Législatives 2022 : quand la gauche lutte pour l’émancipation en France mais cautionne l’oppression ailleurs

Un point de vue souvent contestable mais très éclairant et  à méditer (Cla)

Pour les électeurs de gauche qui épousent le programme social et écologique de Jean-Luc Mélenchon, il est douloureux de devoir composer avec ses positions sur le pouvoir russe, sur la Syrie ou avec ses silences sur le sort des Ouïgours en Chine

Par Jean Birnbaum

Publié par Le Monde. 9 juin 2022

 

Analyse. En 1936, un écrivain signe une lettre magnifique, qui tient une place d’honneur dans les archives de la lucidité. Le militant libertaire Victor Serge (1890-1947) s’adresse à André Gide, compagnon de route du Parti communiste français. Quand il interpelle le célèbre auteur français, Victor Serge sort à peine des geôles soviétiques. Né à Bruxelles dans une famille modeste, il aura été de tous les combats. En 1919, il se bat aux côtés des bolcheviques. Exclu du Parti en 1928, puis arrêté, il a connu les procès truqués, les camps, le climat de délation généralisée, qu’il décrira dans ses romans, à commencer par S’il est minuit dans le siècle (1939), son chef-d’œuvre.

Il est libéré en 1936 grâce à une campagne internationale menée par André Malraux, Romain Rolland et André Gide. La lettre qu’il envoie plus tard à ce dernier conjugue gratitude et franchise. Il y exhorte l’auteur des Nourritures terrestres à rompre avec l’aveuglement et à reconnaître les immenses crimes commis au nom de l’idéal communiste : « Si je vous comprends vraiment, cher André Gide, votre courage a toujours été de vivre les yeux ouverts, note-t-il. Vous ne pouvez pas les fermer aujourd’hui sur cette réalité. » Ainsi, demande Victor Serge, peut-on prétendre combattre le fascisme en Europe quand on cautionne l’épuration de masse en Russie ? Il prévient : « Nous faisons front contre le fascisme. Comment lui barrer la route avec tant de camps de concentration derrière nous ? »

Avec ce courrier, Victor Serge transmettait le flambeau d’une tradition certes minoritaire mais longtemps prestigieuse parmi les progressistes : celle d’une gauche antitotalitaire et internationaliste qui voulait maintenir vivante l’espérance socialiste malgré le cauchemar soviétique. Cet internationalisme antistalinien, qui héritait lui-même du cosmopolitisme des Lumières, affirmait un principe simple : on ne peut prétendre lutter pour l’émancipation ici quand on cautionne l’oppression ailleurs. Ce principe a largement structuré ce qu’on appelle « la gauche », bien au-delà de ses seules franges révolutionnaires. Au fil du temps et à travers les épreuves (guerre d’Espagne, conflits coloniaux…), il aura été maintes fois malmené. Notre époque nous permet de vérifier qu’il est maintenant mort et enterré.

Paradoxe douloureux : en France, l’homme qui aura joué le rôle de fossoyeur est aussi celui dont on aurait pu attendre qu’il sauve cette morale internationaliste. Car enfin, Jean-Luc Mélenchon, désormais chef tout-puissant des gauches françaises, n’a-t-il pas été formé à l’école du trotskisme ? N’a-t-il pas lu les textes des dissidents antistaliniens, et notamment ceux de Victor Serge, qu’aimaient citer ses anciens camarades lambertistes ? N’a-t-il pas été imprégné par le souci du monde qui fait depuis toujours l’identité de cette maigre troupe révolutionnaire ? En théorie, si. Dans un entretien publié par la Revue internationale et stratégique (n° 100, 2015), il déclarait d’ailleurs : « J’ai toujours considéré que la géopolitique commandait la politique. » Mais, justement, si l’on prend M. Mélenchon au mot, et si l’on admet que sa géopolitique « commande » sa politique, alors il apparaît que celle-ci vise autre chose qu’un avenir d’émancipation. L’histoire de ses prises de position, même récentes, l’atteste.

Les plus notables concernent encore la Russie. Non plus celle de Staline, mais celle de Poutine. Si l’on s’en tient aux tragédies syrienne et ukrainienne, on constatera à quel point M. Mélenchon a épousé le récit du pouvoir russe. Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, en février, on ne trouve chez le dirigeant « insoumis » que de très rares réserves à l’égard des agissements du Kremlin. Au contraire, ses déclarations sont empreintes d’enthousiasme. En 2014, alors que la Russie vient d’envahir la Crimée, il se félicite sur son blog : « Bien sûr que la Crimée est “perdue” pour l’OTAN ! Bonne nouvelle ! Il faut espérer que du coup, la bande de provocateurs et d’agités qui dirigent la manœuvre va se calmer pour un temps. »

La même année, quand le président François Hollande renonce à livrer les navires de guerre Mistral à la Russie, l’ancien sénateur de l’Essonne dénonce « une trahison insupportable ». En 2015, lorsque l’opposant russe Boris Nemtsov est tué à Moscou, il déplore que Vladimir Poutine soit « la première victime de cet assassinat ». En 2016, lui qui s’est opposé à toute intervention française en Syrie déclare que le président russe va « régler le problème » avec ses bombardiers. Deux ans plus tard, en visite à Moscou, il se déclare « en campagne contre la diabolisation de Poutine » et rencontre des propagandistes engagés aux côtés des séparatistes pro-Russes en Ukraine.

On connaît la suite, la guerre d’agression livrée par Poutine. Une offensive dont le leader de La France insoumise aura martelé jusqu’au bout qu’elle n’était qu’un épouvantail agité par les Américains. « Ce sont les Etats-Unis qui sont dans la position agressive, et non la Russie », assure-t-il encore à la fin du mois de janvier 2022, alors que Moscou a déjà massé 150 000 soldats à la frontière ukrainienne. Bien sûr, on objectera que Mélenchon a, depuis, pris ses distances avec Poutine, allant jusqu’à le condamner fermement, une fois la guerre déclenchée. Mais ce retournement tardif ne saurait effacer l’accumulation intraitable des complaisances.

Chez Mélenchon, une telle indulgence envers l’autocratie russe n’a eu d’égale que l’hostilité pavlovienne à l’égard de la démocratie américaine. Pour lui, il ne s’agit nullement d’en critiquer les failles sociales, les fractures raciales ou les pulsions impérialistes. A ses yeux, l’Amérique en tant que telle est une entité malfaisante, au point de constituer « le premier problème du monde ». En 2012, il précisait : « Les Yankees représentent tout ce que je déteste. »

On pourrait aussi se pencher sur d’autres aspects de la géopolitique de M. Mélenchon, qu’il qualifie souvent de « non-alignée », parfois d’« écosocialiste ». Rappeler son refus de condamner la chasse aux Ouïgours menée par la Chine. Evoquer la situation du Venezuela et la répression de ces opposants que le leader de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) s’empresse d’assimiler à une horde de fascistes. Citer encore bien d’autres exemples illustrant ceci : la conception du monde qui est celle de l’« insoumis » en chef l’a amené à soutenir des chefs écrasant la moindre insoumission.

Quand ces faits sont mentionnés, nombreux sont les partisans de Mélenchon qui crient à la diversion : à les entendre, quiconque en parle « roule pour Macron » et/ou « fait le jeu de Le Pen ». Pourtant, ils ne pourront évacuer éternellement la question-clé, celle qui travaille beaucoup des potentiels électeurs de la Nupes : pourquoi ? Pourquoi diable faut-il que le seul leader capable de rassembler la gauche en France soit celui qui cautionne tant d’infamies ailleurs ? Moi qui tiens aux droits des minorités, n’ai-je d’autre choix que d’épauler celui dont les diatribes contre la cause tibétaine sont reprises par la propagande chinoise ? Moi qui rêve de justice sociale, suis-je condamné à acclamer celui qui a longtemps misé sur le « sang-froid de Vladimir Poutine » pour maintenir la paix en Ukraine ? Moi qui suis partisan d’une vraie révolution écologique, me faut-il soutenir celui qui a trouvé nécessaire, en 2017, de mettre en doute l’usage d’armes chimiques par le dirigeant syrien Bachar Al-Assad ? Comment ne pas y songer quand on a en tête le documentaire de Waad Al-Kateab et Edward Watts, Pour Sama (2019), qui montre la vie quotidienne d’un couple et de son bébé, à Alep, sous les bombes russes ? Ou quand on entend le récit des rescapés de Boutcha, en Ukraine, racontant les exécutions, les viols, les corps suppliciés ? Pour défendre les services publics en France, faut-il vraiment oublier les bébés d’Alep, les femmes de Boutcha, s’en remettre à quelqu’un qui a si longtemps collé aux discours de leurs bourreaux ?

Le prix à payer

Il y a là une contradiction périlleuse. Parmi les soutiens de M. Mélenchon, certains en ont évidemment conscience. En privé, ils n’hésitent pas à confier que les positions « internationales » de leur héraut sont accablantes. Cela ne les empêche pas de continuer à le soutenir, en vertu d’un calcul qui fonde la « realpolitik » moderne, et qui a fait couler tant de sang au XXe siècle : on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. D’accord, « Jean-Luc » déraille un peu sur la Syrie… mais c’est le prix à payer pour que la gauche ait une chance de revenir au pouvoir. Certes, on se passerait bien des complaisances de « Jean-Luc » envers les pouvoirs russe, chinois, vénézuélien ou cubain… mais il est le seul à pouvoir fonder ici une VIe République. Qu’ils soient d’accord ou non avec leur chef, les militants de La France insoumise font donc bloc derrière lui, comme ceux des partis désormais ralliés, socialistes, communistes ou écologistes.

Ce faisant, ils font un pari risqué : non seulement ils renoncent à l’idée que la géopolitique « commande » la politique, selon le mot de Mélenchon lui-même, mais ils misent sur le fait que la géopolitique compte pour rien. C’est ce qu’a suggéré l’une des figures de La France insoumise, Manuel Bompard, peu avant le premier tour de l’élection présidentielle. Balayant les critiques qui visent les options internationales de son patron, il tranchait dans Le Journal du dimanche, le 6 mars : « Ça ne nuira pas à notre dynamique. »

Si les prochaines élections législatives lui donnaient raison, deux conclusions s’imposeraient : en termes pragmatiques, c’est-à-dire pour ce qui concerne la conquête du pouvoir et des postes associés, la realpolitik mélenchonienne aura payé ; en termes historiques, néanmoins, la gauche aura prouvé qu’elle peut désormais se moquer du monde, c’est-à-dire renoncer à cette éthique internationaliste sans laquelle Victor Serge disait qu’on ne saurait « maintenir le socialisme au-dessus des boues ».

Jean Birnbaum