il est effroyable que, pour sauver quelques accords commerciaux crasseux avec la Chine, les dirigeants politiques des démocraties occidentales ne fassent guère plus qu’accorder l’asile à quelques citoyens hongkongais et exprimer leur « inquiétude » à propos des violations des droits humains par la Chine.
Alors que l’économie chinoise croît, et que les valeurs du PCC se propagent au-delà des frontières du pays, la liberté d’expression, les valeurs progressistes et le renqing – cette propension essentielle à la gentillesse et à la compassion – sont de plus en plus menacés. A moins que les dirigeants occidentaux ne défendent, non plus avec une politique de la canonnière et des discours creux mais avec un engagement sans faille, les valeurs de la liberté et de la fraternité, chères aux Lumières, et de la raison. Celles-ci devraient former les fondations de tout pays civilisé.
Ma Jian est un écrivain chinois en exil. Il est notamment l’auteur de « Beijing Coma » (Flammarion, 2008) et de « La Route sombre » (Flammarion, 2014).
Traduit du chinois vers l’anglais par Flora Drew, puis de l’anglais au français par Valentine Morizot.
Ma Jian(Ecrivain)
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