« Les inégalités compromettent tous nos objectifs sociaux et environnementaux » : lettre au secrétaire général de l’ONU et au président de la Banque mondiale

Tribune

Publié le 19 juillet 2023     LE MONDE par Joseph Stiglitz et Jayati Ghosh (Economistes)

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Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, l’économiste Jayati Ghosh ainsi que plus de 230 cosignataires appellent, dans une déclaration publiée par « Le Monde » et le « Guardian », à renforcer les objectifs de lutte contre l’accroissement des inégalités.

En tant qu’économistes et responsables engagés dans la lutte contre les inégalités extrêmes dans le monde, nous en appelons à votre leadership afin de garantir que les Nations unies, à travers leurs objectifs de développement durable, ainsi que la Banque mondiale soutiennent de nouveaux objectifs et indicateurs stratégiques vitaux, permettant de redoubler les efforts pour lutter contre les inégalités extrêmes croissantes.

Nous vivons une époque d’inégalités économiques extraordinairement élevées. L’extrême pauvreté et l’extrême richesse ont augmenté fortement et simultanément pour la première fois en vingt-cinq ans. Entre 2019 et 2020, les inégalités mondiales ont augmenté plus rapidement qu’à n’importe quel autre moment depuis la seconde guerre mondiale.

Les 10 % les plus riches de la population mondiale perçoivent actuellement 52 % du revenu mondial, tandis que la moitié la plus pauvre de la population n’en gagne que 8,5 %. Des milliards de personnes sont confrontées aux terribles difficultés de la hausse des prix alimentaires et de la faim, tandis que le nombre de milliardaires a doublé au cours de la dernière décennie.

Nous savons que les fortes inégalités compromettent tous nos objectifs sociaux et environnementaux. Le rapport sur le développement dans le monde de 2006, ainsi que de nombreuses autres études ont montré que les inégalités extrêmes que nous observons aujourd’hui ont un effet destructeur sur la société. Elles corrodent notre politique, détruisent la confiance, entravent notre prospérité économique collective et affaiblissent le multilatéralisme. Nous savons également que, sans leur forte réduction, le double objectif de mettre fin à la pauvreté tout en prévenant l’effondrement du climat sera clairement en tension.

Pas de surveillance adéquate

En 2015, tous les gouvernements du monde ont pris une décision historique en se fixant un objectif de développement durable pour réduire les inégalités (ODD10). Pourtant, et de surcroît à la suite de la pandémie de Covid-19 puis à la crise mondiale de l’inflation, les inégalités se sont aggravées à de nombreux égards. L’ODD10 reste largement ignoré. Tout aussi troublant, la principale cible de ce projet, basée sur l’objectif de prospérité partagée de la Banque mondiale, ne mesure pas ou ne surveille pas de manière adéquate les principaux aspects des inégalités. Les données des enquêtes auprès des ménages montrent qu’un pays sur cinq affichant une tendance positive en matière de « prospérité partagée » a simultanément vu les inégalités augmenter selon d’autres indicateurs, comme le ratio de Palma (un indicateur des inégalités inventé en 2011 par l’économiste chilien Gabriel Palma), y compris dans des pays comme la Mongolie, le Chili ou le Vietnam.

Cet été, nous avons une occasion unique de renforcer notre détermination à réduire cette profonde fracture et d’envoyer un signal clair aux populations du monde entier : les institutions conçues pour les servir sont réellement déterminées à mettre fin à la crise des inégalités extrêmes.

Nous devons renforcer les objectifs existants. Nous devons agir, dès à présent, pour parvenir à un accord en faveur du renforcement des cibles et de la mesure de l’ODD10, en examinant les inégalités à la fois entre les pays et en leur sein, en utilisant des indicateurs qui mesurent la richesse ainsi que les inégalités de revenus. Nous sommes heureux que la Banque mondiale revoie son objectif de « prospérité partagée » : la nouvelle direction a donc une formidable occasion de renforcer cet objectif de lutte contre les inégalités en examinant l’ensemble du spectre de la répartition des revenus et des richesses.

Soutenir des objectifs plus ambitieux

Il y a eu des progrès significatifs dans la collecte des données sur les inégalités. Des estimations plus précises des revenus les plus élevés favorisent l’avènement de nouvelles politiques ancrées dans une analyse distributionnelle claire de l’impact des changements de politique. Celles-ci doivent être systématisées et poussées plus loin, pour permettre une étude des inégalités en haut de l’échelle par chaque gouvernement. Ce sera le seul moyen d’assurer un large consensus politique autour de la transformation de nos économies vers un avenir zéro carbone.

Les objectifs comptent. Le leadership compte. La Banque mondiale et les objectifs de développement durable pour réduire les inégalités de l’ONU sont les mieux placés pour mobiliser en faveur de la réduction des inégalités dont notre monde si divisé a si urgemment besoin aujourd’hui. Nous vous demandons de saisir cette occasion pour soutenir des objectifs plus ambitieux et de meilleurs référentiels, tant pour la richesse que le revenu, ainsi que les parts salariales du revenu national.

 

De plus, l’ODD10 n’est pas un objectif distinct et autonome : toutes les politiques économiques, financières et sociales doivent être évaluées en fonction de leur impact probable. Cela enverrait un signal clair de notre ambition collective de forger un monde plus égalitaire.

Parmi les cosignataires : François Bourguignon, ancien économiste en chef à la Banque mondiale, Ecole d’économie de Paris ; Lucas Chancel, enseignant à Sciences Po Paris, Laboratoire sur les inégalités mondiales, Ecole d’économie de Paris ; Helen Clark, ancienne première ministre de Nouvelle-Zélande (1999-2008), ancienne administratrice (2009-2017) du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)  ; Sandrine Dixson-Declève, présidente du Club de Rome ; Jayati Ghosh, professeur d’économie à l’université du Massachusetts, ancienne présidente du Centre d’études économiques et de planification de l’université Jawaharlal Nehru ; Ban Ki-Moon, ancien secrétaire général des Nations unies (2007-2016) ; Thomas Piketty, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris ; Kate Raworth, coautrice du rapport 1997-2001 du PNUD, enseignante associée à l’Environmental Change Institute, université d’Oxford ; Ismail Serageldin, ancien vice-président de la Banque mondiale (1992-2000), coprésident du Nizami Ganjavi International Center ; Joseph Stiglitz, professeur à l’université Columbia, ancien économiste en chef à la Banque mondiale ; Justin Yifu Lin, ancien économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, professeur à l’université de Pékin ; Gabriel Zucman, professeur à l’Ecole d’économie de Paris.

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