Les ambiguïtés du pape François sur la guerre en Ukraine

Publié le 12 mai 2022   Le Monde 

Par Cécile Chambraud
 

Le chef de l’Eglise catholique appelle avant tout à l’arrêt des combats, sans désigner clairement la Russie comme l’agresseur. Il a même critiqué le rôle de l’OTAN.

. Est-il juste de fournir à l’Ukraine des armements pour qu’elle puisse se défendre contre l’agression de la Russie ? Cette question, posée dans un entretien au quotidien Corriere della Sera publié le 3 mai, le pape François l’a laissée en suspens. « Je ne sais pas comment répondre », a-t-il reconnu. Cette impasse morale avouée résume les difficultés sur lesquelles bute, avec l’invasion de l’Ukraine, la conception de la guerre qu’a développée le pape argentin au fil de son pontificat.

Cet entretien au journal italien permet d’éclairer la position si particulière et non exempte d’hésitation du chef de l’Eglise catholique depuis le début du conflit. Elle se caractérise par un refus total de la guerre, des appels à l’arrêt des combats, une application à ne pas incriminer nommément Vladimir Poutine et à ne pas faire porter la responsabilité du conflit à la seule Russie. Dans le même entretien, François critique le rôle de l’OTAN dont les « aboiements aux portes de la Russie » auraient poussé le chef du Kremlin à passer à l’action militaire.

Cette position, qui peut donner l’impression de placer les deux belligérants au même niveau de responsabilité, a engendré des initiatives mal comprises du côté ukrainien, comme la visioconférence du pape et de Kirill, le chef de l’Eglise orthodoxe russe, le 16 mars. A Pâques, le Vatican a dû renoncer à faire dire une méditation conjointement par une Ukrainienne et une Russe, une initiative critiquée car considérée comme aveugle à la différence entre agresseurs et agressés par les autorités et les catholiques ukrainiens.

François a souvent refusé, pas seulement à propos de l’Ukraine, de reprendre à son compte le concept de « guerre juste ». Cette notion très ancienne, que la pensée chrétienne a contribué à définir, figure pourtant dans le catéchisme de l’Eglise catholique, document doctrinal publié en 1992, sous Jean Paul II. Elle est assortie de strictes conditions. Pour être juste, une guerre doit être un acte de « légitime défense », n’intervenir qu’après l’échec d’autres moyens pour faire cesser un dommage « durable, grave et certain », avoir des chances « sérieuses de succès » et ne pas conduire à des « maux ou des désordres plus graves que le mal à éliminer ». La guerre d’agression, elle, est qualifiée d’« intrinsèquement immorale ».

En réalité, la menace nucléaire a, depuis 1945, défié cette théorie. Six mois après la crise des missiles de Cuba, en 1963, l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII appelait à substituer « la confiance mutuelle » à « l’équilibre des armements » et à fixer pour objectif « la proscription de l’arme atomique ». Le concile Vatican II (1962-1965) prenait acte de ce que les nouvelles armes de destruction massive « force[nt] à reconsidérer la guerre dans un esprit entièrement nouveau », condamnait la course aux armements et prônait l’élimination de l’arsenal nucléaire.

Impératif du désarmement

Chez François, qui se réclame de Vatican II, l’impératif du désarmement domine, ce qui l’a conduit à franchir un pas que n’avaient pas fait ses prédécesseurs. Alors qu’en 1982, en pleine crise des euromissiles, Jean Paul II jugeait encore « moralement acceptable » la dissuasion nucléaire « comme une étape sur la voie d’un désarmement », François condamne, depuis 2017, « la possession » même de l’arme atomique, et donc la dissuasion nucléaire. D’autre part, il dénonce sans relâche les responsabilités des pays tiers dans les conflits, en particulier à travers les ventes d’armes. Qu’est-ce qui relie selon lui « la Syrie, le Yémen, l’Irak » et l’Ukraine ? « Dans chacune de ces guerres », affirme-t-il dans le Corriere della Sera, on trouve « des intérêts internationaux »« En Ukraine, ce sont les autres qui ont créé le conflit », ajoute-t-il. L’OTAN et ses « aboiements » font-ils partie de ces autres ? Certains voient dans cette accusation la trace d’une méfiance très latino-américaine envers les Etats-Unis.

Cette posture fait-elle de François un pacifiste intégral ? En 2013, quand s’était posée la question d’une intervention occidentale en Syrie, il s’y était opposé. Un an plus tard, à l’été 2014, il a en revanche concédé la licéité d’une action militaire contre l’organisation Etat islamique en Irak. Cette fois, la guerre juste avait repointé son nez. « Dans ces cas où il y a une agression injuste, je peux dire seulement qu’il est licite d’arrêter l’agresseur injuste. Je souligne le verbe arrêter. Je ne dis pas bombarder, faire la guerre. (…) Combien de fois, avec cette excuse d’arrêter l’agresseur injuste, les puissances se sont emparées des peuples et ont fait une vraie guerre de conquête ! », avait-il dit. Aujourd’hui, pousserait-on à une guerre de conquête en livrant des armes à l’Ukraine ?

 

Les ambiguïtés du Vatican sur la guerre en Ukraine portent l’héritage des virages successifs de sa politique vis-à-vis du monde slave : ouverture destinée à desserrer l’étau des régimes communistes dans les années 1960-1970, suivie d’un affrontement plus direct sous Jean Paul II, puis, après la chute du Mur, sous Benoît XVI, d’une politique de main tendue à une région perçue comme une sorte de conservatoire de « valeurs » chrétiennes. François a poursuivi cette démarche. Il a fini par rencontrer Kirill, le chef de l’Eglise orthodoxe russe, à Cuba, en 2016, deux ans après l’annexion de la Crimée.

Le volontarisme œcuménique du pape argentin demeure, malgré la guerre. En revanche, un froid semble finalement tombé sur ses relations avec Kirill, qui soutient l’invasion de l’Ukraine depuis le premier jour. Le patriarcat de Moscou a jugé « regrettable » que le pape « ait choisi un ton inapproprié » en reprochant à Kirill de se comporter en « enfant de chœur de Poutine ». Leur rencontre, prévue en juin, est reportée sine die. Aura-t-il plus de succès avec Vladimir Poutine, à qui il a publiquement offert une rencontre ?

Cécile Chambraud