Les Russes se sentent comme du gibier face à un Etat prédateur invincible »

Un point de vue qui permet d'améliorer la connaissance que l'on peut avoir de la politique menée par Pourine

 

 Les Russes se sentent comme du gibier face à un Etat prédateur invincible »

Par Emmanuel Grynszpan Publié le 07 octobre 2022    LE MONDE

Dans un entretien au « Monde », le romancier moscovite en exil Dmitri Gloukhovski explique que les Russes ne soutiennent pas réellement la guerre en Ukraine. Leur passivité s’explique par la peur, et l’emprise qu’exerce Vladimir Poutine sur la société.

Dmitri Gloukhovski, 43 ans, est un célèbre écrivain russe de science-fiction. Son premier roman, paru en 2005, Métro 2033, qui décrit un monde apocalyptique dans lequel les derniers hommes survivent dans les profondeurs souterraines, a rencontré un immense succès populaire en Russie. Mais aussi à l’étranger, où il a été traduit dans une vingtaine de langues. Résidant en Europe depuis le mois de janvier, il risque jusqu’à dix ans de prison en Russie pour avoir « discrédité les forces armées » en postant sur son compte Instagram ces mots : « Non à la guerre en Ukraine. Admettez que c’est une véritable guerre contre l’ensemble du peuple ukrainien et arrêtez-la ! »

 

Comment avez-vous réagi, le 24 février, à l’invasion russe de l’Ukraine ?

J’ai ressenti comme un rideau noir tomber devant mes yeux ; peut-être s’agissait-il d’une poussée d’adrénaline… Je me suis posé la question d’en parler, ou pas, sur mon compte Instagram, que suivent 200 000 abonnés. Je savais cela m’exposerait au risque de ne pas pouvoir retourner en Russie et de perdre tout ce que je possède là-bas. Pendant trente secondes, j’ai hésité. Puis j’ai pensé à mes amis en Ukraine. Et j’ai compris qu’il m’était impossible de faire comme s’il n’y avait pas de guerre. Tout était trop noir et blanc : l’agresseur et l’agressé ; la victime et le bourreau. Je ne pouvais pas garder le silence et j’ai donc décidé d’écrire un post contre la guerre sur Instagram.

Six mois plus tard, le 21 septembre, le président russe Vladimir Poutine a ordonné une « mobilisation partielle » et organisé des simulacres de référendum dans les zones occupées d’Ukraine. Pour beaucoup, ce fut un autre choc. Et pour vous ?

Il y a trois journées où ce voile noir est tombé devant mes yeux. La première est le 24 février. La deuxième correspond à la révélation des crimes de Boutcha [le 1er avril, quand les forces ukrainiennes sont revenues dans cette ville de la banlieue de Kiev occupée par les Russes]. Pour moi, en tant qu’individu et écrivain, c’est incompréhensible d’un point de vue psychologique : comment des soldats, combattant depuis deux semaines à peine, pouvaient-ils commettre de tels crimes de guerre ?

La troisième journée est celle du 21 septembre, quand j’ai compris que personne en Russie n’arrêterait Poutine, alors qu’il embarquait le pays dans une guerre totale. Car cette guerre n’est pas seulement dirigée contre l’Ukraine. Elle est aussi dirigée contre la Russie, contre le peuple russe. C’est une guerre contre l’avenir de la Russie, pour maintenir en esclavage son peuple, afin que Poutine puisse maintenir son régime politique dans le sang, même après sa mort.

 

Pourquoi la réaction de la population russe est-elle si faible ? Pourquoi voit-on si peu de gens dans la rue, même après l’annonce de la mobilisation ?

Je pense qu’il y a deux facteurs. Le premier est la peur. Le souvenir de l’époque stalinienne et de la répression imprègne chaque famille, à travers les récits des grands-parents et l’éducation transmise par les parents. Tous ceux qui vivent dans notre pays aujourd’hui ont reçu cette « bonne » éducation selon laquelle contredire les autorités ne mène à rien de bon et la punition est inévitable. La coexistence entre l’Etat et l’individu est comparable à celle d’un prédateur invincible et de petits animaux tentant de se cacher derrière lui. Il ne faut pas attirer son attention, ne pas croiser son chemin. Ne l’irriter en aucun cas. C’est la condition pour mener une existence paisible. Jusqu’à ce que, par malheur, ce prédateur vous écrase et vous dévore.

La stratégie habituelle des gens consiste à faire semblant d’être invisibles. C’est pourquoi le seul mouvement de masse que nous observons dans l’ensemble du pays est un mouvement migratoire. Les gens fuient parce que c’est la seule chose dont ils se sentent capables. Personne ne croit qu’une protestation aboutisse à un résultat. Au cours des vingt dernières années, Poutine a réprimé, systématiquement. Pas aussi cruellement et massivement qu’à l’époque de Staline. Mais il a su démembrer l’opposition – partiellement apprivoisée, partiellement castrée, partiellement détruite ou poussée à l’exil. Même chose pour tous les mouvements sociaux, de jeunesse, jusqu’aux supporteurs de football et aux organisations d’anciens combattants. Tous, d’une manière ou d’une autre, sont détruits ou contrôlés par l’administration présidentielle et le Service fédéral de sécurité [FSB]. Il ne reste personne pour organiser la résistance.

 

Les gens sont en outre convaincus que la protestation ne mène à rien, contrairement aux Ukrainiens qui sont allés place Maïdan à Kiev [en février 2014], ont renversé le gouvernement et forcé le pouvoir à renoncer au trucage des élections. Ici, les manifestations n’ont été massives qu’après de courtes périodes de dégel. Le million de manifestants à Moscou de 1991 avait été précédé par six ans [de perestroïka] durant lesquels critiquer les autorités était autorisé. Peu à peu, on s’était débarrassés de la peur…

Sous Poutine, aucun mouvement de protestation n’a atteint son objectif : ni pour l’annulation des législatives truquées de 2010, ni contre le retour de Poutine au Kremlin en 2011, ni contre la révision de la Constitution en 2020, ni pour condamner l’empoisonnement [en 2020] puis l’emprisonnement [en février 2021] d’Alexeï Navalny. Lors des manifestations en soutien à cet opposant, à Moscou et Saint-Pétersbourg, la police a frappé des manifestants non violents. Les manifestants se comportent toujours avec une extrême retenue, se laissent tabasser et embarquer sans jamais attaquer la police. La passivité et la soumission ne sont pas génétiques, elles viennent de notre éducation familiale, modelée par un autoritarisme féroce détruisant tout espoir. Les Ukrainiens ont subi les mêmes traumatismes et les mêmes souvenirs familiaux. Pourtant, eux ont fait plier par deux fois leurs autorités.

 

Dans un entretien accordé au « Monde » depuis sa cellule, en août, l’opposant russe Ilia Iachine défend la stratégie légaliste et non violente de l’opposition russe. Selon lui, le pouvoir ne reculera pas devant un bain de sang, ce qui rend la voie ukrainienne impossible en Russie…

A de très rares exceptions près – le meurtre d’Anna Politkovskaïa [en 2006], celui de Boris Nemtsov [en 2015] et la tentative de meurtre d’Alexeï Navalny –, l’autoritarisme de Poutine est resté modéré. On a « joué » à l’opposition plutôt que de s’y engager réellement. C’était probablement une forme de loisir et une façon de se sentir du côté du « bien » pour un coût raisonnable réparti entre tous les manifestants : vous risquiez une amende et quinze jours de prison. Et pour ce prix, vous pouviez vous sentir comme un héros de la résistance. Poutine l’a compris et a fait en sorte de ne pas radicaliser les protestataires. Il s’agit d’une stratégie délibérée de gestion politique sur un mode autoritaire.

Aujourd’hui, la situation est différente. Le régime s’est transformé en dictature. Jusqu’ici, la guerre apparaissait sur l’écran de télé comme une émission psychothérapeutique permettant de détourner l’attention des gens de leurs problèmes réels, pour rediriger leur frustration vers la sécurité nationale. La majorité ne prêtait pas attention à l’opposition. Les gens ne voyaient pas le lien direct entre le manque de liberté et le risque de devenir de la chair à canon. Maintenant, ils font le lien, même s’ils sont encore un peu dans le brouillard de la propagande.

S’ils ne voient pas le lien entre la montée de l’autoritarisme et la guerre actuelle, cela signifie-t-il que les Russes ne sont pas collectivement responsables du bain de sang en Ukraine ?

Si nous prenons comme repère la responsabilité du peuple allemand envers les crimes de guerre perpétrés par les nazis, les crimes contre l’humanité et la Shoah, alors, bien sûr, le niveau d’implication de la population dans l’effort de guerre est moindre. En Russie, il n’y a jamais eu de files d’attente de volontaires aux points de recrutement. L’armée russe a perdu près de la moitié de son personnel. Elle n’a pas trouvé de volontaires, malgré un salaire de 5 000 euros – ce qui est énorme pour les provinces où les salaires sont vingt fois moindres.

Poutine doit recruter dans les prisons, parmi les criminels, les assassins et les violeurs. Cela suggère que la guerre n’a pas été réellement soutenue par le peuple russe, malgré les chiffres des sondages d’opinion. Les régimes autoritaires prennent le contrôle des médias et des instituts de sondage afin de simuler l’approbation des dirigeants par l’opinion. Les sondages ne comptent pas. Ce qu’il faut mesurer, c’est le soutien de la guerre dans les actes. Or, à l’exception d’une minorité agressive, très active sur les réseaux sociaux et encouragée par les propagandistes de Poutine, il n’y a pas de soutien. La plupart des gens se sont simplement cachés, et ont fait semblant que rien ne se passait.

 

Cette passivité a pourtant permis à Poutine de consolider son pouvoir pendant plus de vingt ans, ce qui a mené à la situation actuelle…

Cette passivité s’est accrue. Elle n’est pas un effet secondaire, mais le résultat délibéré des actions du régime, conduisant la population, après la liberté de la perestroïka et des années Eltsine [1991-1999], vers un état de soumission. C’est le résultat de vagues massives de contre-réformes, qui répondaient aux victoires de la rue ukrainienne, aux deux révolutions de Maïdan. Les citoyens russes ont progressivement perdu leurs derniers leviers d’influence sur la politique fédérale, puis régionale, puis municipale. Je comprends que l’on blâme les Russes, mais je ne crois pas que la population soit complice. Ceux qui sont coupables sont ceux qui ont exécuté des ordres criminels, bombardé des villes ukrainiennes, visé des civils.

À votre avis, qui a ordonné la destruction de Marioupol, Volnovakha, Popasna et des autres villes ukrainiennes rasées par l’armée russe ?

J’ignore si Poutine a ordonné d’effacer Marioupol de la surface de la Terre. Il est difficile de dire s’il donne personnellement ces ordres, mais il n’y a aucun doute sur le consensus au sein du haut commandement militaire, pour lequel la fin justifie les moyens. Cela dit, Poutine étant un individu très prudent, il n’a probablement laissé aucun ordre écrit. Or, l’initiative de la guerre lui revient. Il l’a imposée à ses élites puis, à travers les élites, à la bureaucratie et ensuite à toute la population.

A la veille de la guerre, [le 21 février], nous avons vu à la télévision une réunion du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie. Personne ne croyait alors à une grande guerre interétatique à la manière du XXe siècle, avec une invasion de chars, des bombardements massifs, etc. Tous les membres du Conseil de sécurité avaient des mines pathétiques et décontenancées. Poutine les a mis au pas, ridiculisant certains d’entre eux. Ce spectacle n’était nécessaire que pour étendre la responsabilité de la guerre à tous les membres du conseil, afin qu’aucun d’entre eux ne puisse se dédire par la suite. Il a mouillé tout le monde : les députés du Parlement et du Sénat, le cabinet ministériel, puis l’ensemble de l’appareil bureaucratique, jusqu’aux directeurs d’école, aux chefs des bureaux de recrutement militaire, aux policiers locaux, etc.

Il peut paraître étonnant de voir le Parlement russe adopter à l’unanimité des lois cannibales comme en Corée du Nord, alors que personne n’est fusillé dans notre pays. C’est parce qu’on entre au service de l’Etat sur le principe de la sélection négative : n’y entrent que les pires. Ceux sur qui les services de renseignement possèdent des informations compromettantes. Quiconque capable de rester indépendant du système ou n’ayant rien à se reprocher est exclu.

Poutine brandit de plus en plus souvent la menace nucléaire, alors qu’aucune puissance nucléaire ne l’a provoqué. Agit-il dans une logique nihiliste ?

La Russie ne possède qu’une armée limitée et dorénavant très affaiblie, inefficace. Les Ukrainiens ont détruit l’armée professionnelle russe en six mois. Il n’y avait plus de soldats entraînés. Les pertes sont énormes, en personnel comme en armes. Ne reste que l’arme nucléaire. L’armée russe s’est avérée inefficace, désorganisée, répugnante et indisciplinée, démotivée.

Ensuite, ces dernières années, l’entourage de Poutine s’est transformé en une sorte de secte avec une mentalité très spécifique. Le niveau intellectuel dans cette bulle s’est considérablement dégradé. L’élite politique russe s’autorise quotidiennement à parler l’argot des bandits de rue, la langue des prisons. Même les diplomates russes sont contaminés, à l’instar du ministre [des affaires étrangères Sergueï] Lavrov, qui était initialement un diplomate brillant et cultivé. Nous avons tous assisté à la monstrueuse dégradation de sa personnalité. Tous semblent aujourd’hui devenus de vulgaires délinquants. Leurs discours tournent autour de l’humiliation, avec des références à violence sexuelle et carcérale – le tout dans un mélange d’arrogance et de mépris envers les Ukrainiens et les opposants russes.

Cette secte perçoit l’Occident comme faible, égoïste, corrompu et vénal. Il paraît dorénavant impossible d’acheter les Occidentaux ? Nous allons vous intimider en vous laissant croire que nous n’avons pas peur d’une guerre nucléaire totale, tandis que vous allez « faire » dans votre pantalon. Nous y sommes : le bâton nucléaire est brandi en permanence. Mais je ne crois pas à une frappe nucléaire, même tactique.

Si Poutine donne l’ordre d’utiliser une bombe nucléaire, la chaîne de commandement suivra-t-elle ? Le haut commandement militaire est-il à ce point subordonné qu’il pourrait autoriser une frappe atomique ?

Dans une situation normale, les généraux devraient saboter un tel ordre. Mais dans l’armée russe, chaque général est contrôlé par un capitaine du FSB, qui contrôle chacun de ses gestes et rend compte de tout. Par conséquent, l’armée russe n’est absolument pas un sujet et ne l’a jamais été, car elle a toujours été contrôlée par le KGB [services de renseignements soviétiques], puis par le FSB. On peut espérer que le bon sens prévaudra s’il y a un ordre direct, étant donné que le sort du monde entier en dépend. Les individus peuvent toujours se réveiller et refuser d’exécuter un ordre.

Pour moi, le plus grand mystère reste l’obéissance de l’élite à Poutine, alors que ses membres sont les plus grands perdants du conflit. Ils ont perdu leur mode de vie, l’accès à l’Occident où ils envoyaient leurs enfants pour recevoir une bonne éducation. Ils vivent aujourd’hui dans la peur, sachant que cette violence braquée sur l’extérieur peut à tout moment être redirigée vers eux. Car il faudra bien trouver un ennemi intérieur, un responsable de l’échec. Pourquoi se comportent-ils comme des otages hypnotisés ? Au départ, le contrat [informel] avec Poutine était complètement différent. L’élite actuelle n’est pas composée de révolutionnaires comme ceux qui entouraient Staline, arrivés au pouvoir dans le sang et la violence. Le risque de périr était initialement très faible. Les règles du jeu reposaient sur leurs capacités à piller le pays. Personne n’imaginait qu’on jouerait « pour de vrai » au stalinisme ! C’est la guerre personnelle de Poutine, pour satisfaire son propre complexe d’infériorité. Pour qu’il puisse s’inscrire comme un grand homme d’Etat dans les livres d’histoire et figurer aux côtés de Pierre le Grand, de la Grande Catherine, de Lénine et de Staline.

Les menaces nucléaires de Poutine sont-elles susceptibles de faire réagir les Russes dans le sens d’un rejet de la guerre ?

Les Russes ne croient pas vraiment en la menace nucléaire, d’autant plus qu’à l’intérieur du pays, ces menaces ont été entendues si souvent qu’elles ne font plus réagir. Au début, bien sûr, les gens étaient effrayés d’entendre ces propos à la télévision d’Etat. Mais quand vous l’entendez du matin au soir, cela devient un ronronnement. Ce n’est pas comme recevoir une convocation à votre nom venant du bureau de recrutement : là vous comprenez soudain que c’est votre tour.

 

Si Moscou perd la guerre, quelle est l’hypothèse la plus probable : une révolution de rue ou de palais ? Ou les deux sont-elles improbables ?

Jusqu’à présent j’imaginais un scénario où les sanctions occidentales continueraient à épuiser l’économie russe, à isoler le pays de plus en plus. Une situation où il devient évident pour tout le monde qu’il s’agit d’une impasse. Puis Poutine meurt dans cinq ou dix ans, sans avoir rempli ses objectifs. J’imaginais le dirigeant suivant issu de l’élite, mais susceptible de prendre une voie beaucoup plus pragmatique, avec une sortie de dictature à la manière de Salazar [au pouvoir au Portugal de 1932 à 1968] ou de Franco [en Espagne de 1936 à 1975], à la recherche d’une normalisation inéluctable.

Avec la mobilisation, le risque de coup d’Etat devient beaucoup plus élevé, de même que le scénario d’une insurrection. Mais il ne faut pas oublier que Poutine s’y est préparé, avec tous ses flics dorlotés par le pouvoir pendant des années. Ceux-là, personne ne les envoie à la guerre, ils restent déployés dans les centres urbains. Leur rôle demeure la dispersion des manifestations. Ils ont été armés le mieux du monde – par des équipements français, soit dit en passant. Poutine n’a pas l’intention de sacrifier cette garde prétorienne.

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Emmanuel Grynszpan